Pensée Parallèle – A. Bettik

CHICAGO TIMES, le 22 juin

Le Cas Des Enfants Possédés, DU NOUVEAU…

CHICAGO— C’est hier, peu avant 15 heures, qu’un homme d’une quarantaine d’années s’est jeté sous la rame du métro de la station « Orville ». L’homme s’est approché des rails, s’est brusquement retourné vers les gens qui le regardaient, laissa tomber un cahier-agenda par terre et se laissa basculer sur les rails au moment même où le métro entrait dans la station.

L’identité de l’homme, tué sur le coup, reste un mystère pour la police municipale, qui aimerait beaucoup connaître le lieu de résidence de ce dernier. En effet, les révélations troublantes de son cahier jettent une toute nouvelle lumière sur ce qu’on appelle maintenant en Amérique aussi bien qu’en Europe : Le Cas Des Enfants Possédés.

Pour le bénéfice de nos lecteurs, la direction du journal a cru bon de publier intégralement le contenu de ce cahier…

 

23 avril, 20h39. Je reviens de dehors. J’étais assis sur la véranda. Je regardais les enfants jouer avec leurs copains de la maison voisine. Ils étaient en train d’inventer je ne sais quel nouveau jeu, quand, soudainement, Evelyn, mon aînée, s’est retirée du groupe, s’est assise par terre et a entamé un chant long, monocorde, presqu’une plainte… Evidemment, je n’ai pas cherché à m’interposer. Je crois qu’il est du devoir d’un père de respecter le monde très particulier de ses enfants même si parfois, nous les parents, ne comprenons pas très bien le sens de leurs activités. Toutefois, cette action de ma fille m’a particulièrement intrigué, le chant était si triste, si lointain…

25 avril, 17h45. Se pourrait-il que mon inquiétude soit justifiée ? Est-ce la une nouvelle activité de leur cru ? Evelyn a recommencé son chant de désespoir, elle s’accroupit sur son siège, place ses mains sur ses oreilles, ferme les yeux très forts et laisse entendre sa plainte en se balançant légèrement d’avant en arrière. Avant-hier, lorsqu’Evelyn a agi de cette façon, son frère et leurs deux copains ont arrêté le jeu qui les occupait et semblaient surpris du comportement de ma fille. À ce moment-là, je ne m’inquiétai pas outre-mesure car j’avais ce réconfortant sentiment d’être un spectateur parmi d’autres spectateurs en train de regarder une activité pour le moins originale. Aujourd’hui, cependant, les trois enfants entourent Evelyn de très près et semblent participer indirectement à ce chant, ils se balancent eux aussi légèrement d’avant en arrière et semblent être perdus dans une étrange rêverie. Je me sens éloigné de plus en plus d’une compréhension rationnelle de cette activité.

30 avril, 6h. J’avais presqu’oublié ce qui s’était produit cette semaine. Hier soir, vers 21 hres, j’étais dans mon bureau â écrire une lettre à mon épouse, étudiante a une université outremer, quand, soudain, venant du sous-sol, j’entendis le même chant monocorde, à la différence que, cette fois-ci, il n’y avait pas qu’un seul interprète, ma fille n’était plus seule, je pouvais clairement distinguer quatre voix…

Avec beaucoup de précautions, je descendis jusqu’au sous-sol, j’entrouvis la porte et, tout en me guidant dans une obscurité presque totale, je me rendis jusqu’à la chambre de mon fils, Gary. Je voulu ouvrir la porte, le loquet était mis, je regardai par la serrure, ils étaient là tous les quatre, assis par terre, formant un cercle. Tout le mobilier de la chambre de Gary, lit, chaises, bureau, avait été entassé dans le fond de la pièce.

Au centre de cette dernière, une petite lampe, offerte à Gary quelques mois plus tôt, envoyait une lumière blanche qui accentuait les ombres. Les quatre enfants, eux, se balançaient à une cadence régulière tout en émettant ce son continu d’outre-tombe.

Je me précipitai au rez-de-chaussée pour trouver une clé susceptible d’ouvrir la porte de la chambre de Gary. Lorsque cela fut fait, je retournai au sous-sol dans le but d’entrer brusquement pour leur rappeler qu’il leur était interdit d’amener des amis dans leurs chambres sans ma permission et les obligeant, de ce fait, à quitter la pièce et à retourner à des activités plus normales.

J’entrai. Ils ne firent même pas attention à moi. Je touchai Gary au visage, il ne broncha pas, sa peau était froide, pâle, presque verdâtre. Je reculai de peur et me dirigeai vers Evelyn. A ce moment précis, le chant diminua en intensité pour ne devenir qu’un vague murmure. Je sortis précipitamment de la pièce pour ne pas qu’ils sachent que je connaissais leur activité. Je m’en allai à mon bureau et attendit.

Je ne sais pas si ce fut mon état de grande tension qui m’épuisai à ce point, mais je m’assoupis et m’éveillai à deux heures du matin. Je décidai d’aller à la chambre de Gary. Je descendis au sous-sol, ouvrit la porte de sa chambre, tout était noir… Je pris une minuscule lampe de poche qui me servait aussi de porte-clé et j’éclairai la pièce. Tout était dans un ordre impeccable et Gary dormait profondément. Cependant, ce dernier prononçait quelques syllabes que je m’efforçai de retenir :   « Je ressens l’amasite réglir douçante… »

Je me précipitai au premier jusqu’à la chambre d’Evelyn, je m’arrêtai sur le seuil de sa porte et les mots me parvinrent faiblement :

« Je ressens l’amasite réglir douçante… »

Je suis affalé dans le fauteuil de mon bureau, je ne suis plus capable de dormir. J’ai complété la lettre à mon épouse et lui ai caché tous ces événements. Je ne sais pas si tout cela est réel, et, si c’est le cas, je ne crois pas qu’elle pourrait comprendre plus que moi, et cela risquerait de l’inquiéter inutilement. Et si rien n’est réel, mon imagination, en créant de telles chimères, me fait craindre pour mon équilibre mental.

J’ai décidé, cependant, de tout consigner par écrit et de laisser mon cahier à quelqu’un en qui je pourrais avoir confiance. J’ai donc recopié les extraits de mon journal intime concernant ces événements et j’ai cru nécessaire de décrire ma petite famille. J’ai 39 ans, je suis architecte décorateur pour une petite compagnie, je me suis marié il y a déjà 14 ans (comme tout cela paraît loin aujourd’hui) avec Danièle, ma douce épouse qui a repris ses études dans une université outre-mer lorsque les enfants furent assez âgés pour fréquenter l’école, ma grande fille, Evelyn a 13 ans, c’est une blonde aux yeux pairs, elle est de constitution fragile, très vive d’esprit et aussi très timide. A 12 ans, Gary, pour sa part, est très aventureux. Un peu grand pour son âge, il revient toujours à la maison avec une éraflure ou une légère blessure, résultant de ses explorations de la campagne avoisinante. Mes enfants fréquentent deux autres enfants de leur âge:  Mireille et Jean qui habitent près de chez nous. Heureusement que tous les quatre s’entendent bien, il n’y a pas d’autres voisins à moins de 10 km. D’ailleurs demain, j’irai voir les parents de Mireille et de Jean pour voir s’ils ont remarqué quelque chose de particulier chez leurs enfants.

4 mai. Je suis allé chez mes voisins et n’y ai rien appris. J’ai posé mes questions de façon indirecte en faisant bien attention de ne pas faire d’affirmations que j’aurais à regretter par la suite. Ils m’ont attentivement écouté, ils semblaient vouloir me répondre avec franchise, mais, ils n’avaient rien vu ni entendu de particulier. J’avais l’étrange sensation, toutefois, que même s’ils avaient voulu me parler, ils ne l’auraient pu.

5 mai. J’ai parlé à ma fille il y a quelques heures. Je lui ai demandé de me suivre à mon bureau, et, lorsqu’elle fut assise, je pouvais facilement constater qu’elle était apeurée, inquiète… J’ai donc été très délicat lorsque j’ai abordé le sujet des chants mystérieux. Elle était assise à quelques pieds de moi et elle regardait fixement le carrelage de la pièce où nous étions. Je lui répétai à quelques reprises la question à laquelle elle ne semblait pas vouloir répondre. Finalement, impatienté par son silence, je lui demandai fortement ce que voulais dire les mots : »Je ressens l’amasite réglir douçante.  » Elle leva sa tête très lentement et me regarda droit dans les yeux.

Au début, je fus capable de supporter son regard, mais, bientôt, je sentis monter en moi une douleur étrangère, une douleur qui fouillait ma moelle épinière en la parcourant de bas en haut et inversement. La douleur, lentement, délaissa ma moelle pour explorer mon cerveau. D’abord, le balayage se fit à l’intérieur de l’hémisphère gauche, et puis ensuite, ce fut le tour de celui de droite. J’étais complètement paralysé, incapable de bouger, incapable de penser, je ne pouvais que voir ma fille qui me regardait avec un visage où je lisais de la tristesse et de la pitié. Soudain, le chant, ce chant plein d’horreur se fit entendre de nouveau. Je regardai me fille qui gardait ses lèvres parfaitement closes. Je m’appliquai à essayer d’analyser la provenance et la qualité sonore du chant, et c’est d’un seul coup que je réalisai que c’était là, la voix d’un homme adulte et que le son provenait de mes propres cordes vocales.

Mai, 13h47. J’ai de plus en plus de difficulté â écrire ou à me concentrer sur une activité intellectuelle quelconque. Il y a dans mon esprit une présence qui n’est pas une autre entité complète, mais qui est différente de moi, du « je ». Cette présence ne se manifeste jamais sous forme d’une obligation de faire quelque chose, elle est en moi, et c’est tout.

Mai. Je ne suis plus capable de comprendre ce que veulent dire les aiguilles de ma montre-bracelet sauf lorsqu’elles sont entre midi et quinze heures, alors je peux interpréter leurs positions par rapport aux chiffres qui sont sur le cadran blanc. La nuit dernière, j’ai, â l’aide d’un petit magnétophone, enregistré ma voix durant mon sommeil ; l’enregistrement me permet d’entendre clairement ma voix qui prononce continuellement : « Je ressens l’amasite réglir douçante… ». Je ne sais pas ce que font mes deux enfants, je me suis enfermé dans mon bureau et je ne vois ni n’entends aucune manifestation de vie humaine. Je lutte pour ne pas sombrer dans la folie…­

Mai, 12h30. Aujourd’hui, j’ai dû quitter la maison pour trouver de la nourriture car il n’y en avait plus à la maison. J’ai fait un saut â la maison des voisins, il n’y a plus personne, je suis donc seul, laissé totalement seul, puisque mes deux enfants sont introuvables.

En utilisant mon automobile, je suis allé au village le plus proche.

Ce voyage a été bénéfique, non seulement ai-je trouvé des vivres pour quelques jours, mais j’ai aussi eu l’occasion de renouer contact avec d’autres êtres humains. Bien entendu, j’ai soigneusement évité de leur parler de ce qui m’arrive, tout cela est trop incroyable, on ne me croirait jamais, je devrai patiemment attendre d’accumuler des preuves.

Mai ou juin. Déjà plusieurs jours que je n’ai écrit. Mes enfants sont revenus, tout comme la douleur et l’étrange chose dans mon esprit. Ils m’ont enfermé dans le sous-sol et ils viennent déposer de la nourriture sur le seuil de la porte d’entrée. Étrangement, je sens qu’il est inutile de leur résister, que je ne peux rien faire contre eux. Mon esprit bascule dans un monde irréel â chaque fois que l’horloge montre une heure autre que cette reposante période de trois heures par jour…

J’essaie, pour sauvegarder mon esprit faible de sombrer définitivement, de fixer mon attention sur des événements de mon passé qui ont une grande importance pour moi. Ce qui est le plus étrange, c’est que mon esprit refuse de se laisser aller à la sécurité procurée par de tels souvenirs. Ainsi, chaque fois que j’essaie de m’accrocher à l’image de mon épouse, l’image d’une autre femme mi-réalité, mi-fantasme, surgit dans mon esprit. Et plus je veux retrouver les caractéristiques qui font que j’aime tant Danièle, plus mon esprit me donne des images de cette autre créature. Si j’essaie de penser à mes enfants ou à mon travail, mon esprit s’obstine à me montrer des images de contrées infiniment belles, où il n’y a ni travail, ni procréation au sens où nous la connaissons. Tissu de mensonges que tout cela, même si ces éléments constituent l’essentiel de mes pensées quotidiennes.

Mai, juin ou juillet, qu’importe ? Je suis assis dans une station de métro. Je ne sais pas trop dans quelle ville je suis et cela n’a plus d’importance. Ce qui est important, c’est que je me sois définitivement enfui de chez moi et que j’aie compris le pourquoi de tous ces phénomènes.

Je crois que je pourrais décrire ce qui s’est produit en moi comme étant l’existence, au sein même de ma propre pensée, d’une forme de pensée parallèle qui, sans me diriger dans une réflexion précise, m’empêchait d’utiliser mon cerveau pour mes propres réflexions. Petit à petit, j’ai découvert que plus mon esprit vagabondait a la recherche de souvenirs vagues, plus cette pensée parallèle s’obstinait à faire apparaître en moi mille et un fantasmes complètement déroutants. Ainsi, quand je m’éveillais le matin, mon cerveau, non préparé â penser de façon précise, devenait une sorte de récepteur à des idées de conception non humaine et non compréhensible pour un humain. De la même façon, lorsque je pensais â mon épouse, la foule de souvenirs évoqués éloignaient ma réflexion d’un objet précis et faisaient en sorte que ma pensée, sous l’effet de cet autre esprit, convergeait vers cette autre femme qui s’imposait tellement à moi que j’en oubliais les traits physiques de ma propre épouse.

Je devenais, toutefois, de plus en plus habité par cette pensée parallèle jusqu’au jour où un accident me fit découvrir la vérité. J’essayais, ce jour-là, de me rappeler en quelle circonstance j’avais connu Danièle, et l’image du corps nu de l’autre s’offrait à mon esprit. Je pouvais clairement distinguer ses longs cheveux, sa nuque délicate et ses fines jambes, et je vis son genou, le genou de mon épouse avec une petite cicatrice qui nous amusait beaucoup elle et moi. Je me concentrai sur cette cicatrice et l’autre femme s’effaça complètement de mon esprit. Ainsi, j’appris qu’aussi longtemps que mon esprit se contenterait d’une pensée primaire, très simple ; la pensée parallèle n’avait aucun pouvoir sur ce dernier.

Ainsi, j’avais découvert une arme contre cet étrange envahissement de mon esprit. Je me mis à pratiquer cette forme intense de concentration primaire en me servant des notions les plus élémentaires de mes connaissances générales. Je passais des journées entières â me répéter que la troisième planète du système solaire est la terre, ou que la pellicule photographique est composée d’une mince couche de nitrate d’argent, etc… À la longue, je me rendis compte, que si je maintenais cette concentration, mes yeux pouvaient voir les choses autour de moi sans que mon esprit n’ait à les analyser. Ainsi, je pouvais, par la fenêtre de ma cave, regarder mes enfants s’affairer à creuser la terre dans notre cour arrière pour ensuite transporter des pierres de différents formats à un endroit qui m’était, pour le moment, invisible… Par la suite, lorsque venait la période de repos entre midi et quinze heures, je m’efforçais de dormir un peu et si je ne le pouvais pas, j’analysais minutieusement le détail des événements vus par mes yeux.

C’est il y a deux jours que se produit l’événement qui devait m’apporter les éclaircissements qui firent en sorte que je me retrouve dans cette station de métro. J’étais â me concentrer sur le fait que les quatre coins de la grande pyramide font de parfaits angles droits, j’entendis du bruit dans la chambre de Gary, sans essayer d’analyser la cause de ce bruit, je m’y précipitai instinctivement pour apercevoir, une fois parvenu sur le seuil de la porte, deux êtres luminescents, qui paraissaient avoir une grandeur maximale d’un mètre, en train de pénétrer dans une petite salle par une porte bien camouflée par le bureau de mon fils. Ils se tournèrent vers moi et me regardèrent avec des yeux me rappelant étrangement l’œil du chat. Je n’essayai pas de bouger, je me répétais continuellement que les quatre coins de la grande pyramide fermaient des angles de 90°. Je sentais les fibres de ma moelle et de mon cerveau s’agiter, se séparer et se rescinder, mais je m’obstinais à penser aux angles de 90° de la grande pyramide.

C’est à midi, ce jour-là, que je compris. Je laissai mon esprit vagabonder à son aise et voilà que les images surgirent, mais ces dernières ne s’imposaient pas de force, elles étaient là, prêtes à être analysées ou repoussées, je les analysai.

Ces êtres luminescents viennent de Jupiter ou d’un satellite de cette planète, je n’en suis pas certain. Leur pensée procède d’une forme hautement développée de pensée commune (tout comme celle régissant les colonies de fourmis), il n’y a pas d’individu sur le plan intellectuel. Cette pensée commune fait relâche entre midi et quinze heures de notre temps et cela semble correspondre à leur période de repos. Ils sont sur terre pour quérir certains minéraux presque complètement disparus de leur planète mais nécessaires à la survie de leur société. Ils ne veulent pas vivre sur terre, le soleil est trop près et la gravité trop différente de leur propre planète. Ils veulent s’approprier le genre humain pour faire de nous des esclaves les approvisionnant en minerai pour les prochaines décennies, et ils ont ce pouvoir, partiellement toutefois.

Le fait que les enfants soient les premiers touchés par leurs indications n’est pas l’effet du pur hasard. En fait, ces derniers, avec leur cerveau en pleine formation et leur éducation aux règlements, us et coutumes de notre culture humaine non encore complétée, constituent un matériel sur lequel ces extra-terrestres peuvent facilement travailler en étouffant les valeurs déjà reçues de nos enfants et en les remplaçant par une méthodologie pour creuser la terre et trouver des minerais précis. Par contre, les adultes que nous sommes, avec nos valeurs acquises et bien imprégnées dans nos cerveaux, ne « pouvons pas être si facilement domptés « . C’est sans aucun doute ce qui explique que mes enfants succombèrent complètement au pouvoir de cette pensée étrangère alors que cette dernière ne faisait que cohabiter avec mon esprit en lui suggérant des images irréelles qui, pendant plusieurs jours, me firent croire que je devenais fou. Heureusement, notre niveau intellectuel est presque le même que celui de ces étrangers. Bien que nous n’ayons pas la possibilité d’hypnotiser ou de contraindre ces étrangers à nos volontés comme ils nous imposent la leur. C’est cela qui m’a permis de tout comprendre ; en fouillant mon esprit, ils m’ont laissé fouiller le leur et, maintenant, je suis protégé de leur pensée et de ses images.

Fort de cette nouvelle conscience je décidai d’en finir avec eux car je les savais aussi physiquement faibles et non-armés. J’essayai de forcer cette porte pour pénétrer dans cette petite salle où ils s’étaient cachés comme des rats et c’est alors que j’entendis la voix de ma fille : « Papa, laisse cette porte. » Je me retournai, elle et Gary se tenaient à dix pieds de moi. Tout se passa très vite, ma fille me sauta à la gorge alors que mon fils pointait une arme dans ma direction. Je fis basculer ma fille contre Gary, et, la porte du sous-sol ouverte et dégagée temporairement, je me précipitai au-dehors où je courus jusqu’à mon automobile, seule chance de salut…

Et dans cette station de métro, je comprends ce que même les étrangers n’ont su comprendre. En nous prenant nos enfants, ils nous ont aussi pris ce qui nous était le plus chers en ce monde. J’aurais dû tuer Evelyn et Gary mais comment aurais-je pu commettre un tel crime. Ces enfants, bien qu’habité d’un autre esprit, sont toujours mes enfants et je sais que tous ceux-là qui ont des enfants et qui les perdront bientôt, pensent comme moi, on ne peut éviter l’inévitable. Assassiner mes propres enfants, jamais, plutôt mourir moi-même…

 

CHICAGO TIMES, le 6 juillet

Les Enfants Possédés se mettent à creuser la terre…

Récession – George Langelaan

A la mémoire de mon père qui lira peut-être cette histoire sans savoir que les auteurs en sont ses fils.

La mort n’est qu’une récession !

—    Qui vient de dire cela ? demandai-je en m’asseyant brusquement sur mon lit d’hôpital, un lit étroit et sans souplesse, mais cependant confortable.

Je haletais, mon souffle était rauque et je clignais des yeux vers les ombres prêtes à se refermer et à engloutir la veilleuse jaunâtre et insuffisante qui éclairait ma chambre, lampe témoin de quelque plan d’économie.

—Qui vient de dire quoi ? demanda l’infirmière à voix basse.

En même temps, elle essuyait mon front et réajustait l’odieuse sonde à oxygène en l’enfonçant délicatement au fond de ma narine droite.

—    Sûrement raison… murmurai-je, en pensant au téléphone à côté du lit, le téléphone dans lequel je pourrais peut-être encore entendre la voix de mes fils avant…

—    Qui est-ce qui a raison ? demanda l’infirmière, en essayant de me prendre le pouls.

—    Vous avez raison… vous devriez le savoir… une infirmière a toujours raison.

Maintenant, je savais que j’étais en train de mourir. Je m’en doutais, évidemment, depuis quelque temps, mais la certitude n’existait encore que dans mon subconscient. Ce n’était pas la douleur, ni la fatigue, et ce n’était pas davantage la difficulté que j’éprouvais à respirer par moments. Tout cela était normal pour un homme de quatre-vingts ans. Non, ç’avait été autre chose, un sentiment étrange, qui participait à la fois de l’envie de partir et de l’envie de revoir les gens que j’aimais, de les revoir aussi longtemps que possible et le plus longtemps possible. « Ça ne me dit rien de te déranger, mon fils, mais je suis sur la route du déclin, tu le sais, et je ne durerai pas toujours… » C’était mon prétexte habituel pour attirer l’un de mes fils ou tous les deux. Dans ma pensée consciente, c’était un pur mensonge, car je tenais seulement à leur compagnie, mais tout au fond de mon être, je savais que c’était la vérité.

La même situation s’était déjà produite le jour où, après quelques semaines passées au lit chez moi, mes deux fils avaient amené un médecin très connu. Il avait été poli, efficace, réconfortant, mais l’œil subconscient d’un vieillard lit toutes les pensées, même celles d’un spécialiste.

Mes fils m’avaient traité comme un roi. C’étaient de bons fils. Ils m’avaient mis dans une belle clinique pleine de fleurs et de pelouses bien entretenues ; l’infirmière de jour était jolie, très jolie même ; le personnel affable et tellement efficace. Tout ce qui m’entourait était tellement inattendu, ma chambre avait un tel air de gaieté, que j’avais momentanément cru que mes mauvais rêves étaient finis et que je serais sur pied très vite. J’y croyais si fort que lorsque l’infirmière était venue me déshabiller, j’avais fait une mauvaise plaisanterie en lui prédisant que je sortirais de ma chambre plutôt frais et dans la position horizontale. Elle avait ri de bon cœur, tout en me dénudant de ses mains roses, agiles et puissantes. Et même, je me sentais si bien que sa présence m’avait agacé. J’étais malade, certes, mais je n’étais ni un invalide ni un bébé.

—    Je vais garder mes chaussettes, mademoiselle, lui avais-je dit d’une voix calme, neutre, indifférente, mais pleine de détermination.

— Comme vous voudrez, monsieur.

Cette simple acceptation m’avait embarrassé. J’avais toujours pensé que les cliniques, les hôpitaux et les maisons de repos, même les plus luxueuses, avaient des règlements très stricts. L’aisance ahurissante avec laquelle l’infirmière m’avait passé un pyjama propre, son sourire d’hésitation avant de décider de laisser ouvert le bouton du haut, et surtout les petites tapes qu’elle avait données aux revers de ma veste de pyjama pour les aplatir, comme si j’avais été un garçon à qui l’on eût fait porter trop tard son premier costume marin… tout cela m’avait exaspéré. J’avais failli lui annoncer rageusement que je porterais mon gilet dans la journée et un chapeau melon la nuit Mais la quasi-certitude qu’elle m’aurait répondu : « Comme vous voudrez, monsieur ! » m’avait fait monter dans mon lit sans mot dire… encore heureux qu’elle ne m’ait pas tapoté le derrière pendant cette pénible opération.

J’étais fermement décidé à ne jamais lui laisser voir que l’un des ongles de mes orteils était devenu tout noir pour une raison mystérieuse, il y avait quelques années !

Dans le but non avoué de ne pas contredire mon subconscient, j’avais adopté une conduite d’humour nouvelle vis-à-vis de moi-même : elle consistait à prétendre que mes jours étaient comptés, à dire cela d’un ton détaché, sans avoir l’air de trop y croire, mais en paraissant pourtant y croire suffisamment pour inquiéter les auditeurs. Malheureusement, il y a des gens qui ne saisissent qu’un petit nombre de plaisanteries ; leur sens de l’humour se limite aux finesses des arrière-salles et aux évidences. Le médecin de l’établissement était de ceux-là, et il me gronda vertement, comme si j’avais été vraiment persuadé que ma fin était proche !

—    Ne soyez pas stupide ! dit-il en examinant la feuille de température qu’on avait déjà accrochée à l’extrémité de mon lit… votre température baisse très rapidement…

—    Oui, mais elle ne baisse pas aussi vite que moi, répliquai-je avec un petit rire qui se termina par une quinte de toux.

L’infirmière sourit, mais le médecin fronça les sourcils et me prit le pouls.

—    Votre pouls est martelé et régulier… Il s’améliore déjà…

—    C’est qu’il ne s’est pas encore aperçu que mon état empire.

Cette fois, il me regarda dans les yeux et il comprit aussitôt… et sa certitude pénétra brutalement mon subconscient.

« La mort n’est qu’une récession… » Où donc avais- je entendu ou lu cela ? Le cerveau d’un vieillard, surtout d’un vieillard qui a beaucoup lu, est tellement encombré de coins et de recoins bourrés de mots, de phrases, d’histoires, de doutes, de certitudes, qu’il lui est parfois difficile, quand ce n’est pas impossible, de retrouver le point de départ d’une pensée. « La mort n’est qu’une récession… » Etait-ce l’écho d’une voix d’homme que j’avais entendu ? En tout cas, j’avais distingué très nettement tous les mots cette fois… Mais non, j’avais dû rêver. L’infirmière ? Impossible. Aucune infirmière ne pourrait parler comme cela, même une infirmière du service de nuit. Alors ? Shakespeare ? La Bible ? La Rochefoucauld ? Non, certainement pas La Rochefoucauld. Bossuet? Arnold Bennet? Hemingway? Quelque obscur diarrhéique verbal des abords de Hyde Park ? Il ne me servirait à rien de continuer à chercher de cette façon, cela ne donnait jamais rien, je le savais. La mort n’est qu’une récession ! Cela paraissait en accord avec la plupart des religions, sinon avec toutes, du moins toutes celles que je connaissais. Et puis, de toute façon, cette phrase n’avait pas grand sens, et n’importe quel adepte de n’importe quelle religion aurait pu la construire. J’imaginais très bien quelque padre aux mains décharnées prononçant cette phrase de sa voix la plus grave, ou tout aussi bien un prêtre aux mains roses et charnues tonitruant dans la nef d’une cathédrale. « La mort n’est qu’une récession… » J’imaginais tout aussi bien un Oriental sirotant son thé, puis murmurant ces mots à travers la longue fente courbe d’un de ses sourires qui n’en finissent plus, ces sourires que les Orientaux se fabriquent sur commande quand ils sont mal à l’aise.

Mais pourquoi donc ces mots, à cet instant précis, avaient-ils pour moi un sens différent? Etait-ce pour m’avertir que je ferais mieux de laisser mon subconscient s’épancher dans mon cerveau ? Voulait-on me dire ainsi que ma fin était bien plus proche que je ne m’y attendais ? Etait-ce un avertissement ? Un signal ? Un réconfort ?

—    Mademoiselle, voyez-vous pourquoi la mort serait une récession plutôt qu’une fin ou un pas en avant? demandai-je à l’infirmière pendant qu’elle se préparait à prendre ma tension en ajoutant le brassard sur mon biceps.

—    Ne bougez pas, s’il vous plaît ! dit-elle poliment. Elle mit le stéthoscope à ses oreilles et alluma la lampe de chevet.

J’avais dû sommeiller un moment, car je ne l’avais pas vue quitter la salle, mais quand je m’aperçus que toutes les lampes étaient allumées et que mon lit dont les oreillers avaient été retirés pendant mon sommeil était entouré de médecins en blouse blanche, la vérité creva mon subconscient et fit surface. Je sus que je mourais et que c’était la fin.

« La mort n’est qu’une récession », dit encore la voix dans ma tête.

—    Très bien, vous vous répétez, dis-je entre mes dents. Et cette phrase ne signifie pas grand-chose, n’est- ce pas ?

—    Qu’est-ce que vous voulez ? me dit l’un des médecins en s’approchant très près de moi tandis qu’un autre enfonçait une seringue brûlante dans mon bras.

—    Oh ! rien… Ne vaudrait-il pas mieux que… vous téléphoniez ?

—    Allons, ne vous inquiétez pas de ça. Détendez-vous et faites-nous confiance, dit-il, pendant qu’on m’enfonçait une seconde seringue dans l’autre bras.

Le tintement des instruments sur les plateaux de métal était fort désagréable. Mais cela mis à part, leurs voix ressemblaient à celle que j’entendais autour de la table à thé quand j’étais un tout petit garçon ; j’avais l’habitude de tenir ma mère par le cou et de m’endormir sur sa poitrine douce et tiède, à l’intérieur de laquelle je pouvais l’entendre respirer, parler, et vivre.

Mon cœur fit deux ou trois cabrioles qui me ramenèrent à la réalité. Quelqu’un me tenait le menton en se penchant sur moi, et on m’avait mis un nouveau tuyau dans la bouche. Les voix et le bruit des divers instruments me parvenaient de plus en plus faiblement de chaque côté du lit. Je me serais cru au milieu d’un long couloir, deux gammes de sons identiques me parvenant des deux extrémités. Et juste au-dessus de ma tête, en haut d’une cheminée qui faisait bien cent mètres, une lampe brillait, une lampe pareille à celle qui était au- dessus de mon lit.

C’était cela ! La récession, le retour en arrière ! Je me retirais du son et de la lumière… et de la vie bien entendu. Une expérience surprenante et intéressante, très différente de celle que j’avais appréhendée ! Je ne quittais pas la vie, c’était plutôt elle qui se retirait de moi de tous côtés.

Une voix descendit très distinctement les longs couloirs de résonance. C’était la voix de mon fils aîné :

—    Est-il encore conscient? demandait-il.

—    Non… pas vraiment… Il est déjà loin, très loin, vous savez.

—    Je suis là, little Pop, dit la voix de mon fils le long du couloir.

—    Merci, mon fils ! répondis-je en me demandant si ma voix porterait dans tous ces couloirs qui me paraissaient maintenant doublés de métal.

Les deux couloirs s’étaient considérablement rétrécis quand mon deuxième fils annonça d’une voix calme qu’il était près de moi. Ils n’étaient plus que deux étroits tubes de cuivre, un de chaque côté de moi, deux tuyaux qui n’étaient pas très bien ajustés à mes tympans, et qui faisaient bien un kilomètre de long, à en juger par les sons qui entraient à l’autre extrémité.

Au-dessus de ma tête, le puits vertical de la cheminée n’était plus, lui aussi, qu’un tuyau étroit et à son extrémité, environ un kilomètre plus haut, je distinguais vaguement un tout petit point de lumière qui dansait sans arrêt.

— La mort n’est qu’une récession, dis-je en riant doucement. Mais cette fois, les mots restèrent près de moi et ne s’en allèrent pas dans les tuyaux. La lumière au-dessus de moi s’obscurcissait de plus en plus. C’était l’approche de la mort. Je savais qu’à l’instant où mon cœur s’arrêterait, ou tout au plus une seconde après, je cesserais d’entendre, de voir et de sentir. D’ailleurs, me dis-je soudain, je n’ai rien senti depuis quelque temps déjà!

La privation totale de lumière et de son se fit enfin, mais il me fallut encore quelques instants avant d’accepter le fait scientifique de ma mort. Les vieillards aiment discuter et avancer des arguments embarrassants. Par exemple, je me disais que puisque je pouvais encore penser, c’était que mon cerveau fonctionnait encore, et par conséquent, que le sang continuait à l’irriguer, preuve que mon cœur n’avait pas cessé de battre. Logiquement, je me trouvais dans une espèce de coma et la mort ne surviendrait que plus tard.

Beaucoup plus tard seulement, je sentis que mon corps était vraiment mort, que mon cerveau avait cessé de fonctionner, et que ce qui me restait, ce qui était actif, ne pouvait être que moi, mon âme, ou du moins cette partie inconnue qui ne pouvait pas périr. Oui, c’était cela. Quelque chose qui ne pouvait pas périr, qui ne périrait pas ! Mais ce qui me surprit le plus fut que, tout en continuant à me souvenir et à raisonner, je ne savais plus rien d’autre ! Je me demandai si j’étais à l’intérieur ou à l’extérieur de mon corps. A en juger par mes dernières sensations, j’avais le sentiment, un sentiment très désagréable, que je… mon moi, se trouvait juste au centre de ma tête, peut-être dans l’hypophyse. En ce cas, il me faudrait sans doute plusieurs mois, sinon plusieurs années, avant de pouvoir me libérer… à moins que quelque docteur intelligent ne demande une autopsie. Mais cette possibilité était très faible dans la clinique où mes fils m’avaient installé pour finir mes jours : au contraire, j’imaginais mon corps traité royalement dans quelque morgue de luxe, allongé contre un réfrigérateur magique qui ronflait agréablement. Ou bien on m’avait peut-être déjà enterré? Pas de sensation, pas moyen de mesurer le temps, c’était effrayant. Comment pourrais-je savoir si j’étais mort depuis quelques minutes seulement, depuis deux jours ou depuis dix ans ? Il me restait toujours la possibilité de compter dix secondes, ou même une minute ou deux en comptant sur mes doigts, mais je ne pouvais tout de même pas faire cela tout le temps !

J’essayai volontairement de me faire peur. Voilà que j’étais enfermé dans une prison totalement obscure, totalement silencieuse, sans pouvoir jamais dormir, bouger, agir comme je le faisais autrefois, et enfermé ainsi en compagnie d’une seule chose, à ma connaissance : l’éternité. Malheureusement, il est absolument impossible de s’effrayer sans un cœur affolé par l’adrénaline, sans bouche pour hurler de terreur, sans pouvoir rouler des yeux fous, et sans doigts et sans ongles pour les arracher.

Si seulement je pouvais dormir ! De toute façon, il ne fallait pas compter sur l’oubli. J’essayai de compter des moutons, lentement, calmement, sans me presser. Je comptais ainsi des millions de moutons, ce qui aurait pu constituer une sorte d’oubli, mais mon âme, ou mon

moi, put rapidement penser à d’autres choses tandis que je continuais à compter plus de moutons que Noé ou l’Australie n’en ont jamais rêvé. J’essayai ensuite d’estimer combien de temps j’avais passé à compter mes moutons car sans m’être arrêté j’avais atteint le chiffre surprenant de neuf cent quatre-vingt-dix-huit millions de moutons, des moutons que j’avais tous imaginés bien vivants dans leur laine, et que j’avais comptés un par un en les voyant sauter par-dessus une clôture baignée de soleil. Très peu avaient sauté par paire, et autant que j’aie pu en juger, ils avaient mis chacun au moins une seconde à sauter. Par conséquent, à la cadence de soixante moutons par minute ou de trois mille six cents moutons à l’heure, cela faisait quatre-vingt-six mille quatre cents moutons par jour. Pour un million de moutons, il m’avait fallu presque douze jours de travail, et pour un milliard, chiffre que j’avais pratiquement atteint, il m’avait fallu environ douze mille jours. Une année comptant trois cent soixante-cinq jours, cela faisait… grands dieux ! Presque trente ans ! Trois fois dix ans !

Einstein me vint en aide. Comment pouvais-je savoir si le temps que j’assignais à chaque mouton pour sauter, une seconde, avait le moindre rapport avec une seconde G. M. T. ? Dans la solitude totale où j’étais placé, j’avais tout aussi bien pu imaginer qu’un mouton mettait un millième, un millionième ou même un milliardième de seconde à sauter.

Il me parut évident que j’étais devant une terrible alternative : trouver une autre occupation ou devenir fou… Mais voilà que j’avais trouvé une idée merveilleuse ! La folie n’était-elle pas une forme d’oubli ? Mais là encore, mon échec fut complet. Comment peut-on devenir fou sans un cerveau embrumé, sans nerfs pour flancher, sans corps pour frissonner et sangloter, sans bouche pour écumer ou délirer ? C’était absolument impossible.

Une rêverie éveillée tout en comptant mes moutons fut la meilleure approximation du sommeil ou des vrais rêves que je pus inventer. Un vrai rêve aurait pourtant été si rafraîchissant ! Les rêves sont toujours pleins de choses inattendues ; ils sont une des formes de la vie. Une distraction qu’on s’offre involontairement à soi- même. Quant à moi, non seulement j’étais obligé de produire, de fabriquer chacune de mes pensées ou de mes représentations, mais je ne pouvais pas m’arrêter de les fabriquer ainsi, nuit et jour, si le jour et la nuit avaient encore un sens pour moi.

Etais-je enterré ? Et depuis combien de temps ? Les vers s’étaient-ils déjà mis dans ma carcasse ? Que se passerait-il quand ils atteindraient mon moi intérieur ? Cette pensée ne m’amusa même pas et elle ne m’effraya pas ; elle éveilla simplement une vague curiosité.

Et si je revivais toute ma vie ? Il y a bien des gens qui écrivent leurs mémoires ? Tous des menteurs, pensai-je, Jean-Jacques Rousseau en tête. Puisque je n’avais pas de lecteurs ni d’auditeurs, je pouvais profiter des plaisirs d’une honnête autobiographie. Je commençai par mes tout premiers souvenirs et j’essayai de remonter en arrière comme Jung ou Adler ou quelqu’un d’autre l’avait suggéré, mais en vain. Ma vie semblait nécessiter beaucoup moins de temps pour que je me la remémore qu’il ne m’en avait fallu pour compter un milliard de moutons, ce qui signifiait par conséquent que j’avais relativement peu de souvenirs.

Je savais que les prêtres et les religieuses atteignent parfois un état extatique par des prières répétées. Je n’avais pas oublié le Pater et j’essayai. J’y ajoutai aussi une prière que j’avais composée spécialement pour mon cas personnel qui n’était peut-être pas, après tout, un cas particulier. Il y avait sans doute des dizaines d’autres, des centaines, voire des milliers, emprisonnés tout autour de moi là où j’étais enterré. Ou bien mon cas était unique. J’étais peut-être seulement évanoui ou dans le coma et je reprendrais mes sens tôt ou tard, ou, pire encore, je me réveillerais dans mon cercueil et je deviendrais fou en quelques minutes. Mais j’avais déjà pensé à tout cela. Tout était déjà arrivé…

L’histoire me tenta un moment. Dans ma prison, personne ne me dérangeait et je pouvais me concentrer mieux que n’importe quel être vivant. Avec ce que je savais de la Révolution française, je pourrais peut-être résoudre l’énigme du dauphin. Mais j’eus vite fait de conclure que mes connaissances sur cette partie de l’histoire de France, si étendues qu’on les ait supposées de mon vivant, n’étaient pas considérables et j’abandonnai. Alors, je me tournai vers la peinture. Il y avait eu au moins un artiste célèbre parmi mes ancêtres et mon fils cadet gagnait très largement sa vie avec son crayon. Je pus bien imaginer sans peine des paysages, des arrangements de nature morte, une toile, une palette et des pinceaux, mais je fus incapable de peindre avec plus de talent que pendant ma vie. Le jeu d’échecs me vint ensuite à l’esprit, mais en dépit de toute la concentration que je pouvais apporter à n’importe quelle occupation, je m’embrouillai très vite et, de toute façon ce n’est jamais amusant de jouer tout seul aux échecs.

Après avoir essayé de me rappeler tous les livres que j’avais lus (je n’y parvins pas et de loin…), je me rejetai sur les souvenirs des plaisirs amoureux. Essayez un peu d’en faire autant sans corps et sans une goutte de sang pour le parcourir.

L’idée de communiquer avec d’autres prisonniers ou avec des vivants m’attirait beaucoup, mais je ne voyais pas comment m’y prendre. Je me demandais si c’était cette communication qui était l’objet réel des réunions spirites. J’imaginai de telles réunions, et pour faire plus vrai j’y fis participer des membres de ma famille, mais ce ne fut pas du tout convaincant. Alors je me penchai quelque temps sur la transmission de pensée. Mais là encore, la seule pensée qui valût la peine d’être transmise et la seule preuve de succès eût été de convaincre quelqu’un de m’exhumer et d’ouvrir mon cercueil jusqu’au moment où mon âme, mon moi pût se libérer. Mais alors je serais libre sans corps pour communiquer avec le monde que j’avais connu ? Autant que je sache, j’étais déjà libre de cette manière ! J’étais déjà dans le vent et sous le soleil ! Et puis tout cela avait en réalité une importance secondaire. Ce qui seul comptait, c’était que j’avais conscience de moi-même, et de moi seul, et que j’étais prisonnier dans la prison la plus parfaite jamais inventée par l’homme ou par Dieu. Comparé à mon sort, celui du petit ludion dans sa bouteille était le sort d’un homme libre. On peut toujours rêver de s’évader d’un donjon, d’une pièce, d’une bouteille, même d’un cercueil, mais personne ne peut s’évader de rien, d’un espace qui n’a pas de dimensions, de l’atome d’un atome, sinon de l’antiespace !

Un intellect (qu’étais-je donc de plus qu’un intellect ?) ne peut pas creuser de tunnels. Par conséquent, ma seule possibilité d’évasion était une évasion intellectuelle. Mais les usages de l’intellect sont infiniment plus restreints qu’on ne le croit généralement. Se souvenir, essayer de résoudre des problèmes, recomposer le passé à sa manière et envisager toutes les virtualités non réalisées, créer… voilà tout ce qu’il pouvait faire, et rien d’autre. Créer, évidemment, était le plus intéressant et le plus ardu de mes passe-temps.

J’écrivis ainsi dans ma tête un mauvais roman dont le héros était un impossible prisonnier, incapable de s’échapper de sa prison et tout aussi incapable d’échapper à son passé et à lui-même. Puis, comme un enfant, j’essayais d’inventer des choses qui n’existaient pas en m’aidant de mes connaissances terrestres : des formes nouvelles, des couleurs et des mots nouveaux. Je ne fis pas mieux que Joyce ou Picasso.

Mais je pris bien plus de plaisir à construire un pont sur la Manche entre la France et l’Angleterre. Sans connaître rien à l’architecture ou aux ouvrages d’art, je me mis courageusement au travail, je dessinai, je fis des plans, des calculs ; je dus même recommencer tout au début, parce que j’avais omis de tenir compte des marées et de la nature des sols dans lesquels j’allais enfoncer les piliers de mon pont. Je résistai à la tentation de surmonter les difficultés par des procédés magiques ou par l’intervention de quelque Super-man ; au contraire, je me donnai beaucoup de mal et je fis moi-même des milliers de travaux différents. Un jour que j’étais plongeur-scaphandrier, je laissai mon tuyau d’oxygène se rompre et je faillis me noyer, mais comme ma fin aurait été aussi celle de mon pont, je m’arrangeai pour être sauvé au dernier moment par un homme-grenouille.

Ce pont fut la première occupation qui me donna quelque réel plaisir, sans doute parce que l’esprit n’est satisfait qu’en créant. J’étais donc obligé de continuer à créer. Je construisis ainsi un énorme paquebot que je menai jusqu’à son lancement. Puis je bâtis de toutes pièces une ville nouvelle, en comparaison de laquelle Brazilia n’était qu’un petit village d’exposition des méthodes de construction. Avec l’éternité devant moi et aucune perspective de repos ni aucun besoin de repos, je pus réaliser tout ce programme sans « tricher » avec moi-même, en faisant de mon mieux. Après un paquebot et une ville, mon ambition ne connut plus de bornes et je me lançai dans la construction d’un barrage géant, mais même avec les moyens mécaniques les plus perfectionnés, j’eus vite assez de déverser l’une après l’autre des tonnes de béton dans mon barrage. Je menai pourtant l’ouvrage à son terme, car j’avais l’impression qu’il serait indigne de ne pas le terminer. Et ce fut pendant que je regardais l’eau monter derrière mon barrage — l’eau mettait cinq ans à remplir la vallée dans laquelle une ville et une douzaine de villages avaient été sacrifiés, pour être reconstruits ailleurs et bien mieux, inutile de le dire, — ce fut alors qu’une nouvelle idée m’attira : la création de la vie !

Pour créer la vie, il me fallait commencer par créer une cellule, et avec mon maigre bagage scientifique, c’était impossible. Mais la solution me vint brusquement à l’esprit au beau milieu de la cérémonie d’inauguration de mon barrage, au moment même où le nouveau Secrétaire général des Nations Unies allait parcourir en voiture l’immense muraille large de huit cents mètres… C’était facile, presque enfantin ! C’est moi qui serais la première cellule !

Mes connaissances en embryologie, pour le moins, étaient fort limitées, plus encore qu’en architecture. Pendant mes grands travaux, j’avais donné l’ordre à d’autres d’exécuter ce que je ne savais pas faire. J’avais utilisé des machines que je n’aurais jamais pu fabriquer ni assembler, mais pour créer de la vie, je serais obligé de tout faire par moi-même ! Pour commencer, je savais seulement qu’une cellule se divisait en deux cellules nouvelles, qui, à leur tour, se divisaient chacune en deux cellules, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’enfin, une montagne de cellules rassemblées devienne juste perceptible (je n’en étais même pas sûr) au microscope. Pourtant, en continuant à utiliser ce système de division par deux, je pourrais peut-être arriver à quelque chose. Mais alors ? Quand bien même j’obtiendrais une montagne de ces espèces de bulles de savon, à quel moment et comment la vie y ferait-elle son entrée ? Il fallait que je commence avec une cellule qui donnerait la vie, mais je n’étais pas certain que les cellules eussent quelque chose à voir avec la vie elle-même. Il n’y avait donc qu’un seul moyen : laisser la bride sur le cou à mon imagination.

Il ne me fut pas facile de me transformer en cellule, car j’étais certain que ce qui existait de moi était bien plus petit qu’une cellule. Mon moi captif fut donc forcé de se concentrer et de faire un effort terrible pour grossir d’un million de fois au moins, afin de devenir une cellule microscopique. Comme j’avais donné carte blanche à mon imagination, j’étais obligé d’accepter ce qu’elle produisait : j’avais commencé avec une cellule à peu près sphérique, mais à ma surprise elle se divisa en deux cellules allongées qui se divisèrent à leur tour. Au bout d’un moment, là cellule allongée, qui était de nouveau moi, se divisa encore, et comme je ne pouvais pas me trouver dans plus d’une seule cellule, juste avant la division, je choisis celle qui promettait d’être la plus grosse des deux.

A ce moment, un changement inattendu bouleversa mes plans. J’attendais une nouvelle division, mais rien n’arriva. Je commençais à grandir et derrière moi un corps poussait, ou peut-être était-ce une queue ? Etais- je ? Pouvais-je?… Je n’avais conscience d’aucun environnement ni d’aucun milieu spécifique, d’aucun mouvement non plus, mais j’en savais assez pour m’étonner. Quoi que je fusse, je ne pouvais ni entendre, ni voir, ni sentir, mais j’éprouvais une étrange envie de bouger, de m’achever, comme la fin d’un commencement…

Tout arriva en un éclair. Elle était là tout près. C’était ma mère la Terre et j’étais un astronaute qui rentre après un long voyage dans les espaces. Si seulement je pouvais l’atteindre ! Je savais qu’elle était là, devant moi, magnifique et sphérique, tandis que je faisais des efforts pour progresser, des efforts désespérés et fous. Si seulement je pouvais traverser l’épaisseur de l’atmosphère sans être détruit… si seulement je pouvais atterrir !

Ça y était! J’avais traversé… et j’étais entré! Je criais, je hurlais, je n’arrêtais pas de rire et… je mangeais ! J’avais tellement faim et j’étais si heureux ! Je savais que celle que j’aimais m’attendait là quelque part dans l’obscurité chaude ! Ayant perdu mon corps, ma queue ou mon costume d’astronaute, j’étais de nouveau redevenu une cellule ou un noyau. J’étais toujours prisonnier, mais le prisonnier le plus heureux qui soit dans un monde inversé. Oui, j’étais bien à l’intérieur du monde et j’avais gagné, et d’une manière encore inexplicable. Et celle que j’aimais m’attendait, oui, elle m’attendait !

Comment nous nous sommes confondus, détruits, créés et recréés l’un l’autre, aucun poète ne l’a encore chanté. Je sais seulement que nous sommes JE et, naturellement, que je suis nous…, car nous avons recommencé à nous diviser en deux, mais cette fois il y a une différence : j’ai cessé d’aller de l’une à l’autre des cellules en division, je reste dans la plupart, dans toutes celles qui sont moi. Il y a bien d’autres cellules qui paraissent bien disposées à mon égard, mais qui ne sont pas moi. Encore une chose étonnante. Pour la première fois depuis ma… récession, j’ai des vides, oui, de vraies périodes de repos !

Mon moi, mon âme, subit elle aussi une transformation d’importance. Je recommence à me sentir cerveau autant qu’âme, et à l’extérieur de mon cerveau, qui est long et incurvé, absolument différent du cerveau qui m’a quitté il y a si longtemps déjà, je perçois une masse, une masse sans cerveau qui est aussi moi.

Dormir ! Oui, j’ai dormi merveilleusement. Ai-je dormi une minute ou un siècle ? Cela a peu d’importance. C’était un sommeil confortable, le sommeil dans la nuit d’un paradis pourpre et or. Et à mon réveil j’ai reçu un gros choc. Je suis devenu une entité, j’ai une queue !

Maintenant, j’ai compris. J’ai accompli une vraie merveille, un miracle d’imagination, bien supérieur à mon barrage ou à mon paquebot. Sans avoir les connaissances scientifiques nécessaires, j’ai réussi à imaginer la vie et, en l’imaginant, j’ai trouvé le sommeil. Oui, je suis un embryon imaginaire, et je sais que cette masse chaude à l’extérieur de mon énorme cerveau est un cœur prêt a vivre et je sais qu’il faut que je trouve le moyen de la mettre en moi ! Suis-je un poussin dans un œuf, ou un veau en puissance, ou peut-être quelque cheval extraordinaire qui va gagner des millions ? Quoi que je devienne, je vivrai entièrement la vie de ce que je serai. Et ensuite ? Puisque je sais comment m’y prendre, je pourrai facilement recommencer avec un autre animal.

Quel succès ! Merveilleux ! Croyez-moi si vous voulez, je suis un bébé. Un garçon. J’en ai eu conscience dès que j’ai commencé à donner des coups de pied, sans doute vers le cinquième mois.

Mais quel sommeil extraordinaire j’ai trouvé ! Dans ma vie d’homme, je n’avais jamais dormi aussi bien.

L’instant approche, ce n’est plus sans doute qu’une affaire de minutes. J’ai eu une grande frayeur quand le milieu chaud qui m’entourait s’est écoulé brusquement loin de moi, me laissant enveloppé dans une chair tendue. Je ne vois pas d’autre comparaison que celle-ci : imaginez un homme dans un sous-marin qui coule brusquement. Mon seul espoir est de me frayer un chemin, par tous les moyens, vers la surface.

Il y a déjà un bon moment que je lutte, que je m’évanouis et que je m’endors. Seigneur ! Comme ce tunnel est long… un tunnel qui colle à vous, qui vous tient et vous écrase. Maintenant je sais pourquoi tant de gens ont des cauchemars terribles dans lesquels ils se voient lutter devant des crevasses immenses, au pied de grandes falaises, de murailles, ou encore enfermés dans des tunnels trop étroits pour eux.

Oh! cette bande d’acier autour de ma tête ! Les forceps, bien sûr ! Hé ! Attention à mon oreille ! Mon oreille ! Quel bruit ! Mais quel bruit ! Et ce froid glacial qui vous saisit… Je suis sorti ! Je ne vois pas encore avec mes yeux, mais mon moi voit très bien la scène. Une clinique de première classe, encore plus luxueuse que celle où je suis mort… Des gants, des médecins masqués, des chirurgiens, des infirmières… quel spectacle ! Mais je n’aime pas beaucoup leur façon de me manier dans tous les sens. Ils paraissent tous s’amuser à me prendre par les talons et à me lancer comme une balle.

Voilà. On m’a habillé et on m’a transporté dans une chambre pleine de fleurs. Pas mal, cette fille dans un lit. Ma mère ! Seigneur ! Elle est vraiment très belle. Et ce type trop grand, avec cette affreuse moustache, qui me regarde en fronçant les sourcils ? Non, ce n’est pas possible ! C’est mon père ! C’est un menteur, un abominable menteur ! Il n’a jamais rien vu d’aussi laid que moi, et pourtant il se retourne et pleure en embrassant la dame dans le lit et lui dit que je suis très beau.

Je vais vivre d’autres vies, maintenant que je sais comment faire. Le sommeil, l’oubli total que donne le sommeil en valent bien la peine. Peut-être est-ce après tout un moyen d’atteindre à l’oubli… Non, je m’embrouille, mais le sommeil… merveilleux !

…et nous avons décidé de l’appeler Edouard, comme son grand-père. Il n’a encore que cinq jours, mais il est magnifique. Je ne sais pourquoi, mais, jusqu’à ce matin, son crâne et son visage étaient ceux d’un petit vieillard. Enfin, d’un seul coup, il est devenu un très beau bébé.

Nous vous embrassons tous,

Peggy.

La Dame d’Outre Nulle-Part – Georges Langelaan

Au poète Jean Cocteau qui m’inspira cette Eurydice.

Plus tard, tout le monde trouva normal que je me fusse chargé de mettre le nez dans les affaires personnelles de Bernard. J’en avais doublement le droit : j’étais son seul parent, et le responsable de la sécurité et du contrôle pour le secteur. J’étais venu habiter son pavillon, au bord du lac. Ç’avait été un accident, j’en étais persuadé, mais appelez cela comme vous voudrez, intuition, instinct, ou, ce qui serait plus près de la vérité, le flair acquis en trente années de métier, je fus certain, dès que j’eus mis le nez dans sa salle de séjour, que Berny y avait eu une part de responsabilité. Quand un chien veut cacher un os, il creuse un trou, l’enfouit dedans et le recouvre de terre ; un homme qui veut empêcher les autres de pénétrer un secret qu’il a écrit sur un papier, brûle ce papier et éparpille les cendres aux quatre vents. Les cendres étaient dans la cheminée. Beaucoup de cendres. Les rassembler n’eût servi à rien, car mon frère avait visiblement passé le pied dessus pour les écraser. Et pourtant, à la base du tas de cendres (donc, l’endroit qui aurait dû s’enflammer le premier), un bout de feuille avait été épargné. Je parvins à déchiffrer ces mots, tapés à la machine… Ne heure quinze demain. Vous aime… Entraîné par l’habitude, je tapai ces mots sur la machine à écrire de Berny pour comparer les deux textes, mais j’avais la conviction que c’était bien lui qui en était l’auteur. Et c’était arrivé à treize heures seize précises, ce qui est assez proche d’une heure quinze ! Et j’apprends du même coup que Berny avait eu une aventure amoureuse…

— Allez, mon vieux, au travail, cherche la femme ! marmottai-je à ma propre intention, en allumant ma pipe et en secouant les cendres durcies.

Je n’ai pas trouvé la femme, mais j’ai mis la main sur quelque chose qui ressemblait aux débris d’une photo. Un cadre vide, sur le dessus du téléviseur, me fit faire le rapprochement : c’était « son » cadre.

Et presque en même temps, je remarquai le microphone, près du cadre vide. Il était branché sur le téléviseur ; je mis le courant, laissai chauffer, et en parlant dans ce micro, j’entendis ma voix amplifiée par le haut-parleur du récepteur. Il n’était relié à aucun autre appareil.

Sur le bureau de Berny, je trouvai quatre feuilles de papier enfouies sous une pile de documents techniques. Au milieu de chacune de ces feuilles, quelques mots avaient été tapés à la machine, en capitales. Bernard avait-il reçu ces messages ou les avait-il lui-même préparés ? J’essayai de leur trouver un ordre, une chronologie. Trois semblaient aller ensemble, mais le quatrième me laissa perplexe. C’était le plus court : trois mots seulement : Etes-vous heureuse ? Sur les trois autres feuilles, voici ce que je lus :

Qu’est-ce que vous savez de moi exactement alors ?

Je voudrais bien pouvoir aller là-bas avec vous.

A supposer que je vous crois, que voulez-vous que je fasse ?

Morceau par morceau, petit à petit, je trouvai la réponse à ces questions. J’y ai passé deux années complètes. A dire vrai, sans ma femme, j’y serais certainement encore. Au début, je refusai d’ajouter crédit à ses découvertes, mais elle eut bientôt fait de me fournir des preuves irréfutables, et quand je’ fus enfin en possession de tous les éléments de l’histoire, je n’eus plus aucun doute : personne ne me croirait. Et même plus, si je me décidais vraiment à faire un rapport officiel, il y avait cinquante chances sur cent pour qu’on m’expédie à la maison de santé du coin. Mais maintenant que j’en ai fait une histoire, je ne risque plus rien ; si on la publie un jour, je pourrai toujours dire que c’est une histoire et rien de plus. Ma femme et peut-être un petit groupe de savants seront les seuls à savoir que c’est une histoire vraie.

De l’aveu de tous, mon frère Bernard était le cerveau de la famille. Au fil des années, je ne fus jamais surpris d’entendre dire qu’il faisait collection de diplômes et de certificats, un peu comme d’autres collectionnent les papillons et les timbres. Et je fus évidemment très heureux, quand il revint à Ray Falls avec le titre de docteur. Le Dr Bernard E. Marsden ! Et plus heureux encore lorsqu’à sa descente du train, il m’annonça qu’on l’avait nommé à un poste important à l’Institut de recherches nucléaires. Bernard habitait au bord du lac, au-dessus des chutes, dans un petit pavillon très confortable. Une vieille dame du voisinage venait chaque matin lui préparer son petit déjeuner et nettoyer la maison. Le soir, il

préparait lui-même son dîner. En dehors de son immuable bain matinal dans le lac, par tous les temps et toute l’année, ce n’était pas un sportif, mais il avait toutefois hérité de la solide charpente des Marsden, et de leurs yeux bleus ; j’avais acquis une bonne expérience de la bagarre dans la police, mais je crois qu’il m’aurait facilement battu.

Voici ce qui a dû se passer :

Un soir qu’il avait travaillé très tard sur des formules à chiffrer pour le cerveau électronique, Berny bâilla, s’étira, et se dit qu’il était largement temps qu’il aille se coucher. Mais il était bien placé pour savoir que s’il n’arrivait pas tout d’abord à oublier son travail, il ne dormirait pas de la nuit. Aussi avait-il pris l’habitude de descendre jusqu’au bord du lac en fumant sa pipe ; mais, ce soir-là, il pleuvait si fort qu’il décida d’allumer la télévision. L’écran s’illumina, deux hommes apparurent ; ils semblaient en conversation, mais il ne put rien entendre, et l’image manquait de netteté. Il essaya de régler le son et de mettre l’image au point, mais finit par y renoncer en se disant que son récepteur ou la station locale de retransmission fonctionnait mal. Il éteignit.

Quelques jours plus tard, après avoir terminé la dactylographie d’un rapport, il alluma de nouveau la télévision. Au bout d’une minute, il entendit une voix d’homme confuse et inarticulée, et quand l’écran s’illumina, il ne put voir que de vagues ombres le traverser dans tous les sens.

« Doit être en panne, » se dit Berny en manœuvrant les divers boutons de réglage de l’appareil.

Il était sur le point d’éteindre quand une main passa sur l’écran, très nette et très claire, et semblant tâtonner à la recherche de quelque chose. Immédiatement

après, elle fut remplacée par la tête d’un homme très âgé qui fit un clin d’œil, tourna la tête pour dire quelque chose que Berny ne put comprendre, et disparut en glissant, « un peu comme un poisson dans un aquarium », pensa Berny. Encore des bruits indistincts, des ombres fuyantes, et ce fut tout.

Berny regarda sa montre et prit le journal du soir. La dernière émission télévisée semblait être la réédition du journal télévisé à 23 h 35. Impossible qu’elle se soit prolongée jusqu’à une heure du matin ! Alors il y avait eu autre chose. Il faudrait qu’il fasse réparer son récepteur… Ou encore, c’était peut-être l’émetteur local qui expérimentait des images en couleurs ou une nouvelle méthode de transmission. Oui, dans ce cas, il s’expliquait très bien le manque de netteté des images et la mauvaise qualité du son. Le lendemain matin, il téléphona à Dick Rowlands, l’un des ingénieurs de la station locale.

Non, Berny, nous n’avons aucune expérience en cours. A quelle heure avez-vous dit ?

Une heure ou quelques minutes après. Et ça a recommencé il y a deux jours, mais encore plus tard. Avant-hier… Non, rien non plus. A l’écoute de quelle chaîne étiez-vous ?

La deuxième.

C’est bien nous. C’est peut-être une émission lointaine que vous avez captée, par suite d’une anomalie technique. Ça arrive, vous savez. Quelle sorte d’antenne avez-vous ?

Une antenne intérieure.

Alors, c’est très, très curieux. Voulez-vous me prévenir si ça se reproduit. Je viendrai tout de suite.

Deux jours plus tard, ça avait recommencé. Il avait revu les mêmes hommes aux formes vagues et enten

du à nouveau les mêmes paroles gutturales et à peine audibles.

Votre appareil marche très bien, Berny, dit Dick Rowlands, le lendemain. Ce que vous avez vu sur l’écran doit être un programme très lointain réfléchi par la stratosphère. Sans raison connue, il arrive que ces programmes soient captés par des récepteurs ordinaires.

Et d’où ça pourrait-il venir dans ce cas ? La Russie, l’Australie ?

Pas d’aussi loin à mon avis, mais on ne sait jamais. Vous n’avez pas reconnu la langue dans laquelle ils parlaient ?

Non.

Le jour où il m’emprunta mon téléviseur portatif, Berny acquit la certitude qu’il avait affaire à un phénomène très singulier. Les ombres étaient revenues sur son écran et il voulait savoir si elles apparaîtraient aussi sur un autre poste. Il les alluma tous les deux après le « bonsoir » final de notre station locale. Deux minutes plus tard, des ombres commencèrent à apparaître sur les deux écrans. Soudain, Berny se leva d’un bond. C’étaient bien les ombres et les visages qu’il avait déjà vus, mais ils différaient sur chacun des écrans ! Voilà qui excluait la possibilité d’avoir capté un programme lointain, ou alors il fallait supposer qu’il y en avait deux ! Quand les ombres disparurent et que le son s’éteignit progressivement avec son ronronnement habituel, il coupa le courant et alluma sa pipe. Il n’y avait que deux solutions. Des expériences, locales ou éloignées, dont Dick n’avait pas entendu parler, ou… ou toute autre chose. Il allait vérifier très soigneusement la première possibilité. Si c’était d’expériences qu’il s’agissait, elles n’avaient certainement pas un caractère très secret, puisque n’importe qui pouvait les capter.

Mais Berny s’était trompé sur toute la ligne. Il s’en aperçut quelques jours plus tard, quand le son lui parvint plus fort qu’à l’ordinaire. Il était prêt à diminuer l’intensité quand il entendit très distinctement une voix étrange qui semblait caqueter. Et presque aussitôt, une autre voix lui répondit sur un ton plus aigu. Une seconde plus tard, l’écran s’éclaira, et il vit très distinctement deux hommes qui parlaient. Visiblement, ils étaient japonais. L’un d’eux se retourna, montra l’écran du doigt, et ils s’avancèrent tous les deux en direction de Berny.

Ainsi donc, Dick avait raison, marmotta Berny. Une simple anomalie technique lui avait permis de capter un programme japonais. Les deux hommes sur l’écran s’étaient arrêtés de parler et regardaient vers la caméra. L’un d’eux dit quelque chose et pointa l’index vers Berny.

Puis il fit semblant de prendre un verre imaginaire et de boire. Simple coïncidence, pensa Berny en jetant un coup d’œil vers le verre de lait posé à côté de lui, et, cherchant ses allumettes dans sa poche ; mais le petit homme sur l’écran fouillait dans la sienne, et quand Berny, les sourcils froncés, eut trouvé ses allumettes et eut commencé à allumer sa pipe, le petit homme le singea avec une pipe imaginaire. L’autre Japonais, qui était resté spectateur de la petite scène, se mit à rire et dit quelque chose ; aussitôt, trois ou quatre personnes, dont une ou deux portaient des robes très simples, vinrent emplir l’écran, les yeux fixés sur Berny.

Le verre de lait, la pipe, leur façon de le regarder et de parler de lui, tout cela ne pouvait avoir qu’un sens : il se trouvait placé à l’un des bouts d’une expérience fantastique. Il avait sans doute affaire à des ingénieurs, des Japonais, semblait-il, qui avaient découvert un procédé permettant de transformer en émetteur-récepteur de télévision un simple récepteur. Mais il ne pouvait pas se contenter d’une hypothèse. Sans quitter des yeux l’écran, il dénoua lentement sa cravate ; aussitôt, faisant un léger salut accompagné d’un ricanement, le petit homme qui était au centre de l’écran fit semblant de l’imiter. Le doute n’était plus possible.

Est-ce que vous m’entendez ? demanda Berny, qui sursauta au son de sa propre voix.

Ils le regardèrent tous fixement, puis l’un d’eux dit quelque chose très vite et un vieil homme qui portait des lunettes vint au centre de l’écran et dit très distinctement :

Parler anglais ?

Oui, dit Berny, très surexcité. Est-ce que vous m’entendez ?

Ils recommencèrent à parler très vite tous ensemble, et celui qui avait imité les mouvements et les gestes de Berny dit un mot au vieil homme, qui secoua la tête. La discussion se prolongea encore quelques instants et le vieil homme regarda Berny et lui dit :

Attendez, s’il vous plaît… oui, compris?

Vous voulez que j’attende ? demanda Berny, en se montrant du doigt.

Ils firent tous un petit salut.

Il n’attendit pas longtemps. Il resta stupéfait en voyant apparaître devant lui sur l’écran une jeune fille assez belle, vêtue d’une robe blanche très simple, qui s’avançait en rejetant ses longs cheveux sur un côté de la tête. Elle jeta un coup d’œil sur les hommes qui l’entouraient, et avança jusqu’à ce que ses deux mains étroites semblent toucher l’écran. Elle avait certainement entendu leur conversation, car elle regarda Berny. Les hommes s’étaient rassemblés autour d’elle et continuaient à parler. Elle attendit patiemment qu’ils aient fini, puis, les yeux rivés sur Berny, elle lui dit dans un anglais absolument parfait :

Parlez-vous anglais, s’il vous plaît ?

Oui. M’entendez-vous ? Qui êtes-vous ? Où êtes- vous ?

Elle le regarda d’un air triste, et ils se mirent à parler tous en même temps.

Apparemment, vous nous entendez, mais nous ne vous entendons pas. Avez-vous compris ?

Oui, dit Berny en faisant un signe de tête. Il fonça à son bureau, prit un stylo à encre rouge et écrivit en capitales sur une grande feuille : Pouvez-vous lire ceci ? Qui êtes-vous ?

Oui, nous vous lisons très bien, répondit-elle quand il eut placé son message devant l’écran. Nous… Mais elle fut interrompue par le caquetage d’une demi-douzaine de voix surexcitées autour d’elle. Levant les yeux vers Berny, elle dit simplement :

— On me dit que nous allons répondre à vos questions le moment venu. Nous voulons d’abord savoir qui vous êtes et où vous êtes.

Faisant « oui » de la tête, Berny fonça de nouveau pour apporter une petite table et sa machine à écrire qu’il plaça devant le récepteur. Il inséra une feuille dans la machine et tapa en capitales : Mon nom est Bernard Marsden. Je suis chez moi, à Ray Falls. Qui êtes-vous ? Où êtes-vous ?

Il mit la feuille à la hauteur de l’écran. En se penchant, la jeune fille put lire et traduire.

Où est Ray Falls ? Est-ce que ça ne serait pas le Centre de recherches atomiques ? demanda-t-elle, un instant plus tard.

Montrant du doigt la dernière question de son message, Berny fit un signe d’assentiment pour Ray Falls.

Attendez, il faut que je demande, dit-elle, se tournant vers ses compagnons.

Etes-vous prisonnière ? tapa rapidement Berny pendant qu’elle prenait conseil des autres.

La jeune fille regarda le message et sourit.

Non. Ces hommes sont des sages et ils sont très intelligents. C’est grâce à eux que nous avons pu entrer en communication avec vous. Il m’est difficile de vous expliquer où nous sommes, parce qu’à vrai dire, nous ne sommes nulle part.

Berny sauta sur sa machine à écrire, sous le regard curieux des hommes et de la jeune fille et il tapa très vite :

Je suis tout prêt à croire que c’est une expérience fantastique mais je ne veux pas qu’on se paie ma tête. Dites à ces types de jouer cartes sur table s’ils tiennent à ma coopération. Je répète : Qui êtes-vous ? Et où êtes-vous ?

Il tint la feuille un instant devant l’écran pendant que la jeune fille traduisait le texte. Ses compagnons regardaient par-dessus son épaule. Ils dirent quelque chose et aussitôt elle leva les yeux vers Berny et lui dit :

Ils doivent se mettre d’accord sur la meilleure façon de vous répondre. Voulez-vous avoir la patience d’attendre quelques minutes ?

Berny acquiesça d’un signe de tête. Elle poursuivit :

En attendant, je peux vous dire mon nom, Mr. Marsden. Elle jeta un coup d’œil en arrière par dessus son épaule. Je m’appelle Mary Seymour, et je suis originaire de Hull, dans le Yorkshire.

Elle fut interrompue par le retour du groupe d’hommes qui l’entoura. Le plus âgé d’entre eux, celui qui portait des lunettes, parla un bon moment. Enfin, elle se retourna vers Berny en souriant :

Ils veulent d’abord vous assurer que tout cela n’est pas une plaisanterie. Ils vont essayer de vous donner les moyens de comprendre, mais ce n’est pas facile et vous devrez faire preuve de patience. Nous ne faisons plus partie de votre monde… Non Mr. Marsden, je vous jure que je dis la vérité, et je vous prie de m’écouter… De votre point de vue, nous sommes morts. Non, nous ne sommes pas des fantômes. Je vous en prie, soyez patient !

Berny avait haussé les épaules en signe de doute. Aussitôt les hommes se rassemblèrent et semblèrent se concerter à nouveau. Ils parlaient à toute allure.

Ils disent que si vous ne voulez pas m’écouter jusqu’au bout, nous allons quitter votre écran et essayer chez quelqu’un d’autre.

D’accord. Je vous écouterai jusqu’au bout, tapa Berny le plus vite qu’il put.

Merci. Où en étais-je?… Ah ! Les hommes qui m’entourent sont des Japonais. Quelques-uns de ceux qui furent tués juste au centre de l’explosion de la bombe atomique de Nagasaki. J’y étais aussi, et je fus, pour parler comme vous, tuée dans les mêmes circonstances.

Vous mentez, griffonna Berny sur l’une des feuilles qu’il avait déjà utilisées.

Au nom du ciel, supplia la jeune fille. Il n’y a ici qu’une seule personne capable de vous donner l’explication. C’est le professeur Kizoki. Personnellement, je n’entends rien aux choses scientifiques, mais je ferai de mon mieux pour traduire ce qu’il me dira. Il tient d’abord à vous faire savoir que nous n’avons pas été tués. Nous n’avons pas été tués parce que nous nous trouvions au centre même de la désintégration moléculaire et atomique. La réaction en chaîne qui a produit cette désintégration a gagné le temps de vitesse, je dis bien « gagné le temps de vitesse », ce sont les mots du professeur. D’ailleurs vous savez de quoi il s’agit. Pour vous donner une approximation, ça s’est passé beaucoup plus vite… à une vitesse beaucoup plus grande que celle de la lumière, qui, comme vous le savez peut- être, est la vitesse la plus élevée connue de l’homme.

— A quelle vitesse ? tapa Berny avec un ricanement.

Elle posa une question, attendit la réponse du professeur et se tourna vers Berny.

Vous ne pouvez pas comprendre, mais pour vous en donner une idée, le professeur suggère ceci : supposez que ça se soit passé à une vitesse telle que selon la seule théorie de la relativité, et avec vos unîtés de temps, la désintégration ait été complète, avant ou du moins, presque avant d’avoir commencé. Ecoutez-moi, je vous en prie. Le professeur dit qu’il ne voit pas d’autre moyen de vous donner une idée de cette vitesse ou une possibilité de comprendre.

Berny fit plusieurs fois oui de la tête, et elle poursuivit :    .

Le résultat de tout cela est au moins aussi difficile à expliquer, mais le professeur suggère ces deux images d’un état à trois dimensions dans un univers à quatre dimensions, nous avons été transférés ou changés en un état à quatre dimensions dans un univers à cinq dimensions. Ou, si vous voulez, nous sommes devenus une forme de l’antimatière, ce qui revient au même, dit le professeur. Est-ce que ça vous paraît clair ?

Berny tapa rapidement sur sa machine :

Théoriquement, c’est possible, mais je n’y crois pas. Pouvez-vous me donner des preuves ?

Je pense qu’ils pourront vous en donner, dit-elle en souriant avant de traduire.

Est-ce que vous le croyez ? tapa Berny, tandis qu’elle écoutait le professeur.

Oui, parce qu’il n’y a pas d’autre explication possible.

Comment puis-je être certain que vous n’êtes pas dans un studio quelque part et que vous n’êtes pas en train de monter le meilleur canular de votre vie ?

Non, Mr. Marsden. Je vous assure que c’est la première fois que je me vois depuis… depuis que j’ai disparu à Nagasaki. Mais, écoutez-moi bien : le professeur dit qu’il peut vous donner une preuve par l’absurde. Par exemple, vous pourriez facilement vérifier l’existence réelle de deux au moins de ceux qui sont ici et qui étaient très connus à Nagasaki. Le professeur dit que vous pourrez trouver des photos de lui dans de nombreux ouvrages à Tokyo, et aussi qu’il a figuré sur la liste des victimes de la bombe de Nagasaki. Il dit qu’il était très connu dans les milieux scientifiques pour ses travaux sur l’œil. Il ajoute que, lorsque vous aurez vérifié tout cela, ce qui devrait aller très vite, le simple fait que vous ayez pu converser avec nous dans votre téléviseur sera une preuve de plus, une preuve encore plus convaincante.

Et vous, Miss Seymour ? Puis-je trouver quelque part une photo de vous et des renseignements sur votre vie ?

Oui ! J’ai une tante qui vit encore à Hull. Je sais qu’elle détient une photo de moi où je suis vêtue en infirmière ; cette photo date du début de mon apprentissage à l’hôpital de Hull. Vous devriez pouvoir retrouver ma trace très facilement. Vous découvrirez que j ai été expédiée à Singapour, et qu’à l’arrivée des troupes japonaises, j’ai été portée disparue. Je fus amenée au Japon, avec deux autres infirmières. L’une d’elles vit d’ailleurs toujours, je peux vous donner son nom et son adresse, elle confirmera ce que je vous ai dit. Nous nous sommes quittées à Yokohama.

Comment pouvez-vous savoir qu’elle vit encote ?

je l’ai vue très souvent. Je dois vous dire que nous nous déplaçons sans aucune difficulté et très rapidement.

Etes-vous apparue sur son écran de télévision ?,

C’est la première fois que je parais sur un écran. Le professeur a essayé sans succès un bon nombre d’appareils ; mais les conditions favorables sont rarement réunies. Nous ne pouvons intégrer une image de nous-mêmes dans le courant d’électrons que sur un récepteur allumé mais libre, c’est-à-dire en dehors des heures d’émission. Si nous entrions en concurrence avec une image télévisée, nous courrions de graves dangers. Et, comme vous l’imaginez facilement,. les gens n’ont pas l’habitude de laisser leurs récepteurs allumés quand il n’y a rien à voir. Il se trouve tout simplement que vous êtes la première personne dont il ait réussi à attirer l’attention.

Si je vous croyais (Je n’ai rien dit de tel, remarquez-le bien). Que voulez-vous que je fasse ?

Que vous serviez de liaison avec certains savants que le professeur voudrait joindre.

Etes-vous nombreux? Avez-vous rencontré des gens qui sont dans votre cas ?

Oui. Beaucoup de gens que nous avons du mal a comprendre. Des êtres venus d’autres mondes. A quoi ressemblent-ils ?

— Je ne sais vraiment pas… Les formes, les traits, les sons, rien de tout cela n’a de sens dans notre… dimension. C’est impossible à expliquer.

L’image sur l’écran trembla soudain : une sonnerie de trompettes et un bref claquement de cymbales accompagnèrent la projection sur l’écran, de l’horloge de l’hôtel de ville de Ray Falls. Berny, surpris, jeta un coup d’œil sur sa montre et courut à la fenêtre. Un peu en contrebas, réfléchie par les eaux lisses du lac, une bande de ciel rose lui confirma qu’il était bien six heures et qu’une nouvelle journée venait de commencer.

Berny prit la décision de garder pour lui sa « vision », du moins pour le moment. En arrivant à l’Institut de recherches, un peu plus tard, il gagna directement la bibliothèque et passa une partie de la matinée à consulter des ouvrages qu’il n’avait pas ouverts depuis des années. En théorie, il semblait presque impossible que des atomes composant un objet, ou même un animal, puissent être transposés en quelque chose d’entièrement différent tout en restant une entité.

Berny resta debout toute la nuit, mais la lumière tremblotante de son écran ne composa aucune forme. Le haut-parleur ronfla et craqua jusqu’à l’apparition de l’horloge avec son habituel accompagnement de musique, à six heures le lendemain matin.

Pendant toute une semaine, Berny passa ses nuits devant son téléviseur, attendant en vain le retour de Mary. Sans pouvoir imaginer comment, il n’était pas tout à fait certain qu’il n’avait pas été joué. D’ailleurs, même dans ce cas, quelqu’un avait fait une découverte scientifique prodigieuse. Cependant, il doutait que quelqu’un ait pu aussi bien jouer le rôle de Mary Seymour ; son visage avait exprimé avec une vérité poignante sa douceur et la simplicité de son drame. Tombait-il amoureux d’un visage, d’une ombre entrevue une seule fois sur son écran de télévision ? Mary existait-elle ou non ? Elle lui avait dit qu’elle n’était pas un fantôme, mais elle lui avait laissé entendre qu’elle n’était plus une personne humaine.

Quand il s’assit devant son petit déjeuner, Berny avait pris une décision : il vérifierait l’histoire de Mary Seymour. Dans ce but, il demanda un congé pour se rendre à Hull.

En rentrant à Ray Falls, trois semaines plus tard, Berny avait acquis une certitude : Mary Seymour avait réellement existé. A Hull, la directrice de la Royal Infirmary lui avait confirmé que Mary Seymour avait effectivement été infirmière de l’établissement. Sans même consulter ses archives, elle lui avait dit que Miss Seymour était partie pour Singapour avec un groupe de médecins et infirmières, tout au début de la guerre et elle lui avait montré la plaque de marbre sur laquelle le nom de Miss Seymour avait été inscrit.

A la section locale du Y W. C. A., la secrétaire se souvenait très bien de Mary Seymour qui y avait habité quelques mois. Le premier A. Seymour qu’il avait trouvé dans l’annuaire du téléphone avait été le bon. Oui, Mrs. Anne Seymour avait bien eu une nièce qui avait disparu pendant la guerre. Pouvait-il passer la voir ? Très volontiers. La vieille dame avait confirmé tout ce qu’il savait déjà et, sous le prétexte de vérifier la liste des Anglais présents à Singapour au début de la guerre, il était parti avec la preuve qu’il n’avait pas rêvé. Cette preuve était une photo de Mary Seymour, vieille de vingt ans, et c’était bien la même jeune fille qui lui avait parlé à travers l’écran de son téléviseur.

Avant même de défaire ses valises, Berny s’assit à son bureau pour classer ses notes. Il n’avait plus aucune hésitation maintenant. Il allait rédiger un rapport aussi précis, aussi documenté et aussi complet que possible. Il le soumettrait au professeur Holmes, le directeur général de l’Institut. Il était certain que Holmes le croirait, mais même au cas où il lui déconseillerait de le publier en alléguant qu’il était trop fantastique, Berny était résolu. Il publierait son rapport, dût-il le faire imprimer par le journal local. Il s’arrêta et considéra la photo de Mary Seymour. Puis, il se leva et prit un cadre sur une étagère, en enleva une vieille photo et y glissa celle de Mary. Au lieu de replacer le cadre sur l’étagère, il le posa sur le téléviseur. Il regarda sa montre, alluma l’appareil et, une minute plus tard, avant même que l’écran ne se fût illuminé il comprit aux bruits qu’il entendit, crissements de pneus, avertisseurs de police, coups de revolver, qu’il avait droit à un film policier. Il baissa le ton et revint à son bureau.

Il dut travailler un bon moment car au moment où, fatigué, il bâilla, s’étira et tourna la tête, Mary était sur l’écran en train de lui parler.

Mary ! dit-il dans un souffle…

Il bondit et mit toute la puissance.

… ne veux pas.

Répétez, s’il vous plaît, tapa-t-il très vite sur sa machine.

Nous savons que vous préparez un rapport sur nous, mais vous nous supplions d’abandonner ce

projet.

Mary, je sais maintenant que tout ceci est vrai. Où sont les autres ?

Ils ne veulent plus apparaître sur votre écran. C’est douloureux… et… deux de nos amis ont été détruits la dernière fois.

Vous n’avez pas trop souffert ?

Non, mais me promettez-vous de ne pas faire ce rapport ?

Pourquoi ? Il écrivit ce mot à toute vitesse avec son crayon.

Ce sont les autres qui ont pris la décision. Même si nous pouvions revenir sur la Terre, nous ne le voudrions pas. Et la majorité s’est prononcée contre toute nouvelle communication avec… avec les gens de la Terre.

Berny lui remit sous les yeux le papier sur lequel il avait griffonné pourquoi ?

Les humains… les gens de la Terre sont méchants.

Il prit la photo de Mary et la lui montra,

Oui, je sais. J’y étais, dit Mary en souriant.

Mary ! M’avez-vous suivi partout ?

Je ne puis vous entendre… Berny !

Il tapa la question sur sa machine et la lui montra.

Oui. Nous allons où nous voulons sans difficulté et je me trouvais justement à Hull quand vous êtes arrivé.

Mary, êtes-vous heureuse ?

C’est tellement différent ici… tellement différent. Oui, Berny, mais un bonheur que vous ne pouvez pas comprendre.

Comment vivez-vous ? Que faites-vous ?

C’est impossible à expliquer. Voyez-vous, toutes les choses simples et toutes les choses qui ont un sens pour vous n’existent absolument pas ici. Par exemple, nous n’avons pas de forme. Nous sommes, tout simplement.

Alors, comment pouvez-vous vous voir les uns les autres ?

Nous ne nous voyons pas. Nous savons que nous sommes là ; c’est d’ailleurs beaucoup mieux ainsi. Comment vous expliquer? Quand vous me regardez, vous voyez seulement mon visage. Ici, quand nous nous rencontrons — et d’ailleurs sans nous rencontrer — nous ne voyons pas l’extérieur ni l’âme des autres, nous les connaissons. Je veux dire que si toutes nos connaissances sur les autres pouvaient se transformer en visions, ce serait comme si vous pouviez voir quelqu’un sous tous les angles en même temps, y compris à l’intérieur.

Pouvez-vous lire dans les pensées des autres ?

Non, je ne vous ai pas dit cela, quoique nous n’ayions pas à lire dans les pensées des autres… Nous les connaissons tout simplement.

Alors, comment communiquez-vous ?

Nous n’avons jamais besoin de communiquer. Nous savons, mais… c’est inutile, vous ne pourriez pas comprendre.

Je pourrais essayer.

Oui, Berny, mais… Je crois que je ne pourrais pas vous expliquer.

Pouvez-vous nous voir et lire dans nos pensées de la même façon ?

Non, parce que vous n’avez que trois dimensions. Mais nous pouvons nous promener parmi vous, vous regarder et vous écouter.

Pourquoi ne m’entendez-vous pas maintenant ?

Parce que pour vous permettre de me voir et de m’entendre, je dois m’insinuer, disons mes atomes, dans votre tube cathodique, si c’est bien comme cela qu’on dit.

Qu’est-ce que vous savez de moi, Mary ?

Je crois que je sais tout de vous, Berny. Je suis près de vous depuis longtemps, surtout depuis que vous avez rendu visite à ma tante à Hull.

Il rougit, eut un instant d’hésitation et tapa enfin :

Je pense que vous savez que je vous aime ?

Oui, Berny. En fait, je le savais avant vous, je crois.

Connaissez-vous aussi l’avenir ?

Pas de la manière dont vous le connaissez.

Est-ce que je compte pour vous, Mary ?

Oui, mais d’une manière très différente.

Il ne peut y avoir qu’une seule manière.

Oh ! Non! dit-elle en riant. Mais là encore, vous ne pourriez pas comprendre.

Mais je compte quand même pour vous ?

Oui. Pour être juste, selon vos… vos critères, je… je pense que moi aussi je vous aime, Berny. J’aimerais pouvoir vous rejoindre là-bas.

Ça n’aurait aucun sens pour vous, Berny. Je vous assure qu’il est impossible d’embrasser quelque chose qui, pour vous, n’a pas de réalité matérielle. Mais je m’attarde, il faut que je vous quitte. Est-il tard? Ici, nous n’avons plus conscience du temps.

Berny acquiesça de la tête et lui montra l’heure.

Oh ! Il est tard. Bonsoir, Berny. Au revoir.

Elle lui envoya un baiser et se glissa hors de l’écran qui continua à clignoter, tout blanc maintenant. Aucun bruit ne sortait plus de l’appareil.

Pendant le reste de la nuit, Berny resta éveillé à travailler. Il réfléchit beaucoup et écrivit beaucoup.

Entre autres, il avait achevé, le matin venu, une lettre dactylographiée de trois pages pour Mary Seymour.

Le lendemain, au lieu de continuer son rapport, il alla voir son électricien et lui acheta un micro. Rentré chez lui, il l’installa de telle façon que, en parlant devant, sa voix était amplifiée par le haut-parleur de son téléviseur. Sur une autre feuille dactylographiée, il rédigea une explication : il espérait qu’avec ce procédé Mary l’entendrait et qu’ainsi il n’aurait plus à s’exprimer par le canal fastidieux de la machine à écrire. Il disposa soigneusement cette feuille avec sa lettre de trois pages devant l’écran de son poste et, tard ce soir-là, quand les émissions locales furent terminées, il laissa l’appareil allumé.

Il était dans sa cuisine, occupé à préparer une collation de lait et de biscuits, quand il entendit Mary l’appeler :

Berny ! S’il vous plaît, n’utilisez pas ce micro tout de suite. Je crains qu’il n’ait les mêmes suites que l’arrivée d’une image télévisée. Ça pourrait être dangereux, vous ne croyez pas ?

Berny claqua la porte de son réfrigérateur et vint en courant débrancher son micro.

Berny, ça marche, ça marche merveilleusement, dit Mary d’une voix émue. J’ai entendu très distinctement cette porte claquer et je n’ai eu aucun mal. Essayez de dire quelque chose… à voix basse pour commencer.

Tremblant comme une feuille, Berny murmura :

Mary, je vous aime.

Merci, Berny. Je le savais déjà. Je sais aussi tout ce que vous avez écrit, parce que dès que je reprends mon autre « état » je reste près de vous et je peux voir tout ce que vous faites.

Et vous avez regardé par-dessus mon épaule pendant que je rédigeais ?

Non, pas exactement. J’étais en même temps dans vos doigts, dans le papier sur lequel vous écriviez… mais comment vous expliquer cela ?

Ce que je comprends, Mary, c’est que vous m’aimez… et il faut absolument que nous trouvions une solution à cela.

Quelle solution ?

Enfin, chérie, vous n’êtes pas un fantôme. Vous êtes vivante, très vivante même ! La preuve, c’est que vous pouvez apparaître sur un écran de télévision, parler et discuter intelligemment. J’en conclus donc ceci : vous êtes vivante, donc il y a de l’espoir.

Quel espoir, Berny ?

Je ne sais pas, mais si une bombe atomique a pu vous mettre là où vous êtes, et vous y mettre intacte, nous devons trouver le moyen de refaire l’opération inverse. C’est pourquoi je dois faire un rapport sur tout cela tout de suite pour permettre aux hommes les plus doués de travailler sur cette question.

Berny, vous êtes un amour… mais c est tout à fait impossible, dit Mary, les yeux pleins de

larmes.

_ Mary, il doit bien y avoir un moyen de… de vous sauver!

Nous n’avons pas besoin d’être sauvés, Berny. Et les autres, de toute façon, ne veulent pas être sauvés… Berny, si vous dites un seul mot de notre aventure à qui que ce soit, vous ne me reverrez jamais.

Comment pouvez-vous me dire cela !

Le choix vous appartient, Berny. Je reviendrai ici demain soir si notre secret est toujours un secret. Sinon… vous allumerez votre poste inutilement.

Non, ne partez pas encore.

Mais son visage souriant avait déjà disparu.

Elle n’apparut pas le lendemain soir, ni le suivant. Le troisième soir, juste après la fin des émissions régulières, elle parut soudain, tenant serré contre un côté de son visage quelque chose qui ressemblait a un foulard.

Mary ! Qu’est-ce qui s’est passé ? Regardez-moi ! dit Berny en s’approchant de l’écran.

Berny, mon chéri… Je n’aurais pas dû venir. Je commence à en ressentir les effets, et on craint que je me désintègre lentement si je continue à paraître sur votre écran.

Oh ! ma chérie, comment cela vous atteint-il ? Montrez-moi votre visage !

Je préférerais que vous vous souveniez de la Mary qui est sur la photo. Il faut que je parte, Berny. Vous me comprenez, n’est-ce pas ? Et rappelez-vous que je suis près de vous, parce que, du moins en termes terrestres, je vous aime.

Mais, Mary, attendez ! Comment allons-nous communiquer ?

Je serai près de vous, Berny. Si je reste plus longtemps, ce sera une séparation d’une tout autre sorte. Rappelez-vous bien : je ne suis pas morte. Au revoir, mon… Au revoir, Berny !

Berny se pencha sur l’écran, elle vint tout près, embrassa la surface de verre et s’évanouit.

Berny laissa aller son travail à la dérive pendant les semaines qui suivirent. Ce fait ne passa pas inaperçu et le professeur Holmes, l’ayant convoqué dans son bureau, lui demanda s’il avait des ennuis. Oui et non, monsieur… Je… je travaille sur un rapport… quelque chose d’entièrement… et…

Bon. En tout cas, ne vous tuez pas au travail, Marsden, et prévenez-moi quand vous aurez fini. Je serais content d’en prendre connaissance.

Il avait fait faire copie de la photo de Mary et il en agrafa une à son rapport qui était maintenant achevé. Il le relut avec soin, hésita encore une semaine et, s’étant finalement décidé, il tapa sur sa machine un mot pour Mary. Il avait essayé une ou deux fois de parler à haute voix, et, tout assuré qu’il fût de sa présence à proximité, il s’était senti capable de continuer. Il relut son billet :

Mary, je vais essayer de vous faire revenir sur terre. Pour y parvenir, il me faut des meilleurs savants, et c’est pourquoi, comme vous le savez sans doute, j’ai fait un rapport complet de notre aventure. Je sais que vous ne m’approuvez pas, mais je suis sûr que vous me comprenez. Un jour, peut-être, vous m’en serez reconnaissante.

Il signa ce papier et le laissa en évidence sur son bureau. Il attrapa son chapeau et, au même moment, le téléphone sonna.

Oui, c’est bien le Dr Marsden.

Je m’appelle Perkins, docteur. Je viens de trouver votre numéro dans l’annuaire. Ecoutiez-vous la radio il y a quelques instants ?

Je suis désolé. Non. Excusez-moi, mais je n’ai pas de temps…

Attendez, docteur, ce n’est pas une plaisanterie. J’ai entendu un message radiodiffusé pour vous. Quelle sorte de message ?

On l’a passé en urgence entre les sports et le concert symphonique.

Et comment savez-vous que c’était pour moi ? Que disait ce message ?

C’était très court. Il disait simplement que le Dr Marsden, de Ray Falls, devait appeler Miss Seymour, sans faute, ce soir.

Et qui l’a lu ?

Je ne sais pas. Le speaker, sans doute.

Etait-ce un homme ou une femme ?

Enfin, docteur, je ne plaisante pas. Appelez vous- même l’émetteur. On vous donnera tous les renseignements que vous désirez. J’ai seulement voulu vous rendre service.

Et je vous en remercie infiniment.

Il avait à peine raccroché que la sonnerie retentit de nouveau.

C’est le docteur Marsden ? On a passé un message pour vous à la radio, il y a cinq minutes.

Je sais. Merci beaucoup.

Il raccrocha, et comme la sonnerie recommençait, il débrancha l’appareil, mit son chapeau et son pardessus et sortit. Une voiture de police s’arrêta près de lui devant l’entrée de son garage.

Etes-vous le docteur Marsden ?

Un policeman était sorti de la voiture et il alluma une lampe de poche qu’il braqua vers lui.

Oui, c’est moi. Pourquoi ?

Il y a eu un message urgent à la radio pour vous, et nous avons reçu plusieurs coups de téléphone de gens qui l’ont entendu.

Merci. Je l’ai entendu également et je m’en occupe.

Bon. Peut-on vous conduire quelque part, docteur ?

Non, merci beaucoup. Ce n’est pas si urgent que ça.

Berny alluma son téléviseur à 23 h 30 et regarda patiemment la fin d’un film, les dernières nouvelles, le dernier bulletin météorologique, et le bonsoir final de la speakerine. Une heure plus tard seulement, la lumière scintilla plus vivement et il se trouva face à face avec un homme chauve qu’il n’avait jamais vu.

Docteur Marsden, je me suis porté volontaire pour apparaître ici ce soir, et on m’a accepté parce que je parle anglais.

Où est Miss Seymour ? Pourquoi n’est-elle pas venue ?

Tout simplement parce qu’une seule apparition de plus pourrait être très dangereuse pour elle.

Et ce n’est pas dangereux pour vous ?

Ce le serait si je restais longtemps ou si je revenais fréquemment. C’est aussi dangereux pour nous que la radio-activité pour vous. J’ai donc peu de temps et je vous prie de m’écouter attentivement.

Miss Seymour va-t-elle bien ?

Oui, à condition de ne plus s’exposer…

Puis-je lui parler, même sans la voir ?

Non, mais ne m’interrompez plus, je vous en prie.

Ce que j’ai à vous dire est important et mon temps de sécurité est déjà presque terminé.

Bien. Allez-y.

Miss Seymour nous a parlé de vos plans. Nous ne sommes pas d’accord. Pour deux raisons : d’abord, nous ne voulons pas reprendre notre forme antérieure, et ensuite, les expériences que vous pourriez entreprendre peuvent avoir des suites fatales pour nous.

Et quel est l’avis de Miss Seymour dans tout cela? .    .

Vous m’avez promis de ne pas m’interrompre. Oui,

Miss Seymour est d’accord avec nous. Nous savons que vous ne pouvez pas réussir et nous vous en avertissons. Mais, pour être francs, nous avons peur des expériences que vous envisagez. Nous avons donc décidé de vous offrir quelque chose en échange de votre silence. Vous pouvez nous rejoindre sans trop de difficultés si vous le voulez. Et justement, Miss Seymour me prie de vous faire savoir que si, malgré son désir de vous voir conserver votre forme actuelle, vous décidez de nous rejoindre, elle n’y mettra pas opposition.

Et… m’épousera-t-elle ?

Si vous voulez, oui… Mais ça n’a pas de sens. Vous ne pouvez pas comprendre.

Comment dois-je m’y prendre ?

Pour vous, ça ne doit pas présenter d’obstacles majeurs. Placez-vous au centre d’une explosion atomique. Nous savons que vous n’êtes pas employé au service des explosions nucléaires, mais vous pourrez certainement vous arranger pour participer à un prochain essai.

C’est ridicule, grogna Berny.

Oui, peut-être. Je dois partir. Ma limite de sécurité est atteinte. Malheureusement, le temps compte quand nous apparaissons de cette manière. Avertissez Miss Seymour si vous vous décidez, et nous prendrons les dispositions nécessaires pour qu’elle vous retrouve.

Hop ! Une minute !

Mais l’homme était déjà parti.

Berny n’était pas homme à se suicider, mais en y réfléchissant bien, il ne s’agissait pas vraiment de suicide. Il subirait seulement une transformation qui n’avait rien de commun avec celle de la mort.

Quoi qu’il arrivât, personne ne dépendait de lui, et sa disparition ne causerait d’ennuis à personne.

Il eut tôt fait de s’apercevoir que le fonctionnement des divers dispositifs de sécurité rendait pratiquement impossible l’approche d’une bombe. En faire exploser une accidentellement semblait encore plus difficile. D’ailleurs, il abandonna très vite cette idée, parce qu’elle signifiait un grave danger pour beaucoup. C’était loin d’être aussi facile que le messager avait semblé le croire. Pourtant, un matin, il trouva un moyen. En parcourant des papiers qui avaient été mis par erreur sur son bureau, à l’Institut, il apprit qu’un de ses collègues, le professeur Brenden, était sur le point de faire exploser une grenade A expérimentale. C’était une grenade à main, qui, selon son inventeur, provoquerait une explosion nucléaire miniature capable de « détruire absolument tout dans un rayon de quelques mêtres. Elle présentait aussi l’avantage de n’entraîner aucune retombée radio-active, et par suite, il était possible quelques secondes après l’explosion d’occuper le terrain sans aucun risque d’exposition aux radiations. A la différence des grenades ordinaires, elle n avait pas de détonateur fusant. Quand on avait enlevé la goupille de sécurité, tout choc supérieur à deux kilos actionnait le détonateur.

Berny savait que s’il portait un intérêt trop manifeste aux travaux du professeur Brenden, les règles de sécurité à l’intérieur de l’Institut étaient telles qu’il serait interrogé et que, par mesure de précaution, une enquête serait ouverte et son secret peut-etre éventé. Ayant examiné toutes ces éventualités, il ébaucha un rapport concernant les moyens de réaliser des explosions très limitées, la charge nucléaire pouvant etre contenue dans une simple balle de fusil. Cette explosion ne serait dangereuse que dans un rayon de quelques dizaines de centimètres. Il était bien conscient des vraies difficultés qui faisaient obstacle à son projet, mais dans ce rapport préliminaire, il esquissa a grands traits les moyens de les surmonter. Le rapport achevé et remis à ses supérieurs, Berny n’eut pas a attendre longtemps. Le professeur Holmes entra un matin dans son bureau :

Vos idées sont intéressantes, Marsden. Vous semblez même plus avancé que Brenden. Dites-moi, que penseriez-vous d’une collaboration avec Brenden ? Il va commencer ses premiers essais. Vous pourriez lui être très utile.

En quelques jours, Berny apprit tout ce qu’il voulait savoir et établit en conséquence un plan d’action.

Il amorcerait l’une des grenades de Brenden, l’emporterait dans un entrepôt spécial, fermerait la porte blindée et ferait sauter la grenade à ses pieds. Il aurait préféré la faire exploser en plein air, mais il savait qu’il n’arriverait pas à tromper les détecteurs automatiques et les compteurs Geiger disposés à toutes les sorties de l’Institut.

Quand il fut assuré qu’il ne lui restait plus qu’à choisir son moment, Berny rentra chez lui et rédigea une lettre pour Mary, lui expliquant comment il comptait s’y prendre, et lui demandant de faire paraître un messager à la télévision, ce soir-là. A minuit quinze, treize heures exactement avant l’heure qu’il avait choisie pour son expérience, le même personnage chauve qui lui était déjà apparu se montra sur l’écran.

— Miss Seymour vous demande toujours de renoncer. Mais elle m’a dit de vous assurer qu’au cas où vous réaliseriez votre expérience, elle vous attendra.

Et il disparut.

Berny commit une erreur tragique. Il aurait dû jeter un coup d’œil sur les autres entrepôts souterrains. Dans l’un d’entre eux étaient stockées trois bombes tactiques de moyenne puissance. Dieu merci, une seule explosa ; elle était sans doute toute proche de la grenade de Berny. Malgré la relative faiblesse de cette bombe, Ray Falls fut durement touché. Six mille quatre-vingt-trois personnes moururent instantanément. Et sur les cent vingt-deux mille trois cent quarante-neuf personnes qui furent exposées aux radiations, huit pour cent seulement ont des chances de survivre. La partie est de la ville fut entièrement détruite, tant par l’explosion que par l’incendie gigantesque qui s’ensuivit.

Comment puis-je connaître ce qui est arrivé à Berny ? C’est ma femme qui m’a tout raconté. J’ai fait sa connaissance peu après la catastrophe, et elle resta très longtemps notre principal suspect. J’avais, quant à moi, la conviction que ç’avait été un accident. On l’avait trouvée dans les ruines de l’Institut de recherches. C’est la première équipe de sauveteurs qui la découvit. On l’emmena à l’hôpital pour la soigner d’une profonde brûlure, qui a d’ailleurs considérablement rétréci la partie droite de son visage. Elle était gravement choquée et avait totalement perdu la mémoire. Elle croyait s’appeler Mary, mais n’en était pas sûre, et malgré nos efforts, nous ne réussîmes jamais à l’identifier. Ce qui intriguait les médecins, plus encore que la perte de sa mémoire, c’est le fait qu’elle n’avait absolument pas souffert de la radio-activité intense qui tua tant de gens et qui en tue encore tant chaque jour. En tant que responsable de la sécurité, je la vis beaucoup, et elle sembla s’attacher à moi. (Elle disait que je lui rappelais quelqu’un). Quand, enfin, je lui proposai un soir de m’épouser, elle accepta très simplement. Après notre lune de miel, je vins vivre avec elle dans notre cottage du bord du lac, que j’avais hérité de mon frère Berny. Nous y arrivâmes un soir, et le lendemain matin, pendant le petit déjeuner, elle aperçut brusquement le téléviseur. Je crus qu’elle allait s’évanouir.

Immédiatement, elle recouvra l’usage de sa mémoire.

Maintenant, nous menons une vie très calme et nous sommes très heureux. J’ai mis en pièces le téléviseur, parce qu’il la rendait inquiète. D’ailleurs, nous évitons toujours de nous approcher des récepteurs de télévision, dans la mesure du possible. Je crois savoir ce qui lui fait peur.

Et j’en ai peur, moi aussi.

La Mémoire du Bois – Claude Seignolle

Malloye était mon copain de ce temps à pantalons de velours côtelés et à cafés-crèmes, que chaque artiste honore momentanément ou à vie.

Bienheureux d’une euphorique trentaine, nous ne doutions pas alors de pouvoir retenir à pleines mains les quatre fougueuses pattes du génie convoité : Malloye celui de la sculpture ; moi, de l’art dramatique.

Mais, de nous deux, ce fut Malloye qui, douce brute, eut la poigne la plus solide pour garder les pantalons de velours. Je m’engageai dans l’anonyme légion des journalistes-à-tout-dire, satisfait à la longue du nid de phrases creuses que je fis à mon nom.

Pour subsister sans mendier, Malloye, opportun, sut d’abord prendre le vent des goûts du moment et gagner plus que d’envie en taillant du sous-Un-tel ou du presque-Tel-autre en vogue, que lui achetaient à yeux fermés des Américains gobeurs de toutes œuvres d’art à la mode.

Il aurait vendu une traverse de voie ferrée, vernie et baptisée « Adam au supplice ».

Son atelier de la rue Mazarine était à la fois un entrepôt d’objets au rebus et la chapelle-à-boire pour tous les traîne-ciseaux de Saint-Germain-des-Prés, Malloye bon garçon, généreux comme le soleil en juin.

Mais, heureusement pour l’Art, il y eut soudain Esther.

Pas belle, la fille ! Sans âge, maigre jusqu’à l’os, blond filasse sur un visage farineux, une coriace haleine d’humus mouillé et, avec ça, toujours ironique, jamais copine avec d’autres que Malloye, comme d’une proie, lui qui trouvait à l’épouvantail un fascinant charme cruel.

Elle débarquait tout juste de quelque Lithuanie, ou je ne sais quelle autre Russie et, guidée par de mystérieuses intuitions slaves, sut d’abord le détourner de l’argent facile — ce qui, pour elle-même ne devait pas l’être —; puis, peu à peu, lui passer les menottes de la création personnelle, comptant sur l’amour pour en adoucir les douleurs.

Esther visa juste. Malloye, qui avait une secrète âme de croque-mort, se fossoya une place en plein expressionnisme nécrophage.

Jugeant l’air et le cadre de la rue Mazarine trop pur et trop clair, il loua place Dauphine un rez-de-chaussée pourvu d’une vaste cave profonde, voûtée de plusieurs siècles, où il enfouit son atelier, lui avec.

Je n’eus pas tout de suite accès à l’antre-à-Malloye. Esther veillant, impitoyable telle une porte-clefs de la Tour de Londres, sur la réclusion créatrice de son époux d’enseveli, car, oncques ne le voyait plus hors de là.

Parfois, elle consentait à m’offrir une amère liqueur de politesse forcée, mais nous n’en restions pas moins seuls, debout face à face dans leur studio du rez-de-chaussée réservé à la cuisine et au lit ; elle, à dire à tout bout de champ le mot qui congédie ; moi, celui qui aide à rester et gagne du temps. Cela sans que jamais je ne parvienne à atteindre la minute espérée où Malloye surgirait des Enfers ; lui, là-dessous peut être cadavre, égorgé depuis des semaines par cette femelle frisant le moribondage et goulue d’un mort pour elle seule.

Et cette stupide pensée aurait pu sérieusement prendre corps, tant la garce finissait par m’en donner l’impression avec son allure raide, fermant un œil tel un rapace fatigué tout d’un côté, si, un jour, l’ayant sensibilisée par ma tenace amitié — ou y trouvant son intérêt ? — elle ne m’avait enfin autorisé à descendre chez le génie es-Ténèbres.

… Mais de quel regard canaille elle m’accompagna !

Dans le sombre, je tâtais à semelle hésitante les hautes marches de pierre épaisse et j’arrivai en plein au-delà… Des bougies soignaient un climat équivoque, et une sourde musique d’orgue envoyait des bouffées d’enterrement. Ajoutez une soûlante odeur de suif en pleurs et une nauséeuse senteur de bois vermoulu.

Pourtant ce climat de deuil fut bien plus joyeux que la grimace qu’eut Malloye en m’apercevant !

Elle ne me laissa aucun doute : j’étais importun. Esther me l’avait vraiment transformé !

Après un mauvais grognement, je crus qu’il allait bondir et me mordre à la chien méchant.

Mais, en regardant autour de moi, je fus encore plus saisi et bouleversé par l’effroyable compagnie de Malloye. Le souffle me resta un long moment à mi-gorge, en boule douloureuse.

Battues par les vagues de la lumière douteuse qui coulait d’un peu partout avec des répits, telles les pulsations blêmes d’un foyer dispersé, jaillissaient et disparaissaient de longues planches sombres, sculptées ; relief en plein bois, précis et réaliste, étalant les pires cadavres de cauchemar : hommes et femmes en supplice statique, couchés longueur nature; détails animés par les ombres vivifiantes, çà et là rehaussés de couleurs idoines mais qui n’effaçaient pas le moisi naturel de ces horribles fresques.

Malloye avait saisi des poses d’agonies torturantes : chairs putréfiées de tons verdâtres et blanchâtres d’os apparents ; gestes envoyant des malédictions à les sentir ; visages quasi décharnés, douloureux et haineux de cris muets entre leurs mâchoires lancées en avant avec le visible besoin de donner des morsures empoisonneuses ; pourritures et ferments de pestilentes rondes bosses qui jonchaient le sol, ou grimpaient, sur d’autres planches, aux murs de cette repoussante fosse commune en décomposition figée.

Enfin, remis de la surprise qu’Esther ait pu laisser passer quelqu’un, ou, peut-être, me reconnaissant seulement ; satisfait de voir l’atterrement sincère et spontané que son œuvre secrète provoquait en moi, le compagnon estimé, Malloye se radoucit.

Il vint me prendre par le bras et, sans un mot, me guida de force entre les personnages de cette tragédie mortuaire que je frôlais avec répulsion, la peau moite et le cœur retourné.

Nous allâmes vers la coulisse de ses exploits. Là, il me montra ce que je compris et jugeai être son chef-d’œuvre.

Taillé en plein chêne, un homme jeune, vêtu d’un habit élégant destiné à paraître de salons en galas, se tendait atrocement convulsé, effroyablement expressif, mort récent encore avec ses chairs tout juste flétries. Son plastron amidonné était sauvagement arraché sur sa poitrine lacérée et hersée par ses ongles qui, m’expliqua Malloye, avaient continué à pousser aigus durant le temps de sa pseudo mort cataleptique. Celle-ci trompant les vivants, on l’avait livré à l’ensevelissement dans le ventre d’une bière cupide de son mort personnel : solide coquille d’un fruit à pourrir. Mais, revenu à un souffle normal et à la vie reprenante, l’homme, d’abord angoissé par les ténèbres, n’avait pas tout de suite compris — oh, peu de temps ! — et, soudain épouvanté jusqu’à la folie, passant par toutes les gammes de la mort, il avait usé, avec des hurlements venus de ses tripes, la bulle d’oxygène restée dans son cercueil en droit de trépassé. Les ongles d’une de ses mains étaient profondément enfoncés dans sa gorge tels des scalpels voulant l’ouvrir pour respirer par cinq bouches nouvelles. L’autre s’était brisée ongles et os au couvercle, en cherchant à le crever comme s’il n’était que le ventre d’un ballon posé là, prometteur d’air pur. Ses jambes, tendues raides, avaient couru sans répit dans une impossible fuite. Quant à son visage aux traits houleux, je chancelai de mâle fascination en voyant dans ses yeux vitreux, ravivés par

Malloye d’un féroce glacis, l’épouvantement arrivé au paroxysme où le feu de la peur sublime les chauffe à devenir des diamants qui éclaboussent les flammes crépusculaires de l’enfer des terreurs.

Tout cela était tellement ce que ce devait être, mais si rarement vu par les vivants que, là, dans cette tombe collective, je ressentis l’angoisse subite de l’enterré-vif qui va devoir se battre avec la seule arme de son vain souffle contre la mort, gagnante d’avance.

Et je suffoquai brusquement devant Malloye qui continuait à commenter son œuvre avec les mots et le sourire de la vanité satisfaite.

Je parvins à lui dire que je désirais partir et je m’éloignai aussitôt, trouvant une réconfortante allure de douceur aux autres trépassés qui, pourtant, m’avaient précédemment jeté dans l’anxiété.

Malloye me rejoignit au moment où je posais le pied sur la première marche.

—    J’espère que tu as compris d’où me venait tout cela, me dit-il, en cherchant à me retenir par le bas de ma veste.

Mais je n’éprouvais aucun désir de savoir quoi que ce fût d’autre sur son œuvre atroce.

Je montai rapidement l’escalier et je l’entendis me crier sur un ton victorieux:

—    … Maintenant Ils m’obéissent… Ils m’obéissent tous…

En me voyant sortir de la cave et traverser aussi vite que possible son studio pour partir, Esther posa à mon intention un index moqueur sur le bout de son nez.

Alors, pour la première fois, j’eus le temps de lui surprendre une toute autre teinte d’yeux : ses pupilles, habituellement vert d’eau, étaient devenues deux taches rouillées qui ressemblaient à la tête de gros clous carrés, enfoncés là comme pour la faire tenir debout contre la panoplie de notre monde qui… qui

ne devait pas être le sien.

Plusieurs nuits consécutives, je fus étouffé et roulé dans de boueux cauchemars où s’ébattaient l’un après l’autre, les personnages Malloyens. Ils m’étreignaient, me maudissaient ou me suppliaient de les délivrer de leur honteuse exposition chez ce vivant sans pitié pour leur impudique laideur d’au-delà : celle-ci n’appartenant qu’à ceux qui l’avaient payée avec le haut prix d’une agonie rageuse.

Et pourtant, Dieu sait si, dans ma profession, j’avais vu les pires écrasés ou déchiquetés, mais jamais encore de morts vivant à ce point leur mort comme ceux de Malloye !

Une brusque flambée d’actualité me sauva de cette hantise et, bien que ce fût un meurtre, j’y trouvai un dérivatif salutaire.

Qui ne se souvient de l’assassinat de Liz Palmaire ! Le plus mystérieux des crimes ; la plus belle des actrices !

On la trouva étranglée chez elle, à Auteuil, sur son lit sans qu’elle ait appelé au secours, les pupilles dilatées par une brusque et angoissante surprise. —

A vrai dire, elle était autant morte de peur que la gorge broyée.

Or, il était absolument impossible de pénétrer dans l’hôtel particulier de Liz Palmaire qui, idole, subissait les assauts inlassables de ses admirateurs ; au point que la police devait se livrer à d’incessantes rondes afin d’enlever ceux venus dormir contre sa grille pour y trouver la jouissance d’un sommeil presque partagé.

L’assassin ne pouvait être qu’un intime ; connaissant parfaitement les lieux, sinon comment aurait-il pu entrer à l’insu de dix domestiques attentifs, se relayant par équipe et se méfiant même de leur propre ombre ! Pour parvenir à la chambre de sa victime il fallait qu’il sût où passer sans risquer de se faire voir. Ce que comprit tout de suite le commissaire principal Jeandhomme, porté du jour au lendemain à l’égale célébrité de Liz Palmaire par un public qui l’encouragea à venger la perte de sa divine.

Sébastien, le plus ancien serviteur de la maison, révéla alors qu’il existait un couloir et un escalier secret partant derrière une cloison mobile de la buanderie et aboutissant au fond d’un des deux placards qui encadraient le lit où fut trouvée Liz.

La seule personne, à part lui, ayant connaissance de ce passage réservé à l’amour, était Monsieur le Marquis Marc Alexis d’Aultremont, l’ancien propriétaire de l’hôtel et premier grand protecteur de Mademoiselle Palmaire au temps où celle-ci n’était qu’une discrète élève du Conservatoire, et —

Sébastien osa l’avouer — tributaire de certains autres messieurs, tous très honorables.

Elle réussit sur les planches et dans son avenir, Monsieur le Marquis lui ayant fait la donation de ses biens ; ce qui entraîna sa ruine totale puisqu’il lui offrit non seulement l’hôtel, ses terres charentaises et normandes mais, de surcroît, perdit l’amour intéressé de Mademoiselle Liz qui trouva alors plus décent de se montrer en compagnie de jeunes et beaux garçons, d’âge plus en rapport avec le sien. Autrement dit, elle l’envoya au diable des amants naïfs et imprévoyants.

En apprenant cela, Jeandhomme crut tenir son coupable ; le motif était évident : vengeance d’abandonné fort de sa connaissance d’un passage secret. Il fit ouvrir l’entrée confidentielle. On releva dans la poussière ancienne, de fraîches empreintes de pas. Ce n’était pas celles de Sébastien qui fut également mis hors de cause par ses collègues avec lesquels il avait manillé pendant l’agression. Ce ne pouvait être que le Marquis revenu.

Aussi le commissaire principal s’apprêtait- il à signer un mandat d’arrêt contre Marc Alexis d’Aultremont ; mais ce fut lui qui s’arrêta avant ! On savait officiellement que le Marquis, désespéré, s’était tiré une balle dans la tête voici cinq ans en forêt de Fontainebleau… Maintenant il appartenait à la terre des pauvres du cimetière de Milly-la-Forêt !

A partir de là ce fut le grand jeu habituel : dix suspects utiles à nourrir l’attente du public, ainsi que l’appétit des journaux, furent tour à tour arrêtés et relâchés après avoir laissé traîner l’espoir qu’ils étaient coupables.

Enfin, on pleura moins sur Liz Palmaire et Rêva Smyrne commença à faire parler de ses jambes, puis de son talent… Mais, c’est la vie !

Ces événements avaient réussi à me faire oublier Malloye et sa ménagerie de sculptures macabres, lorsque je reçus ce billet de lui : … Viens vite, il faut que je t’explique… Toi seul peut m’aider… Attention, méfie-toi d’Esther…

Ces simples phrases faillirent me vitrioler les yeux. En un instant, je plongeai par l’esprit dans l’œuvre repoussante et me sentis un suaire humide à même la peau.

Non, je ne voulais plus retourner là-bas. Et puis, le dernier regard d’Esther m’était resté aussi pénible qu’une extrême-onction.

Mais je ne pouvais le voir que là, … Alors ?

Alors, le lendemain matin, caché derrière un des arbres de la place Dauphine, j’épiai le départ d’Esther à ses courses, souhaitant que ses fournisseurs se trouvent à l’autre bout de la capitale.

La chance se fit bonne fille. Esther ne tarda pas à sortir, un panier à provision au bras. Je la vis s’éloigner vers le pont Neuf. Sans doute allait-elle aux Halles acheter en gros, Malloye ne boudant pas sur la nourriture.

Je me précipitai. La porte n’était pas fermée. J’en fus heureux et, tout à la fois, je le regrettai : j’aurais aimé être empêché d’entrer chez Malloye par Esther rien que pour me trouver quitte avec ma conscience de saint-bernard. Mais le sort en était jeté ! La main sur le cœur, je descendis dans la fosse.

Il m’accueillit tout de suite avec les affectueux élans d’autrefois, si bien que, réconforté, le décor me parut moins hostile.

Je dévisageai le retrousseur de linceul : Ah çà ! depuis ma dernière visite, il avait sérieusement maigri et son visage hâve avouait qu’un tourment le ruinait. Qui ou quoi pouvait bouleverser et détruire à ce point un tel insensible à la souffrance et à l’horrible ?

Il me prit aux poignets et me les serra violemment, comme pour mieux me faire comprendre par la douleur ce qu’il me hurla d’une voix encore plus désespérée que les lieux :

— …A présent, c’est moi qui dois leur obéir… Je suis perdu… Un, déjà, m’a contraint à… Et j’y suis allé… C’est épouvantable… Maintenant les autres veulent leur tour…

S’arrêtant, il me lâcha et détourna la tête pour geindre sur Dieu qu’il n’avait jamais voulu cela… C’était Esther… elle qui…

Comprenant que je le dominais par le seul fait de sa culpabilité inavouée, j’exigeai qu’il s’expliquât : toutes ces phrases amorcées, et bien que restées sans queue, fouettaient ma curiosité.

Il m’apprit alors qu’il taillait ses sujets, non dans du bois ordinaire, mais à même de véritables planches de cercueil qu’Esther allait chercher dans des cimetières parisiens ou des environs, soudoyant les fossoyeurs, ne regardant pas à l’argent pour obtenir les meilleurs bois : ceux qu’elle désirait particulièrement, sans donner ses raisons… Elle s’y prenait si bien que les ensevelisseurs se coupaient en quatre pour lui fournir ce qu’elle désirait, quitte à creuser pendant la nuit et basculer à même la terre les débris humains, pour avoir leur caisse vide qu’elle faisait alors rapporter jusque-là, déclouée et remise en planches anonymes, par des transporteurs indifférents à ces marchandises mais heureux du bon pourboire et du coup de rouge qu’elle leur offrait sans lésiner.

Alors lui, Malloye, les descendait dans sa cave et, les posant l’une après l’autre sur des tréteaux, il les tâtait, les humait et créait le climat musical propre à chacune pour faciliter la révélation de la silhouette du défunt qui s’y était empreinte au moment de son horreur optima.

Lorsqu’il trouvait un sujet favorable à cette révélation, il entrait aussitôt en transes : ses gestes se faisaient d’eux-mêmes, guidés par un visage ; là, les contours d’un bras ; ailleurs la forme d’une jambe…

Ainsi, peu à peu, aidé par la lumière frisante des bougies disposées à cet effet, il trouvait les détails exacts des traits et attitudes ; faisant resurgir des cadavres comme photographiés par les parois de leur cercueil, lui medium de la mémoire du bois.

Il avait ressenti ce don dès sa première rencontre avec Esther qui, nous le savions, l’obligea aussitôt à ne plus se gaspiller dans le faux art. D’ailleurs, de son côté, Esther possédait la faculté de découvrir les cercueils contenant les morts les plus effrayants puisqu’il n’apparaissait sous le ciseau de Malloye que des êtres torturés par la haine ou la peur.

Mais, à la longue, ces sujets d’abord dociles, qui s’étaient laissé dévoiler ainsi par un maître du post mortem, l’avaient à leur tour pénétré de leur volonté apparemment inerte mais agissante… Certaines commençaient à exiger, et, récemment, l’un d’eux avait réussi à le mettre en état d’hypnose, l’obligeant à faire comme il désirait qu’il fît à sa place…

Oui, Malloye, obéissant et comme porté, était allé malgré lui à un certain endroit. Il ne se rappelait plus du tout où ; mais, là, il avait accompli une certaine chose terrible dont il se souvenait nettement… Et, il regarda avec honte ses deux énormes mains aux gros doigts écartés…

Suant à grosses gouttes, tremblant, il me montra alors, posé debout contre un mur, le relief d’un squelette intégral badigeonné d’une épaisse couche de peinture blanche, grumeleuse, qui lui redonnait du calcaire, et me fit comprendre que c’était celui auquel il avait obéi.

Troublé, je m’approchai. La face et les maxillaires avaient un sourire de crâne satisfait. Je regardai de plus près : un trou rond et net crevait le temporal.

—    C’est lui le vrai coupable… jura soudain Malloye en donnant un violent coup de pied qui retourna la planche face à terre, sa place normale.

Une plaque de métal galvanisé, rongée par la terre, y était encore fixée. Des lettres frappées au poinçon s’y distinguaient. Je me penchai et lus :

Marc Alexis décédé

Je revis aussitôt Liz Palmaire étranglée, et, l’esprit éclairé, je crus tout comprendre :

—    Alors, c’est toi ! m’écriai-je… c’était toi ! Et Malloye baissa la tête.

Deux Dents, Pas Plus – Claude Seignolle

DEUX DENTS, PAS PLUS…

En ce temps-là un fameux coup de poing m’avait brisé les dents du devant ; bref geste de rival, vite oublié sans rancune mais qui me jeta pour des mois dans le fauteuil d’inquisition d’un larmoyant vieux juif, petit Russien de bas quartier, encore en lévite, trembleur, myope et laid comme cent gorets en un. C’était un méticuleux, et la diversité des cas que lui soumettait ma denture en tesson le ravissait en lui permettant de se refaire la main. Il me gâtait de soins comme si je devais encore vivre cent ans à sourire.

Je le laissais à son plaisir car, arrivé à un tel point d’indolorance, je pensais aisément à toute autre chose, pendant qu’à la façon d’un marteleur-piqueur il m’enfonçait jusqu’à l’os sa roulette d’acier, en geignant avec nostalgie sur la disparition des solides et antiques maisons du ghetto de Minsk, où était resté son cœur d’enfant.

En ce triste temps-là, je promenais toujours une misère — une de plus ! une de moins ! — et qu’elle fût en gousset ou en chair, le mauvais état de l’un entraînant celui de l’autre, sans jamais me laisser le répit de pouvoir garder au creux de la main la plus petite bulle de joie baladeuse… Enfin ! n’en parlons plus, c’est du passé et tant mieux.

En trois mots : j’étais fauché de partout. Aussi, lorsqu’il eut économiquement cerclé mes débris d’incisives avec du commun métal blanc, j’envisageai la pose de deux canines en plastique. Le prix m’en fut soumis : si élevé que, ne voulant pas qu’il perdît trop d’argent avec moi, j’hésitai entre garder deux trous dans la bouche, ou… Et je lui suggérai l’emploi de dents inutiles à un autre qui, pour cause de décès, n’en avait plus besoin… Les crânes n’appartenant plus à personne couraient les amphithéâtres et les boutiques d’antiquailles t quelques coups de scie et l’affaire me serait profitable.

Il approuva mon désir judicieux et, le dimanche suivant, il alla secouer le célèbre pucier d’entre la Porte Clignancourt et Saint-Ouen, où il brica-braqua consciencieusement.

La chance voulut qu’il tombât des deux yeux sur un tas de breloques et de bijoux douteux d’Europe centrale, restes de la collection dispersée d’un balkanisant distingué, trahi par ses héritiers ; la chance, parce que dans un écrin de velours fané se trouvait mon affaire : deux superbes, canines assorties, peut-être un peu trop jaunes et voyantes, mais majestueuses à souhait ; vénérables vestiges d’un homme

viril, à juger leur splendide aigu ; reliques d’un saint tombé en désuétude ; d’un voïvode tout- puissant ; d’un brigand ayant égorgé une ville entière, ou, tout simplement, d’un amant trop aimé?

Qu’importait ! Ainsi passèrent d’un écrin dans l’autre les deux longues dents de là-bas. Je fus sérieusement remarqué. Hélas, pas longtemps. Mon cœur cessa d’ânonner la même chanson. Je décédai.

– Pour tout le monde ce fut un accident mortel ; mais, pour moi, il s’avéra très vite que ce n’était qu’un incident tout court : une simple transition.

On me bascula dans le noir glacé, sous une belle dalle de calcaire pustulé, seule richesse restée de ma famille, prodigue bien avant que je n’aie pu en profiter.

Quant à mon dentiste, il n’eut pas à me maudire pour impécuniosité. C’était un homme compréhensif : un client mort ne pouvait décemment payer.

A présent, je me sens heureux et sain comme jamais. Plus de gousset à remplir, ni de douleurs à repousser. Non, tout cela je le laisse aux vivants.

Ah ! le bon vieux dentiste de Minsk ; je lui dois des joies qu’aucun des meilleurs jouisseurs en vie ne pourrait ressentir.

Le bougre avait eu les yeux sales au point de ne pas remarquer sur le bout de chaque canine qu’il acheta, ce petit trou qui était l’orifice d’un fin canal central, traversant la dent. Mais, peut-être le vit-il et exigea-t-il qu’on lui fasse une remise pour mauvais état : petit gain qu’il me cacha, histoire de gagner une thune de mieux ?

Quant à moi je n’en ai d’abord rien su ; et même ! Il a fallu que, mort, je ressente une soif insupportable ; telle que, pour m’irriguer, je suis sorti de ma tombe. Rien ne m’a résisté et ne résistera jamais aux forces renouvelées qui m’animent chaque nuit.

Je ne dirai pas comment je me nomme, ni où je suis enterré — ce serait trop bête, hein ! On ne me trouvera que si on ouvre une à une les centaines de milliers de sépultures de la ville dont je saigne les vivants sans qu’il paraisse.

Le Christ Est Vengé – Claude Seignolle

LE CHRIST EST VENGÉ

—    La pie, vois-tu, est une des noires escarbilles d’enfer, trahie de blanc.

—    Je sais…

—    Elle a même, coquetterie infernale, sept poils du diable sur la tête.

—    Je sais… je sais…

—    Une sur cent porte dans sa chair un petit os de Satan.

—    Oui… je sais…

—    Alors tu sais que celle-là en est la messagère !

—    Oui… oui… Je sais… je sais…

—    Mais sais-tu le pire    ?

—    Comment peut-on    connaître pire quand on est à ce point accablé du diable !

—    Écoute : … Jadis, l’une d’elles, arracha l’épine la plus aiguë du roncier le plus sauvage de Judée et, à tire-d’ailes, alla l’offrir aux doigts bourreaux qui tressaient la couronne de douleur de Jésus.

—    Le Christ souffrit en plus. Cela s’est su à travers les siècles jusqu’en Berry, où encore, dans un village que je sais, les enfants de chœur jouent à vengeance…

— Le jour de la Passion, ils posent des gluaux sur un chemin où les pies d’aujourd’hui aiment venir donner oracle en volant, soit de droite à gauche pour dire ceci, ou de gauche à droite pour dire cela ; perdant tant ou tant de plumes ; jacassant de telle ou telle manière ; allant par deux ou seule… En un mot : généreuses de repentir en avertissant les hommes de leur destin.

— Sais-tu qu’aussitôt l’une d’elles engluée, les enfants de Dieu la saisissent méchamment et la maintiennent dans la prison de leurs doigts, tête hors dressée.

—    Sais-tu qu’alors le plus méritant de ces garçons lui enfonce dévotieusement, d’une tempe à l’autre et l’y laissant, cette longue aiguille si belle dans le chapeau de sa mère mais si douloureuse dans un tiède crâne de pie, même maudite…

—    O Mon Dieu, priez pour elle !

—    Puis une fine épingle à travers nuque et entre-yeux… puis une autre d’en dessous à en dessus… Et, le plaisir donnant envie, il perfore le crâne de partout avec dix, vingt aiguilles à coudre, si bien que celui-ci ressemble bientôt à une châtaigne vive…

—    O Mon Dieu, priez pour lui !

—    Sais-tu que pendant cette sainte torture, tous les autres hurlent joyeusement : Christ!… Christ !… Christ !

—    O Mon Dieu, priez pour eux !

—    Ensuite, ils vont gaiement à chaque porte de maison et montrent, contre monnaie, la pie aux yeux révulsés dans sa pantelante punition. Le Christ est vengé… Le Christ est vengé !… exultent-ils en signant avec le corps de l’oiseau, la poitrine des plus généreux… Et sais-tu que les vieilles pleurent doucement à la joie de savoir leurs petits enfants déjà en mérite de Paradis !

—    O Mon Dieu, priez pour nous !

Chute de l’oubli – George Langelaan

C’est la chute, la chute vertigineuse, interminable Je mon cauchemar ! Ce n’est qu’un rêve, je sais, mais cette connaissance purement abstraite ne change rien à l’horreur et à l’angoisse de ma chute dans le vide. Je sais que je rêve et que je ne me réveillerai qu’après l’écœurant ralentissement et l’arrêt brusque qui me laissera haletant et perdu sous mes couvertures où, saisi d’une nouvelle et incompréhensible terreur, je lutterai comme un forcené pour en sortir. Ces quelques instants de panique sont peut-être encore plus effrayants et terribles que la chute du rêve car, non seulement j’oublie tout, mais je suis soudain vide de toute connaissance sauf celle de la peur, une peur profonde, noire et terrible qui me vient du fond des âges. Mon instinct de conservation est alors si puissant qu’il m’est arrivé de déchirer une épaisse couverture de laine dans laquelle j’étais empêtré.
Je sais, c’est ce que les psychiatres appellent un rêve à répétition. Je l’avais beaucoup plus souvent étant enfant : souvent réveillée par mes hurlements étouffés, ma pauvre mère devait se lever pour m’arracher de mon lit saccagé et me rendormir dans ses bras. Je sais très bien ce que mon médecin en dirait, et ayant lu Freud, Adler, Jung et d’autres, je ne puis me résoudre à consulter un psychanalyste avec lequel je tricherai dès la première séance. Mon rêve est peut-être bien un souvenir de ma naissance, comme l’affirmeraient certains, mais c’est aussi autre chose : c’est une fin momentanée de toute connaissance des choses, connaissance qui revient dès que je suis hors du lit, mais qui pourrait un jour ne pas revenir ; si mon cœur continuait alors à battre, je ne serais plus qu’une sorte de larve mobile, à peine consciente.
A l’âge de quinze ans, mon cauchemar avait perdu beaucoup de son acuité et me visitait beaucoup moins souvent. Il avait complètement disparu lorsque j’épousai Edna. Puis ce fut la guerre et mon premier saut en parachute où je retrouvai mon vieux cauchemar devenu réalité. La chute, affreuse, vertigineuse dans le vent des hélices qui me bâillonnait, m’enveloppait la tête, m’étouffait, tout comme mes draps de lit lorsque j’étais petit. Je hurlai jusqu’à ce que la secousse du harnais me coupât la respiration, mais après, jusqu’au sol, je connus de nouveau l’épouvante de ne plus rien savoir, d’être seulement conscient de mon néant ! Mes réflexes avaient cependant dû être normaux car les instructeurs ne me firent jamais de remarques et je continuai mon entraînement. Mais chaque saut était un retour de mon cauchemar.
Ce ne fut toutefois qu’après la guerre, après notre deuxième lune de miel — quelle chose affreuse qu’une deuxième lune de miel — que mon cauchemar réapparut. Maintenant, il ne me quitte plus et revient presque toutes les nuits. Ces derniers temps s’y ajoute cependant une angoisse supplémentaire, quelque chose que je n’arrive pas à me rappeler, qui n’a aucun rapport avec mon cauchemar mais qui, me semble-t-il, pourrait y mettre un terme. C’est quelque chose concernant la mort d’Edna, je sais.
Pendant tout le procès j’ai essayé vainement de me souvenir. Oui, bien sûr, j’ai tué Edna, mais je n’arrive pas à me rappeler comment. Et c’est affreux, parce que je suis innocent. J’avais d’ailleurs l’impression qu’au moins un membre du jury semblait s’en rendre compte — sans doute un homme qui avait eu une femme comme Edna. Quant aux autres… il suffisait de voir leurs visages pendant l’écoute de la bande du magnétophone d’Edna.
Eux, la police, le juge, les avocats, les jurés, ne pouvaient qu’entendre ; moi, il me suffisait de fermer les yeux pour tout reconstruire, le décor, l’ambiance, la lumière, la chaleur du feu, chacun de nos mouvements, l’éclairage dur du visage pâle et énigmatique d’Edna tandis que, froidement, elle cherchait à me faire répéter ma menace, ma rengaine au sujet de Florence. Je revoyais alors tout, l’éclat métallique de ses yeux vert foncé, la fumée de sa cigarette qui flottait en couches bleutées, comme ces nuages très allongés, immobiles dans un ciel d’été, ces couches que je déchirais méchamment chaque fois que je crachais une réponse. Mais qu’est-ce donc que les jurés ignorent, que la police ignore, que tout le monde ignore et qu’il faut absolument que je me rappelle ? M’en ont-ils posé des questions ! des dizaines, des centaines de questions concernant Edna, son passé, mon passé, notre passé ! Et personne n’a posé la moindre question qui m’aurait permis de me rappeler le petit secret, le petit fait indiscutable qui aurait mis fin au procès en quelques minutes.
Malgré le sentiment assez évident de mes avocats qui semblaient croire que cela ne pouvait pas faire la moindre différence, j’ai plaidé non coupable. Il est vrai que tout m’accable, tout jusqu’à mes propres paroles. Oui, je prouve moi-même mon crime, je l’explique en détail sur cette damnée bande magnétique. Seulement, voilà, mes explications étaient destinées à Edna et non pas à une cour d’assises et à douze imbéciles. C’est là toute la différence, et c’est précisément là que ma mémoire me fait défaut. Je les ai mis en garde en leur expliquant tout cela et en leur assurant que tôt ou tard, je me souviendrais. Mes avocats ont tout gâché en se servant de ma déclaration comme prétexte à me faire passer pour fou. Mais ça n’a pas pris, heureusement d’ailleurs, car je suis tout à fait sain d’esprit. Des médecins sont venus à la barre ; ils étaient d’accord avec moi. Un seul a cependant eu le courage de dire qu’il croyait vraiment que ma mémoire me jouait un sale tour. On voyait qu’il sentait toute l’importance de ce point et moi, je sentais toute la compassion qu’il avait pour moi. Mais quel poids peut avoir l’expression d’un simple doute dans les terribles balances de la justice, surtout quand, dans l’autre plateau se trouve l’explication claire, nette, détaillée de l’accusé lui-même. J’ai tué Edna, mais je suis quand même innocent. A vrai dire, c’est mieux qu’un crime parfait puisqu’il n’y a pas eu crime et que je suis innocent. C’est tout simplement le nec plus ultra de l’assassinat.
Cela me fit tout de même quelque chose lorsque je vis le juge mettre sa capuche noire pour me condamner à mort, mais je n’étais nullement inquiet car je savais parfaitement que la mémoire me reviendrait en temps utile pour éviter une erreur judiciaire. J’ai demandé l’autorisation d’entendre à nouveau la fameuse bande magnétique, mais le juge a refusé. C’est sans grande importance ; je l’ai entendue deux fois au cours du procès et je la connais presque par cœur. Mes avocats voulaient que je proteste contre l’utilisation du magnétophone, mais je m’en suis bien gardé ; je me devais de préparer le terrain en faisant tout pour prouver que je ne craignais rien. Un innocent n’a pas le droit de craindre la justice, et cela jouera certainement en ma faveur lorsque j’apporterai enfin la preuve de mon innocence.
Alors que la plupart des condamnés deviennent nerveux au point de ne plus manger, de ne plus pouvoir dormir sans l’aide de stupéfiants, moi, j’ai bon appétit et je dors bien, surtout lorsque je sens que je vais avoir mon cauchemar. Bien sûr, la première fois, les gardiens qui veillent sur moi nuit et jour, eurent une peur bleue et me réveillèrent sans ménagement. Maintenant qu’ils savent que c’est comme cela que j’ai les meilleures chances de me souvenir, de me rappeler le petit détail ou le petit fait qui les fera courir à la Direction, porteurs de la nouvelle que je suis en mesure de prouver mon innocence, ils me laissent tranquille.
Au début, je croyais bien que Edna était un chat réincarné, mais c’était seulement un jeu, ou plutôt une tromperie de sa part. Ses yeux qu’elle ouvrait tout grands le soir pour les rendre plus lumineux, sa manière de sourire, sa souplesse étudiée, sa légèreté féline — ses parents avaient voulu en faire une danseuse de ballet, — l’aisance avec laquelle elle pouvait se glisser par une porte à peine entrebâillée, puis bondir silencieusement par-dessus le dos du sofa pour se lover sur le tapis devant le feu, tout cela était faux et artificiel. Et dire que c’était précisément ce qui m’avait charmé, grisé, puis emballé ! Sans la guerre, je m’y serais peut-être fait ; mais notre deuxième lune de miel fut sa perte, car elle eut la suprême maladresse de tout recommencer, comme si je ne savais pas ce qu’elle était véritablement : une fausse intellectuelle qui cultivait avec assiduité la nonchalance et le laisser-aller pour masquer une paresse qui allait parfois même au- delà des limites habituelles imposées par la propreté.
Edna était à juste titre persuadée de son pouvoir de fascination et elle aurait ronronné si elle avait pu. Plus tard, elle continua de jouer au chat parce qu’elle avait découvert que cela m’irritait, et ce fut sans doute là sa seule véritable ressemblance avec ce détestable animal. Tout comme un chat jouant avec une souris, elle devenait de plus en plus calme, souriante et hautaine au fur et à mesure que je m’énervais. A vrai dire, elle n’aimait pas les chats, ni même aucun autre animal. Moins d’un mois après notre premier voyage de lune de miel, elle m’avait imposé le choix entre elle et mon chien. Quel lâche je fus ! Quelle merveilleuse occasion je laissai passer ! Ma seule excuse est que j’étais encore follement épris… non pas d’elle, je sentais déjà sa véritable nature, mais du rôle qu’elle jouait.
La première fois que mon cauchemar revint, après la guerre, Edna se leva, prit l’édredon et termina la nuit sur le divan du salon. Le lendemain soir, en rentrant du bureau, je trouvai des lits jumeaux installés. J’aurais pu, je suppose, obtenir le divorce pour cela, mais il aurait fallu que j’en parle à des tas de gens, que je leur explique mon rêve et, pis encore, comment Edna avait décidé d’y mettre fin. Chaque fois que, perdu sous les couvertures, je commençais à hurler et à lutter pour sortir, elle tirait une longue verge de dessous son traversin et, sans même se donner le mal de se lever, de son lit, elle me frappait de toutes ses forces jusqu’à ce que je cesse de crier.
Le commencement de la fin arriva le jour où elle installa les nouveaux rideaux dans la pièce du fond. Elle adorait prendre son élan et sauter sur l’escabeau comme un chat, d’un bond, ses doigts et ses pieds semblant à peine toucher les marches. Seulement, comme Edna n’était pas un véritable chat, pas même un chat réincarné, cette fois elle glissa et tomba lourdement sur une commode. Vexée, elle se releva aussitôt, mais comme elle semblait avoir du mal à respirer, et, trop heureux de pouvoir lui prouver qu’elle n’avait ni l’agilité ni la souplesse d’un chat, je téléphonai au médecin le plus proche. C’est ainsi que nous connûmes Barnley, jeune médecin frais émoulu des hôpitaux, plein d’entrain et d’enthousiasme, mais qui se laissa très vite prendre aux « chateries » de ma femme, à ses yeux pleins de lumière, à son sourire triangulaire et à sa façon de s’asseoir sur le tapis du salon, puis, à mesure que sa santé s’améliorait, à toute la silencieuse souplesse de ses mouvements. Maintenant qu’Edna faisait son numéro pour un autre, je me trouvais un peu comme le machiniste qui, dans les coulisses, voit tous les trucs, toutes les ficelles du métier, telle la charmante manière qu’elle avait d’étendre les deux mains à plat sur ses genoux, ou de mater, d’une tape derrière la tête, une boucle rebelle, et de ramener la main par-dessus son oreille en se frôlant les cheveux d’un mouvement arrondi qui rappelait exactement celui du chat. Elle ne mangeait jamais un biscuit, elle le grignotait délicatement avec des petites moues et en retroussant les lèvres, et lorsqu’elle goûtait à son thé, elle donnait l’impression d’y darder à petits coups une langue rose et pointue.
L’enregistrement magnétique n’était nullement typique de nos chamailleries et des scènes au cours desquelles ses paroles étaient toujours hargneuses, venimeuses, pleines de sous-entendus et de menaces voilées, et ses arguments faux et injustes. En effet, ce jour-là, elle avait un but, donc un rôle à jouer. Elle ne pouvait plus me mentir. Le Dr Bamley possédait une très belle maison au milieu d’un immense jardin, où il habitait seul avec sa mère, âgée et impotente. Il avait aussi deux superbes chiens, mais je suis prêt à parier que, le moment venu, il les aurait volontiers sacrifiés pour le bonheur d’Edna. Elle se garda bien de lui parler de ses troubles cardiaques ou de son foie ! Elle voulait qu’il trouve en elle un parfait exemple de santé et de joie de vivre, d’une irrésistible beauté féline et de souriante douceur — tout au moins en sa présence. Et pour l’attirer à la maison, elle ne trouva rien de mieux que de le consulter pour moi ! Elle eut même le toupet de lui parler de mon cauchemar. Bamley devait, malgré tout, être un homme intègre, car, en dépit de tout ce qu’elle put dire pour l’inciter à me faire entrer dans une maison de santé, il persista à ne rien me trouver de grave. D’ailleurs, je me sentais bien et relativement heureux, beaucoup plus heureux qu’au cours des dernières années, car j’avais enfin découvert que je haïssais Edna. Je haïssais tout en elle, tout, jusqu’à ses entrailles, et dans le métro, en allant à mon bureau dans la Cité de Londres, ou en en revenant, j’avais trouvé un petit air et un refrain qui s’adaptaient parfaitement au cliquetis des roues sur les rails et que je me fredonnais tout bas : « Je dé-tes-te-tes-boyaux-d’chat ! Je dé-tes-te-tes-boyaux-d’chat !… Je dé-tes-te- tes-boyaux-d’chat ! »
Oh ! cette chute ! Cette affreuse descente dans le néant ! Pourquoi ne puis-je jamais me réveiller avant son écœurante fin, et pourquoi, une fois réveillé, ne puis-je que hurler comme un animal jusqu’au moment où je réussis enfin à sortir ma tête de dessous les draps ?
Voyons, où en étais-je ? Au procès, sans doute ?
Bien sûr, je n’ai pas parlé du Dr Barnley mais je sais que c’est à cause de lui, grâce à lui, devrais-je dire, que nous avons décidé, chacun de notre côté, de mettre fin à notre union. Edna, ou peut-être Barnley, pensa à l’enregistrement par magnétophone. Moi, j’avais des idées très différentes, peut-être en partie parce que j’éprouvais une vague sympathie et une pitié certaine pour le Dr Barnley. Le hasard voulut que nos deux idées se rencontrent dans le temps.
Elle avait dû tout préparer dans le courant de l’après- midi, et je suppose qu’elle mit le magnétophone en route au beau milieu d’une de nos interminables chamailleries, probablement au moment où elle fit le tour de la pièce pour éteindre toutes les lumières, sauf une lampe près de la cheminée devant laquelle elle se leva d’un mouvement brusque, mais étrangement souple.
— Vous direz ce que vous voudrez, James Falier, je serai toujours patiente avec vous.
Edna avait pris l’habitude de m’appeler par mon prénom et mon nom, au début de notre mariage, lorsqu’elle était particulièrement fière de moi, surtout devant les gens. Peu à peu, c’était assez curieusement devenu une expression de dédain et, dans ce cas précis, cela permettait de définir clairement son interlocuteur. « Vous direz ce que vous voudrez » étaient les premiers mots enregistrés, mais ce que les membres du jury ne purent entendre était précisément ce que je voulais dire et que j’avais déjà dit. Oui, bien sûr, j’aurais pu le leur répéter, mais tout cela était tellement moins important que ce que j’essaie encore de me rappeler.
— Oui, patiente comme un chat ! avais-je répondu aigrement, et rien qu’à la tête des jurés, il était aisé de voir qu’Edna avait remporté là un premier point.
— Vous me détestez, n’est-ce pas, James ?
— Je vous vomis, Edna.
— Et vous feriez tout ce qui est en votre pouvoir pour vous débarrasser de moi ?
— Certainement, ma très chère.
— Non ! Ne partez pas. Il faut que nous en finissions, une fois pour toutes.
— Je vais seulement chercher le thé.
Là, j’avais dû expliquer que, chaque soir, j’avais l’habitude de faire du thé, avant que nous ne montions nous coucher. J’aurais pu ajouter que la petite scène d’en finir une fois pour toutes était devenue presque quotidienne, mais cela aussi était sans importance. Edna n’avait pas arrêté le magnétophone et, pendant trois ou quatre minutes, il n’y avait eu que les vagues bruits du charbon dans le feu et, enfin, la porte s’ouvrant lorsque je revins avec le plateau et le thé.
— Et cette femme, cette… Florence ? Etes-vous toujours décidé, James ?
— Que voulez-vous dire ?
— Vous savez très bien. Vous ne cessez de me dire que vous allez me quitter pour aller vivre avec elle. J’en ai assez et, je vous préviens, je ne puis continuer longtemps comme cela.
Evidemment, ils avaient voulu savoir qui était Florence. La police aussi, bien avant eux. Ils n’avaient pas trouvé Florence et, au procès, j’avais refusé d’en parler. Même si je leur avais dit la vérité, que Florence n’existait pas et n’avait jamais existé, que c’était un personnage imaginaire, inventé pour « contrer » la liaison que je sentais proche entre Edna et le Dr Barnley, ils ne m’auraient pas cru.
— Je l’épouserai et, ainsi, au lieu d’une chatte, j’aurai enfin une vraie femme.
— Vous voulez donc divorcer, afin de pouvoir épouser cette… cette personne? C’est bien cela?
— Non, Edna.
— Comment voulez-vous qu’elle soit votre femme, autrement ?
— Tenez, buvez votre thé.
Après, beaucoup plus tard, je découvris le micro dans le coussin sur lequel elle avait fait la chatte devant le feu. C’est ce qui explique la parfaite netteté du bruit de la tasse sur la soucoupe.
— Pouah ! Vous avez mis du sucre ?
— Pardon, j’ai oublié. Tenez, servez-vous.
— James, pourquoi n’avez-vous pas répondu à ma question ?
— Taisez-vous un peu et buvez votre thé, Edna. Vous êtes saoulante.
— Tenez. Le thé le plus écœurant que j’aie jamais bu. Dans quoi avez-vous bien pu le faire ?
— Mignon petit chat. Donnez-moi votre tasse. Merci. Quant à la mienne, dans le feu !
Le bruit de mon thé jeté sur le feu était parfaitement clair au magnétophone.
— Jim !… Vous m’avez fait peur. Vraiment ? Alors, tant mieux. Et maintenant, je puis répondre à votre question, mon chat.
— Au sujet de votre… votre maîtresse ?
— Vous devenez bien polie. Vous lui trouvez bien d’autres qualificatifs d’habitude. Enfin, oui, il s’agit de Florence. Sachez que d’ici à un mois ou deux, nous serons mariés.
— Vous croyez que vous allez obtenir un divorce aussi rapidement ?
— On ne divorce pas d’avec un chat mort, Edna.
— Vous êtes fou ! Pourquoi n’allez-vous pas tout simplement vivre avec votre… Florence ?
— Impossible, mon minet. Cela serait très mal vu aussitôt après votre enterrement.
— Mon enterrement ?
— Oui. Et comme cela, convenablement mariés, Florence et moi, nous pourrons vivre ici. Et puis, vous savez, Florence adore les chiens. Elle est tout le contraire de vous. Voyons voir, un chat a neuf vies, dit-on ? Eh bien, j’en ai mis assez pour tuer cinquante personnes, c’est-à-dire plus de dix chats.
— James Faller, soyez sérieux, je vous en prie. De quoi parlez-vous ?
— De poison, Edna. De bon vieux poison. Oui, je sais, vous pouvez le sentir qui, déjà, brûle tout l’intérieur de votre estomac, de vos entrailles et de vos boyaux de chat. Oui, ma chère, voilà pourquoi je n’ai pas bu ce bon petit thé bien aigre et voilà pourquoi, tout à l’heure, quand votre courte agonie sera terminée, j’irai soigneusement laver les tasses et la théière.
— Jim… Non !
Le cri d’Edna était parfait. Deux fois, il eut le même effet sur les jurés. Leurs visages se durcirent, comme de la pierre et de la couleur de la pierre.
— Oui, Edna… un poison magnifique qui ne laisse aucune trace, mais qui tue très rapidement… Un peu cruellement peut-être, mais je sais que les chats supportent la douleur bien mieux que tous les autres animaux. Vous ne souffrirez donc pas autant qu’un être humain, n’est-ce pas, Edna ?
Le hurlement qui sortit de sa gorge, notre courte lutte comme je la rejetai sur le divan, alors qu’elle tentait de se sauver vers mon bureau et le téléphone, tout était parfaitement audible et aussi bien enregistré qu’aurait pu l’être une émission de radio. Jusqu’à ses derniers mots, tandis qu’elle se laissait glisser du canapé, sans doute pour se rapprocher du micro, tout était restitué par l’appareil avec une parfaite netteté.
— James Faller… mon mari… m’a… m’a empoisonnée ! gémit-elle.
Le long cri plaintif qui suivit et qui se termina par un bruit de gorge raclée, mit la touche finale à la scène. Après que la Cour l’eut écoutée pour la deuxième fois, je savais que mon seul espoir, ma seule chance de survie, était de me rappeler la preuve de mon innocence. .. car je suis innocent.
Le Dr Barnley aurait pu m’accabler ; il évita de par¬ler de moi, ne fit aucune allusion au fait qu’Edna l’avait consulté à mon sujet et, à la barre des témoins, déclara simplement que je l’avais appelé tard dans la soirée et qu’arrivé chez moi, quelques minutes après, il avait trouvé Edna allongée, morte, devant le feu. Il décrivit assez bien l’expression de terreur de la morte et expliqua comment, mis sur ses gardes, il découvrit peu après le magnétophone caché dans un petit placard, près de la cheminée. Il le trouva, en effet, très rapidement, tellement rapidement que je suis presque persuadé que lui et Edna avaient combiné ce piège ensemble, pensant ainsi obtenir de quoi justifier un divorce, mais loin de se douter qu’ils allaient ainsi enregistrer tous les détails de la mort de la femme-chat. Ils auraient bien dû penser que, moi aussi, j’étais capable de faire quelque chose.
Bien sûr, les jurés me trouvèrent coupable, et c’est normal ; ils ne pouvaient pas savoir que je n’avais pas empoisonné Edna. Si, si, je l’ai bien tuée, mais d’une façon légale. Et voilà que je sens que je vais me réveiller, entortillé dans mes couvertures ! C’est terrible, car, une fois réveillé, je ne me souviens de rien…
Peut-être que si je ferme les yeux très fort et fais bien attention de ne pas bouger dans le lit, la chute durera encore un peu avant que je me réveille en criant. Un tout petit peu plus… encore… Malheureusement, je sens mon cœur qui bat fort, très fort, et c’est là le signe que je vais bientôt sortir de mon rêve.
Mon cœur… le cœur d’Edna ! C’est bien moi qui l’ai arrêté, mais en bluffant… oui, en bluffant… et elle a marché. Elle a tout cru au sujet du mystérieux poison. Il est vrai qu’une cuillerée à café de moutarde dans une tasse de thé doit lui donner un fichu goût. Elle a vraiment cru qu’elle était empoisonnée et elle est morte de peur. Une autre ne serait peut-être pas morte, mais Edna avait une telle imagination ; son cœur a aussi beaucoup aidé, car elle était cardiaque. Comment je peux le prouver ? Mais, en faisant citer le spécialiste de Harley Street. Mais ça y est ! Je me souviens !
Tout à l’heure, je vais faire appeler le directeur de la prison. Il vient toujours pour un condamné à mort. Une nouvelle autopsie prouvera bien vite que je n’invente rien, que ma femme est bien morte d’une crise cardiaque. Je sais, ils l’ont déjà charcutée, découpée en morceaux, mais ils n’ont pas pensé à son cœur ; ils se sont contentés de fouiller ses entrailles, ses sales boyaux de chat où ils n’ont trouvé aucune trace de poison — et pour cause ! Comme ils ont essayé de me faire dire quel poison j’avais utilisé ! Certains d’entre eux m’ont même suggéré des noms de poisons. Ils ne m’auraient sans doute pas cru si je leur avais dit que mon fameux poison n’était qu’un peu de moutarde et pas mal de persuasion. Maintenant, s’ils déterrent Edna — et ils seront bien obligés de la déterrer ! — ils trouveront sans mal que seule la peur, la peur bleue de la mort, a provoqué l’arrêt ou l’éclatement de son cœur, je ne sais au juste… enfin, ce que fait un cœur lorsqu’on meurt de peur. Et après, je serai libre ! On ne peut tout de même pas pendre un homme parce que sa femme a soudain décidé de mourir de peur !
Enfin, j’ai trouvé. Maintenant, le rêve peut finir. Je vais faire bien attention et ne pas cesser de répéter le mot « moutarde ». Ce serait trop affreux, si, en me réveillant, j’avais encore tout oublié et que je sois incapable de prouver mon innocence. Je parie qu’ils trouveront qu’elle avait un tout petit cœur, un cœur de chat, presque noir et dur comme tout.
Oh ! la fin écœurante de cette chute… Je ne m’y habituerai décidément jamais…
De l’autre côté de la rue, une centaine de personnes attendaient en silence. Une vingtaine d’entre elles, agenouillées sur le trottoir battu par la pluie, commencèrent à réciter un Notre Père, lorsque s’ouvrit la petite porte latérale et qu’un gardien nu-tête sortit pour afficher la petite note dactylographiée habituelle, spécifiant que James Faller venait d’être pendu et que le médecin de la prison, le Dr Barnley, l’avait déclaré mort à 9 h 12.

Le Miracle – George Langelaan

A Bernadette cette histoire qu’elle connaît déjà.

Quelque part, loin devant, le sifflet de la locomotive déchira la nuit ; l’instant d’après, le martèlement des roues sur une suite d’aiguillages mit fin au toc- toc élastique et bien rythmé des rails.

Bien calé dans son coin, le front appuyé contre la vitre, M. Jadant chercha en vain à percer le velours noir de la nuit collée au train. Un nouveau coup de sifflet, une courbe, et comme la force centrifuge écrasait le nez de M. Jadant contre la vitre, brillamment éclairée, une petite gare bascula soudain sous ses yeux. Un homme qui tenait une lanterne, une sonnerie criarde qui passa brusquement, et ce fut de nouveau la nuit noire, un autre aiguillage qui secoua brutalement mais bien ensemble les hanches et les cuisses des voyageurs somnolents… puis la montée silencieuse. Oui, sans aucun doute possible, le wagon montait, montait !..

« Ça y est ! » dit M. Jadant tout haut, en ramenant les genoux sous le menton et en y appuyant le front juste à temps… juste à temps pour partir en avant comme un boulet de canon.

Dans le coin en face du sien, la fillette qui n’avait pu s’empêcher de pouffer lorsqu’il avait mis ses chaussons et rangé ses chaussures dans le filet à provisions, ne s’était rendu compte de rien et n’avait pas eu le moindre réflexe. M. Jadant sentit ses genoux s’enfoncer dans son petit corps mou, tandis que son crâne chauve s’écrasait douloureusement en plein dans le visage, dont les os craquèrent avec le même bruit sec que les biscuits qu’il avait mangés tout à l’heure.

A chaque coup, les dents serrées, se tenant toujours bien en boule, M. Jadant soufflait et grognait comme un vieux boxeur. Il y en eut des centaines, des milliers de coups et de chocs qui se succédèrent interminablement. Depuis vingt-six ans qu’il était voyageur de commerce et qu’il passait une bonne moitié de son temps dans les trains, M. Jadant avait pensé à ce moment précis. Depuis des années, M. Jadant ne prenait jamais place dans les wagons de tête ou de queue : les plus dangereux en cas de catastrophe ; depuis des années, il avait pensé à tout, tout calculé, tout prévu. Et c’est pourquoi, comme un soldat parfaitement entraîné à l’exercice, dès la première alerte, il avait levé les jambes avant l’écrasement des banquettes, puis s’était mis en boule, la meilleure position pour avoir une chance de s’en tirer. Mais ce que M. Jadant n’avait pas prévu, c’était la durée ; jamais il n’aurait cru qu’un malheureux déraillement pût durer si longtemps ! Il n’aurait jamais cru, non plus, que cela pût faire si peu de bruit.

Il y avait bien des craquements, des chocs sourds, des déchirements, des bruits de vitres brisées, des éclatements de boiseries, mais tout de même rien de comparable au bruit infernal qui accompagnait un déraillement au cinéma, par exemple.

Un nouveau craquement suivi du grincement rauque et brutal d’un déchirement de métal, une gerbe d’étincelles et, sous son coude gauche brusquement soulevé, M. Jadant sentit un serpent brûlant crever ses vêtements et lui écraser les côtes. Une dernière série de chocs, un lent basculement et, enfin, l’immobilité en un étrange silence.

Tout près, dans un compartiment voisin, M. Jadant entendit un vague chuchotement, comme lorsqu’un train s’arrête dans la nuit en pleine campagne. Puis des pas pressés se firent entendre sur le gravier le long de la voie, un bébé se mit à pleurer et presque en même temps une femme poussa un cri, un cri affreux et monstrueux, un cri comme seule peut en pousser une femme qui vient de découvrir qu’elle n’a plus de jambes.

M. Jadant subissait tellement d’écrasements, de pressions de toutes les directions, qu’il ne pouvait se faire la moindre idée de sa position dans les décombres. Il n’était plus en boule ; son bras droit était tordu sous lui, mais au bout il pouvait remuer sa main dans un espace vide, et il pensa que c’était bon signe. Son coude gauche était relevé à la hauteur de sa tête et les doigts de sa main gauche pouvaient effleurer un pied déchaussé qui semblait se balancer dans le vide. Quelque chose de très dur lui tordait le cou en lui écrasant la tête sur l’épaule droite.

Sans trop de difficultés, M. Jadant réussit à ramener la main gauche vers la tête et, au toucher, reconnut qu’il était sous une grosse valise. Il lui semblait que s’il pouvait la repousser vers la droite, il pourrait alors se dégager la tête. Lentement, centimètre par centimètre, luttant contre des résistances de toutes sortes, M. Jadant réussit enfin à pousser la valise, mais à peine eut-il dégagé sa tête qu’une masse molle, chaude et mouillée, s’abattit sur lui. « Nom de Dieu ! » grogna-t-il en cherchant à se dégager de ce nouveau piège. « Nom de Dieu ! » répéta-t-il lorsque ses doigts s’enfoncèrent dans la masse molle d’un crâne éclaté.

Un peu partout autour de lui, il entendait maintenant des gens remuer et se débattre en jurant ou en se plaignant. La femme qui la première avait crié s’était tue, mais plus loin c’était un homme qui beuglait.

« Mes jambes !… Je ne sens plus mes jambes ! » balbutia M. Jadant soudain affolé.

Mais si, elles étaient bien là, allongées, presque droites. Il les replia doucement, avec précaution, puis il chercha un point d’appui grâce auquel il pourrait peut- être se hausser un peu, se libérer.

Un cri se fit entendre lorsqu’il trouva enfin un endroit où poser son pied.

—                  Votre pied ! Enlevez votre pied ! cria une femme quelque part sous lui.

—                  Je n’y peux rien, nom de Dieu ! répondit M. Jadant en appuyant les deux pieds de toutes ses forces sur la femme qui hurla. Mais au lieu de se soulever comme il l’avait espéré, il ne réussit qu’à enfoncer un peu plus la femme sous lui.

Cependant, sur le gravier tout proche, il entendait des pas et des voix, alors il appela au secours sans se rendre compte que tout autour de lui d’autres voix appelaient aussi.

Ce ne fut que très longtemps après qu’il entendit un remue-ménage directement au-dessus de lui. Il avait dû somnoler ou tout au moins fermer les yeux, car l’obscurité avait fait place à une lueur blafarde qu’il voyait sous son bras et qui venait il ne savait trop d’où.

—                  Au secours ! cria M. Jadant d’une voix qu’il ne reconnut pas.

—                  Par ici, il y a quelqu’un de vivant, dit une voix tout près. Là, ici, je crois. Passez-moi un cric.

Plusieurs personnes bougeaient juste au-dessus de lui.

—                  C’est une petite fille…, mais elle est morte.

—                  Dessous, juste dessous… il y a un homme… Je vois son bras. Doucement !

Et brusquement la lumière du jour, aveuglante, et une bouffée d’air froid réveillèrent complètement M. Jadant.

—                  Courage, on arrive, dit un homme penché au-dessus de lui, tandis qu’un autre enlevait une par une des valises, puis une banquette éventrée qui masquait l’homme dont il avait touché le pied déchaussé et qui, le cou cassé, pendait, la tête prise dans le filet à bagages dressé comme un gibet.

Un autre, dont la chemise était tachée de sang, se faufila vers M. Jadant, glissant ses mains le long de son corps.

—                  Il est coincé par je ne sais quoi… Vous souffrez?

—                  Non… je ne sais pas.

—                  Passez-moi une seringue, dit l’homme à quelqu’un penché derrière lui, puis, relevant la manche sur le bras de M. Jadant, il lui fit une piqûre. Là, ce ne sera pas long maintenant.

—                  Pas long, pas long ! Ils me paieront ça ! grommela M. Jadant, qui avait maintenant envie de rendre.

Longtemps encore, des hommes s’affairèrent autour de lui, mais il attendait, les yeux clos, car chaque fois qu’il tentait de regarder, d’effroyables nausées lui tordaient l’estomac. Sous lui, tout près, il vit cependant la longue gerbe d’étincelles que faisait un chalumeau.

—                  Doucement ! gémit M. Jadant lorsque des mains solides glissèrent enfin sous ses aisselles. Non, ne tirez pas. Voyez le rail, là, qui a passé à travers ses vêtements sous son bras. Passez-moi des ciseaux que l’on découpe tout ça !

M. Jadant se sentit enfin hissé en pleine lumière, puis redescendu par des dizaines de mains vers une civière de toile cirée où un homme en blouse blanche lui fit une nouvelle piqûre avant de l’envelopper dans une grande couverture grise.

Quatre hommes soulevèrent le brancard avec précaution, puis avancèrent entre deux rangs de têtes qui se penchaient vers lui. Certaines faisaient la grimace. « Non, ce n’est pas lui », dit une femme qui le regardait passer, puis, comme se rendant soudain compte : « Oh ! le pauvre ! » ajouta-t-elle.

« Je dois avoir une drôle de gueule », pensa M. Jadant, qui ne savait pas qu’il était inondé du sang de la fillette contre laquelle il avait été catapulté.

La civière fut enfin glissée à sa place dans l’ambulance, sous une autre lourdement chargée et d’où le sang coulait goutte à goutte. La porte claqua, le moteur ronfla, et tandis qu’à chaque cahot de la voiture la femme au-dessus de lui criait, M. Jadant marmottait : « Ils me le paieront !… Ça va leur coûter cher ! »

—                  Il ne faut pas pleurer, madame, surtout devant votre mari, dit la sœur.

—                  Comment est-il, le pauvre ? demanda Mme Jadant, en reniflant et en tirant en vain sur la jaquette de son tailleur noir, qu’elle devinait tout fripé par le long voyage de nuit.

Il faisait à peine jour lorsque son train était arrivé. Sa petite valise à la main, claquant des dents après la chaleur du compartiment, elle avait marché le long des rues étroites et encore désertes de la petite ville de province, ne s’arrêtant qu’une fois à un café pour demander le chemin de l’hôpital. Elle avait hésité devant le portail clos de l’hôpital silencieux ; puis, après avoir posé un instant sa valise afin de pouvoir rentrer sous son petit chapeau les longues mèches grises qui pendaient dans son cou, elle avait tiré la grosse poignée de cuivre de la sonnette.

—        Il est très bien et très courageux. Sœur Cécile va vous conduire auprès de lui, madame. Mais il ne faudra pas rester longtemps, car ce n’est pas l’heure des visites.

—                  Oui, je comprends, ma sœur. Et le docteur, je pourrai le voir aujourd’hui ?

—                  Oui, bien sûr. Vous reviendrez ici et je m’arrangerai pour qu’il vous voie dès son arrivée, avant sa consultation de neuf heures.

De loin, Mme Jadant vit son mari tout au fond de la salle, où deux sœurs distribuaient des bols de café, qu’elles venaient prendre sur un chariot qui avançait lentement entre les lits.

— Mon pauvre Louis, dit-elle en arrivant près de lui et en écarquillant les yeux à la vue du chapelet entre ses doigts boudinés, croisés sagement sur le drap blanc.

—        C’est    la volonté de Dieu, ma bonne, dit M. Jadant, comme sa femme se penchait sur lui pour l’embrasser.

Et comme ce faisant, elle cachait complètement sœur Cécile, il lui fit un formidable clin d’œil.

—                  Tu… souffres beaucoup? demanda Mme Jadant, interloquée.

Non… c’est-à-dire, plus maintenant. Je ne sens plus rien, absolument rien dans les jambes. C’est comme si je n’en avais pas.

—                  Oh ! mon Dieu… et comment cela est-il arrivé?

—                  Je ne sais pas. J’avais un poids énorme sur le dos, et pendant des heures… enfin, tant que j’ai pu, je suis resté arc-bouté au-dessus d’une pauvre femme, que le poids des débris faisait crier. Et c’est peut-être comme cela que ma colonne vertébrale… enfin, je suppose…

—                  Il est très courageux et il prie beaucoup. C’est un saint homme, dit sœur Cécile, un peu plus tard, en reconduisant Mme Jadant.

—                  Oui… vous croyez? dit-elle, l’air soucieux, en se demandant si cette paralysie des jambes ne proviendrait pas plutôt d’un grand coup sur la tête.

Ce ne fut que le surlendemain, lors de sa dernière visite avant son départ, que Mme Jadant trouva le courage de demander :

—                  Mais qu’allons-nous devenir, mon pauvre Louis, si tu dois rester paralysé comme cela ?

—                  Dieu pourvoira, ma bonne, répondit son mari comme sœur Cécile passait dans l’allée, et baissant le ton, il continua : D’abord, il y a l’assurance, et puis, les Chemins de fer vont devoir casquer… et ça fait cher une paralysie des jambes, ajouta-t-il encore plus bas, en faisant un clin d’œil à sa femme. Et comme sœur Cécile se penchait sur un lit proche, il termina à haute voix : Et avec l’aide du bon Dieu, j’apprendrai bien un autre métier. Je saurai bien faire quelque chose de mes dix doigts, va !

—                  Oui, tu crois ? dit Mme Jadant, en pensant au seul tableau qu’il n’avait jamais essayé d’accrocher, celui dont il avait brisé la glace en laissant tomber le marteau.

Les Chemins de fer avaient bien fait les choses. Non seulement, M. Jadant avait été ramené chez lui en ambulance de luxe, mais la semaine d’avant, des messieurs étaient venus mesurer la largeur du couloir et la hauteur des marches de la cuisine ; des ouvriers avaient suivi et un long plan incliné avait remplacé les deux marches conduisant au jardin. Enfin, la veille du grand jour, un superbe fauteuil roulant tout neuf, émaillé noir à filets or, au siège et au dossier de cuir jaune, avait été livré en grande pompe. Les voisins avaient pu venir admirer les différents accessoires qui le complétaient : tablette inclinée pour la lecture, grande table pivotante pour manger ou travailler, enfin, tout ce qu’il fallait pour le confort et l’agrément d’un paralytique.

Mais l’ébahissement des voisins avait été à son comble lorsque l’ambulance s’était enfin arrêtée devant la porte et que Mme Jadant était sortie pour accueillir son mari. Au lieu du malade, de l’homme pâle et défait qu’ils attendaient, de l’homme que les infirmiers allaient porter avec douceur, ils virent M. Jadant, frais et souriant, l’œil vif, jaillir allègrement de l’ambulance, et, sautillant adroitement sur de magnifiques béquilles chromées, n’accepter d’aide que pour monter les marches du grand perron. Alors là, évidemment, il avait dû laisser les deux infirmiers lui prendre ses béquilles pour le hisser dans la maison.

M. Jadant se trouva enfin assis dans son beau fauteuil roulant, trônant au milieu de sa nouvelle chambre, le petit salon du rez-de-chaussée, où Mme Jadant avait fait installer un lit après avoir débarrassé la pièce de divers petits guéridons, des trois chaises dorées et de la grande plante verte qui, dans sa potiche, se morfondait près de la fenêtre. Sans la table ronde, cachée sous le tapis de velours abricot bordé d’un galon d’or, le tout servant de socle à l’immense boîte à ouvrages en coquillages sur laquelle on pouvait lire Souvenir de Cabourg, la chambre aurait été presque confortable.

C’est là, une fois l’ambulance repartie, que les voisins furent introduits, en arrivant, un par un ou par petits groupes, pour serrer la main à ce pauvre M. Jadant. Tous espéraient entendre de sa bouche la description détaillée de la catastrophe, de la nuit d’horreur dont ils connaissaient d’ailleurs tous les détails par les journaux qu’ils avaient soigneusement conservés (ce n’est pas tous les jours que l’on connaît personnellement une des victimes) ; à tous, il parla de Dieu, de miséricorde et de bonté divine. Certains visiteurs, visiblement gênés, ne surent que dire et se contentèrent de regarder Mme Jadant à la dérobée : d’autres approuvèrent en soupirant ou hochant la tête.

—                  Il est très touché, très touché, dit le marchand de vin à sa femme, en revenant derrière son comptoir et en se tapant le front du bout du doigt.

—                  Cet homme-là, il a un pied dans la tombe, dit le boucher, en s’appuyant au comptoir, et comme le cafetier lui servait son vin blanc, il ajouta : Il faut avoir un pied dans la tombe ou être curé pour parler comme cela.

—                  Et maintenant, ferme les volets et la grille du jardin; j’ai quelque chose à te faire voir, dit M. Jadant à sa femme, lorsque le dernier visiteur fut parti.

—                  Mais, mon pauvre Louis, le dîner va être immangeable. Moi qui t’avais fait un bon petit poulet.

—                  Ça ne fait rien, fais ce que je te dis, insista M. Jadant.

—                  De quoi ça a l’air, dit Mme Jadant, en haussant les épaules et allant fermer la grille.

Lorsqu’elle eut enfin fermé les volets et tiré les doubles rideaux de velours vert prune et que, se retournant, elle vit son mari debout, droit comme un I, près de son fauteuil roulant, elle ne put que balbutier : « Ça, alors ! »

Les mains sur les hanches, les épaules droites, le ventre bien rentré, avec un petit sourire, M. Jadant se haussa sur la pointe des pieds et descendit lentement, le buste bien droit, genoux écartés.

—                  Et voilà ! dit-il un peu rouge, mais fier de lui, après une troisième et dernière flexion.

—                  Ils t’ont guéri, alors ?

—                  Ma pauvre fille, ce que tu peux être bête. Bien sûr que non que je ne suis pas guéri. Je suis incurable, tu entends ! J’ai un double écrasement du… du machin- truc — c’est tout écrit sur le papier que m’a fait le professeur, le grand patron comme ils l’appelaient, celui que les Chemins de fer avaient envoyé spécialement de Bordeaux ! Tu te rends compte ?

—                  Mais alors… tu as guéri tout seul ?

—                  Moi, guérir tout seul ? Jamais de la vie ! Je me tue à te dire que je suis incurable. Et je resterai incurable tant que les Chemins de fer n’auront pas payé. Après, si je guéris, pas folle la guêpe, ce sera grâce au Bon Dieu. Pour une fois, il servira à quelque chose !

—                  Louis, explique-toi. Je ne comprends pas. Que veux-tu faire ? Tu vas nous faire avoir des ennuis, je sens cela, dit Mme Jadant, au bord de ses larmes.

Çà, c’est bien les femmes ! Tu n’as jamais pleuré de me voir paralysé, et maintenant que tu sais que je ne le suis pas, tu pleures ! Tu ne comprends donc pas que je les ai tous eus, tous autant qu’ils sont, les médecins, les professeurs, les experts et tous les autres qui sont venus me regarder, me triturer, me palper, me piquer à longueur de journée ! C’est gagné, je te dis ! Nous n’avons plus qu’à attendre que tombe la galette… ça ne devrait pas trop tarder !

En effet, cela ne tarda pas. A plusieurs reprises, M. Jadant avait refusé l’alléchant forfait que lui offraient les Chemins de fer. Il est normal qu’un homme mutilé, incapable de travailler, préfère la sûreté d’une pension petite sans doute, mais qui lui assurera de quoi ne pas mourir de faim. Mais les hommes d’affaires étaient revenus à la charge, et le jour où l’offre finale de cinq millions pour solde de tout compte lui avait été faite, M. Jadant avait dit oui. Le lendemain, tout était signé.

—                  Te voilà bien avancé, mon pauvre Louis, dit sa femme en contemplant le chèque, que ces messieurs avaient laissé sur la table. Que comptes-tu faire de cet argent? On ne peut pas y toucher, car le jour où ils sauront que tu marches, il faudra le rendre.

—                  Ah ! oui ? Tu crois ça ? Eh bien, tu verras ! Avec ces cinq millions, je vais d’abord commencer par m’acheter une voiture.

—                  Pour quoi faire, mon pauvre ami ?

—                  Pour faire de la représentation, pardi ! Fini de passer ma vie dans le train. Avec une bonne voiture, je pourrai faire beaucoup plus d’affaires qu’avant. Et je suis bien connu sur la place, je…

—                  Tu es fou, Louis. Je te dis qu’ils te la prendront, ta voiture. Et tu auras de la chance s’ils ne t’envoient pas en prison !

—                  Pas si fort, nom d’un chien ! Regarde plutôt voir qui sonne à la grille, dit M. Jadant en se jetant dans son fauteuil roulant.

—                  Çà, alors… C’est M. le curé !

—                  Parfait, fais-le entrer. Attends, passe-moi mon chapelet. Là, dans la poche de mon veston. Donne ! Allez, va ouvrir maintenant !

M. le curé revint souvent. Il était plein d’une sincère admiration pour cet homme qui, frappé à la fleur de l’âge, retrouvait Dieu et le remerciait presque de l’avoir privé de l’usage de ses jambes. Il en avait vu dans sa vie, M. le curé, des malades de toutes sortes ; il en avait vu, des râleurs, des calmes, des résignés, mais il n’en avait, jamais connu de si gai, de si franchement heureux en dépit de tout. A eux deux, riant le plus souvent, ils avaient étudié les différentes occupations possibles pour un homme comme M. Jadant.

Il y avait une jeune paralytique qui avait acheté une machine à tricoter et qui faisait des chandails, des pull-overs, des écharpes ; petit à petit, elle s’était fait une gentille clientèle chez les mercières du quartier. M. Jadant pourrait peut-être, un jour, lui rendre visite, proposa M. le curé, qui pensait que le bon rire de M. Jadant serait une bonne chose pour la petite Raymonde. Elle aussi était courageuse, mais c’était un courage par trop résigné ; elle n’avait pas cette chaleur au cœur, cette flamme de confiance qui brillait dans le regard de M. Jadant.

La première sortie de M. Jadant ne fut pas une petite affaire. M. le curé était venu le chercher et avait tenu à pousser lui-même le beau fauteuil roulant, tandis que Mme Jadant, vêtue de son tailleur noir, marchait à leurs côtés. Tout au long du chemin, les gens se retournèrent sur eux, et lorsqu’ils passèrent devant le Café de la Mairie, les joueurs de belote posèrent leurs cartes.

« Je vous l’avais bien dit qu’il était complètement siphonné, ce pauvre Jadant », dit le patron, en se tapant le front du doigt.

—                  Voilà, nous arrivons ; c’est la maison du coin, là- bas, dit le prêtre. Et tenez, voilà Raymonde qui nous attend derrière sa fenêtre.

—                  Où cela ?

—                  La fenêtre du premier, la première à gauche au- dessus du marchand de couleurs.

M. Jadant vit le visage pâle d’enfant triste, et, avec un large sourire, lui adressa un grand coup de chapeau.

Le fauteuil roulant se révéla beaucoup trop encombrant pour l’étroit escalier, mais le marchand de couleurs eut vite fait d’amener une chaise et, avec l’aide de son commis et du curé qui soufflait comme une baleine, M. Jadant fut enfin déposé à côté de la jeune paralytique, qui avait contemplé avec une sorte d’ahurissement l’arrivée dans sa chambre de cet homme qui parlait fort et qui riait des efforts de ses porteurs, tout en les remerciant.

—                  Il ne se rend pas compte ; on dirait qu’il ne sait pas ce que c’est, dit doucement Raymonde après le départ, tout aussi bruyant, de son visiteur.

—                  Mais Louis, c’est de la folie ! Tu ne vas tout de même pas dépenser près de trois cent mille francs pour une machine à tricoter qui ne te servira jamais à rien ? dit Mme Jadant, après avoir fermé les volets.

Sans répondre, M. Jadant attendit que les rideaux fussent tirés, puis, enlevant ses chaussons neufs — il fallait surtout que les semelles restent neuves et luisantes, — il se dressa sur la pointe des pieds, mit les mains sur les hanches et fit une demi-douzaine de flexions avant de sautiller sur place, comme il avait vu les boxeurs le faire à l’entraînement. Il ne fallait tout de même pas qu’il s’ankylosât trop.

—                  Tu vas vraiment l’acheter, cette machine ? insista sa femme.

—                  Oui, et je vais même apprendre à m’en servir et faire des écharpes que tu iras porter à une adresse que m’a donnée la petite Raymonde, l’autre jour. Il ne faut rien laisser au hasard, pas la moindre faille ; il ne faut pas qu’ils puissent un jour tenter de nous reprendre cet argent.

—                  Mais, enfin, Louis, que comptes-tu faire ? Me le diras-tu, à la fin ?

—                  Après tout, oui, je peux te le dire. Tu peux même commencer à en parler à droite et à gauche, chez les commerçants, comme d’un vague projet d’avenir. Oui, il serait bon aussi que l’on croie que l’idée vient de toi.

—                  Mais quelle idée, Louis ?

—                  Nous allons faire un petit voyage, toi et moi, ou plutôt un pèlerinage. Nous partirons aux premiers beaux jours.

—                  Mais où veux-tu aller ? On saura toujours bien où tu es !

—                  Tu n’y es pas, ma bonne. Nous n’allons pas nous cacher, au contraire, tout le monde saura que nous allons à Lourdes. Et une fois à Lourdes, je guérirai. Çà, alors ! fut tout ce que Mme Jadant trouva à dire.

Bien emmitouflé, assis confortablement dans son fauteuil roulant dans un coin ensoleillé du jardin de l’hôtel cossu où ils étaient arrivés la veille, M. Jadant était content de lui. Il avait un peu mal aux bras, car, la veille et encore ce matin, à la Grotte, il avait jugé bon de faire comme certains fidèles, qui priaient bras en croix. Naturellement, lui priait assis dans son fauteuil, mais le coup des bras en croix avait fait son petit effet, puisqu’un prêtre était même venu s’agenouiller près de lui.

Pour la vingtième ou trentième fois, M. Jadant passa en revue les événements des derniers mois. Il ne trouvait pas la moindre faille ; rien, absolument rien, dans ses paroles ou ses actes ne permettrait de penser qu’il n’avait pas été véritablement paralysé. Mme Jadant avait si bien su parler de l’idée d’un pèlerinage à Lourdes qu’à la fin, le pauvre curé lui-même était venu lui demander de faire ce voyage, ne serait-ce que pour faire plaisir à sa pauvre femme.

—                  Mais je ne me plains pas, monsieur le curé, avait- il répondu, les yeux rivés sur sa machine à tricoter. Dieu l’a voulu ainsi et maintenant je commence à gagner un peu ma vie grâce à cette machine. J’ai vendu mes premières écharpes la semaine dernière. Pour ma pauvre femme, cela ne pourrait être qu’une déception, car je ne vois ni la raison, ni la possibilité d’un miracle en ma faveur. Non, il n’y a pas de raison, avait-il ajouté en souriant.

Et sans se douter de la raison véritable du sourire, M. le curé avait protesté :

—                  Mais voyons, mon fils, vous n’avez pas le droit de parler ainsi !

L’avant-veille de leur départ, il avait soudain décidé d’aller rendre une nouvelle visite à la petite paralytique.

—                  Je prierai aussi pour vous, et je vous ramènerai un peu d’eau de la Grotte, mademoiselle Raymonde, dit-il au moment de se faire descendre jus­qu’au rez-de-chaussée.

—                  Merci, monsieur Jadant. Moi aussi, je prierai pour vous. Je fais des économies en ce moment et j’espère pouvoir faire le pèlerinage de Lourdes, d’ici à deux ou trois ans.

—                  Tu comprends, avait-il expliqué ce soir-là à sa femme, à mon retour, je pourrai lui faire cadeau de mon fauteuil roulant — je peux bien, il ne m’a rien coûté — et, en même temps, je lui vendrai ma machine un bon prix. Elle me la paiera petit à petit.

Le voyage s’était bien passé. Ça n’avait pas été facile pour le mettre dans le train au départ, et il avait mal dormi, car il n’avait pu ce soir-là s’exercer les jambes, mais à l’arrivée tout avait marché à merveille ; des brancardiers bénévoles mais expérimentés l’avaient sorti sans difficulté de son compartiment tandis que son fauteuil roulant était extrait du fourgon à bagages.

Il y avait encore peu de pèlerins. M. Jadant avait pensé qu’un petit miracle bien tranquille serait plus sage qu’un miracle au beau milieu d’un grand pèlerinage où il risquait d’y avoir des curieux, des journalistes et même des photographes. Il avait d’ailleurs renoncé à l’idée de se laisser « miraculer » pendant la messe du matin, car là aussi il risquerait de trop attirer l’attention ; il avait lu comment, parfois, les prêtres devaient lutter de toutes leurs forces contre la masse des fidèles en délire qui voulaient approcher,voir et toucher le miraculé. Non, il faudrait que tout se passât le plus tranquillement possible, quoique devant plusieurs témoins et au moins un prêtre. La Grotte en fin de matinée, semblait donc tout indiquée dans un ou deux jours. Rien ne pressait.

Mme Jadant, elle, était de plus en plus inquiète. Et le jour où il décida d’agir, elle essaya de le dissuader.

—                  Vraiment, tu ne crois pas que tu ferais mieux de guérir après ? Il y en a beaucoup qui guérissent après, une fois rentrés chez eux.

—                  Non, non et non ! Il faut que ce soit net et sans bavures. Il faut le miracle, incompréhensible peut- être, mais indiscutable. Allons, il fait beau, allons-y tout doucement et s’il n’y a pas trop de monde, on se paiera un petit miracle.

—                  Louis, j’ai peur…

—                  Ah non ! Ce n’est plus le moment ! D’ailleurs, tu n’auras rien à faire et même si tu pleures un coup, ça fera très naturel et très bien. Rappelle-toi, je ne vais pas me lever et marcher comme ça, tout d’un coup. Si tu vois que personne ne me regarde au moment où je me mettrai debout, tu n’auras qu’à crier pour attirer un peu l’attention. Après, laisse-moi faire, mais n’aie pas peur quand je tomberai. C’est normal, tu comprends ; un miraculé ne va pas marcher comme ça d’un seul coup. Allez, en route !

Tremblante comme une feuille, Mme Jadant poussa son mari jusqu’à la grille, à l’entrée de la Grotte.

—                  Là, ça va, laisse-moi, chuchota-t-il.

Autour d’eux des gens allaient et venaient. D’autres priaient ; certains priaient même à haute voix. Sans paraître s’occuper de personne, M. Jadant dit et redit son chapelet ; puis il pria longtemps les bras en croix.

Tout se passa exactement comme il l’avait prévuet quoique pâle et tremblante, Mme Jadant n’eut pas trop peur lorsqu’elle vit son mari se dresser lentement, les bras toujours en croix. Elle allait crier lorsqu’elle vit un soldat se retourner bouche bée.

—                  Il marche, il marche ! cria une femme à genoux au moment où M. Jadant fit lentement trois pas hésitants vers la grille.

—                  Miracle ! Miracle ! cria un homme tandis qu’un prêtre s’élançait vers M. Jadant qui venait de s’écrouler devant la grille.

—                  Je marche… je… marche ! bégaya-t-il alors que le soldat et le prêtre le relevaient. Lâchez-moi, je marche, je vous dis !

Et comme ils obéissaient, il s’écroula de nouveau.

Mme Jadant ne comprit l’affreuse vérité que beaucoup plus tard, à l’infirmerie, lorsqu’elle entendit son mari jurer et blasphémer pendant qu’un médecin l’examinait.

—                  Priez, priez ! criait presque le prêtre. Il n’est pas possible que le miracle ne se reproduise pas !

Impuissant, le médecin haussa les épaules, tandis qu’écumant de rage, le visage ruisselant de larmes, M. Jadant répétait :

—                  Mais faites quelque chose, nom de Dieu ! Je vous dis que je marchais !

Ce fut une véritable loque humaine que les infirmiers sortirent, cette fois, de l’ambulance qui ramenait M. Jadant chez lui.

Au moment précis où ils aidaient Mme Jadant à installer de nouveau son mari dans son fauteuil roulant, à côté de sa belle machine à tricoter, M. le curé frappait à la porte de Raymonde qui l’avait fait demander.

—                  Il y a quelque chose qu’il faut que je vous dise, monsieur le curé, dit-elle en le fixant de ses grands yeux clairs.

—                  Je vous écoute, mon enfant, dit le prêtre en amenant une chaise près du vieux fauteuil où se tenait la malade.

—                  Je sais que vous ne me croirez pas, mais s’il vous plaît, écoutez-moi jusqu’au bout.

—                  Je vous écoute, Raymonde.

Regardant fixement ses petites mains blanches nerveusement crispées sur la vieille couverture enveloppant ses jambes, Raymonde raconta alors son étrange histoire.

—                  Ça s’est passé avant-hier matin. J’étais seule ici ; maman était au marché. Je venais de finir un chandail et je rêvassais en regardant les gens passer dans la rue. Tout à coup, j’ai eu l’impression que la pièce devenait toute sombre derrière moi, et quand j’ai regardé par-dessus mon épaule j’ai eu peur, parce que c’était vrai. Tout le fond, là où il y a le lit et l’armoire, tout était devenu tout noir. Et c’est à ce moment que dans le coin, mais un peu plus haut que le plafond, la Vierge m’est apparue illuminée. Si, ne dites rien, je sais que c’était la Vierge ! Elle m’a dit une chose étrange, et j’avoue que ça semble bête, mais je vous dis ce qu’elle m’a dit. Elle m’a dit : « Raymonde, je viens de récupérer une paire de jambes inutiles; alors, je te les apporte. » Et comme je la regardais sans rien dire, elle a ajouté : « Allons, lève-toi et marche ! » Et quand j’ai marché vers elle, elle a disparu en souriant.

—                  C’était un rêve ?

—                  Non, monsieur le curé. Regardez. Vous êtes le premier à voir, dit Raymonde en rejetant la vieille couverture et en se levant lentement. Elle resta un moment immobile, puis écartant doucement la main tendue du prêtre, elle fit lentement, très lentement, à petits pas, le tour de la pièce.

Alfred. E. Van Vogt – Bucolique

Baignant dans la lumière brillante d’un soleil lointain, la Forêt vivait et respirait. Elle captait la présence de ce vaisseau qui venait d’apparaître, après avoir traversé les brumes légères de la haute atmosphère. Cependant, son hostilité systématique envers cette chose étrangère ne s’accompagna pas immédiatement d’alarme.

Sur des dizaines de milliers de kilomètres carrés, ses racines s’entrelacaient sous la terre et les cimes de ses innombrables arbres se balançaient nonchalamment sous les multiples caresses d’une brise paresseuse. Au-delà s’étendant par les collines et les montagnes et tout au long d’un bord de mer presque interminable, se dressaient d’autres forêts, toutes aussi vastes et puissantes qu’elle-même.

Aussi loin que sa mémoire remontât, la Forêt se souvenait d’avoir sauvegardé le sol d’une menace quelque peu inintelligible. La nature de cette menace commençait maintenant à lui apparaître. Elle provenait de vaisseaux analogues à celui qui, présentement, descendait du ciel. La Forêt ne parvenait pas à se remémorer clairement la façon dont, dans le passé, elle avait réussi à assurer sa défense, mais elle se rappelait nettement qu’elle avait dû se battre.

Au fur et à mesure qu’elle devenait plus consciente de l’approche du navire filant au-dessus d’elle dans un ciel gris rouge, ses feuilles se murmurèrent le récit sans âge de batailles livrées et remportées. Des pensées, dans leur course lente, se répandaient tout au long des canaux sensoriels et les branches maîtresses de milliers d’arbres se mirent à trembler presque imperceptiblement. L’étendue de ce frémissement, en affectant bientôt tous les arbres, créa graduellement un son, puis une sensation de tension. Tout d’abord, ce fut presque insensible, telle une brise musardant au travers d’un vallon verdoyant, mais bientôt cela prit de l’ampleur et acquit de la substance. Le son se fit envahissant et la Forêt tout entière se dressa, vibrante d’hostilité, guettant l’arrivée de cet engin dans le ciel.

Elle n’eut pas longtemps à attendre.

Le vaisseau grandit, infléchissant sa trajectoire. Maintenant qu’il s’était rapproché du sol, sa vitesse et sa masse se montrèrent plus grandes qu’elle ne les avait tout d’abord jugées. Il plana, menaçant, au-dessus de la Forêt proche, puis s’abaissa encore, insoucieux de la cime des arbres. Des taillis s’enflammèrent, des branches se rompirent et des arbres entiers furent balayés comme s’ils n’étaient que des êtres insignifiants, sans poids ni vigueur. Le vaisseau continuait sa descente, s’ouvrant un chemin au travers de la Forêt gémissante ou hurlante sur son passage. Il, se posa, s’enfonçant lourdement dans le sol, trois kilomètres après avoir frôlé sa première cime. Derrière lui, la trouée d’arbres bridés frémissait et palpitait dans la lumière du soleil. Un long et droit chemin de destruction se dessinait maintenant. La Forêt s’en souvint brusquement, ce n’était là que la répétition de ce qui s’était déjà produit dans le passé.

Elle commença de s’amputer des secteurs atteints. Elle fit refluer sa sève et stoppa son frémissement dans l’aire affectée. Plus tard, elle enverrait de nouvelles pousses pour remplacer ce qui avait été détruit, mais pour le moment elle acceptait cette mort partielle qu’elle avait subie et connaissait la peur. C’était une peur teintée de colère. Elle endurait ce vaisseau gisant sur ces troncs écrasés, sur une partie d’elle-même qui n’était pas encore morte. Elle sentait le froid et la dureté des parois d’acier et sa peur comme sa colère s’accrurent.

Un chuchotis de pensée se propagea le long de ses canaux sensoriels. Attends, disait cette pensée, il y a en moi le souvenir du temps où d’autres vaisseaux semblables à celui-ci vinrent.

Sa mémoire cependant refusait de s’éclaircir. Tendue mais incertaine, la Forêt se prépara à mener sa première attaque. Elle se mit à croître tout autour du navire.

Il y avait bien longtemps qu’elle avait pris conscience de ses formidables pouvoirs de croissance. C’était à une époque où elle était encore loin de sa superficie présente.

A ce moment-là, un jour, elle s’aperçut qu’elle allait bientôt se trouver en contact avec une autre forêt analogue à elle-même. Les deux masses d’arbres en croissance, les deux colosses de racines entrecroisées s’approchèrent l’un de l’autre lentement, avec prudence, dans un émerveillement mutuel mais vigilant, étonnés de découvrir qu’une autre forme de vie identique eût pu exister tout ce temps. Les deux forêts se rapprochèrent, se touchèrent… et se combattirent pendant des années.

Durant cette lutte prolongée, pratiquement toute croissance de la végétation dans les portions centrales de la Forêt stoppa. Les arbres cessèrent de se fournir en branches. Les feuilles, par nécessité, s’endurcirent et remplirent leur fonction pendant de bien plus longues périodes. Les racines se développèrent lentement. Toute la force disponible de la Forêt était concentrée sur les moyens d’attaque et de défense. Des murs d’arbres s’édifiaient en une nuit. D’énormes racines, s’infiltrant verticalement dans le sol, creusaient des tunnels longs de plusieurs kilomètres. Se frayant un passage à travers rocs et métaux, elles construisaient une muraille de bois vivant, pour endiguer la végétation envahissante de l’adversaire.

A la surface, les barrières végétales s’épaissirent au point que sur plus d’un kilomètre les arbres se dressaient presque tronc contre tronc.

Sur cette formule, la grande bataille finalement s’arrêta. Chaque forêt accepta l’obstacle créé par son ennemi.

Plus tard elle contraignit au même statu quo une seconde forêt qui l’attaquait sur un autre front.

Ces limites devinrent bientôt pour la forêt une démarcation aussi naturelle que la grande mer qui s’étalait au sud ou le froid glacial qui régnait tout au long de l’année sur les cimes enneigées des montagnes.

A l’exemple des batailles avec les deux autres forêts, la Forêt concentra son entière énergie contre le vaisseau envahisseur.

Des arbres s’érigèrent à raison d’un mètre par minute. Des plantes grimpantes escaladèrent ces arbres et se jetèrent elles-mêmes par-dessus le haut du navire. Ce torrent végétal courut bientôt sur le métal pour aller se nouer aux arbres du côté opposé. Les racines de ces arbres prirent profondément assise dans le sol et s’ancrèrent au sein d’une couche rocheuse plus résistante qu’aucun vaisseau jamais construit. Les troncs s’épaissirent et les lianes grossirent jusqu’à devenir d’énormes câbles.

Lorsque la lumière de ce premier jour fit place au crépuscule, le navire était enfoui sous des milliers de tonnes d’une végétation si dense que rien n’en était plus visible.

Le temps était venu, pour la Forêt, de passer à l’action destructrice finale.

Presque immédiatement après la chute du jour, de minuscules racines commencèrent à tâtonner sous le vaisseau. Elles étaient microscopiques, si petites dans cette phase initiale que leur diamètre ne dépassait pas celui de quelques douzaines d’atomes. Si fines se faisaient-elles que des parois métalliques apparemment solides s’avéraient pour ces radicules n’être que du vide. Elles pénétraient sans effort, tant elles étaient menues, l’acier trempé lui-même.

Ce fut à ce moment que le vaisseau réagit. Le métal s’échauffa, devint brûlant, puis rouge vif. Cela suffit. Les minuscules racines se ratatinèrent et moururent. Les racines plus importantes implantées près de ce métal se consumèrent lentement au fur et à mesure que cette chaleur desséchante les atteignait.

Au-dessus du sol une autre violence débuta. Une flamme jaillit d’une centaine d’orifices ouverts dans la paroi du vaisseau. D’abord les lianes, puis les arbres se mirent à brûler. Ce n’était pas l’explosion d’un feu incontrôlable ni l’incendie furieux sautant d’arbre en arbre avec une irrésistible ardeur. Depuis fort longtemps, la Forêt avait appris à maîtriser les feux engendrés par la foudre ou par une combustion spontanée. Il s’agissait uniquement d’envoyer de la sève aux arbres frappés par l’incendie. Plus vert était l’arbre, plus la sève l’imbibait et plus le feu aurait alors à prendre d’ampleur pour se maintenir.

La Forêt ne put sur-le-champ se souvenir d’avoir affronté un feu qui pût ainsi tailler dans une rangée d’arbres laissant chacun suinter un liquide visqueux par les crevasses de son écorce. Mais cette flamme le pouvait, elle était différente. Elle n’était pas seulement flamme mais aussi énergie. Elle ne se nourrissait pas de bois mais vivait sur une force contenue en elle-même.

Finalement, cette constatation rendit à la Forêt sa mémoire. C’était un souvenir aigu, sans méprise possible, de ce qui avait été accompli dans le passé pour délivrer elle-même et sa planète d’un vaisseau comme celui-là.

Elle commença par se retirer de la périphérie du navire. Elle abandonna l’échafaudage de bois et de feuillage avec lequel elle avait tenté d’emprisonner cette structure étrangère. A mesure que la précieuse sève réintégrait les arbres qui maintenant devraient former la seconde ligne de défense, les flammes devinrent plus vives et l’incendie s’amplifia, illuminant tout le paysage d’une lueur féérique.

Il s’écoula un certain temps avant que la Forêt sût que les rayons incandescents ne jaillissaient plus du navire et que ce qui restait de flammes et de fumée provenait uniquement de bois brûlant normalement. Cela aussi correspondait au souvenir qu’elle avait de ce qui s’était déroulé bien longtemps auparavant.

Frénétiquement bien qu’avec répugnance, la Forêt mit en chantier ce qui, elle s’en rendait maintenant compte, était la seule méthode pour se débarrasser de l’intrus.

Frénétiquement, parce qu’elle était terriblement convaincue que la flamme émise par le vaisseau était en mesure de dévaster des forêts entières.

Avec répugnance, car le moyen de défense envisagé l’amènerait à souffrir de brûlures par énergie à peine moins violentes que celles qu’avait engendrées la machine.

Des dizaines de milliers de racines s’enfoncèrent vers des terrains et des formations rocheuses qu’elles avaient soigneusement évitées depuis la venue du vaisseau précédent. En dépit d’une hâte nécessaire, le processus en lui-même était lent.

De microscopiques racines, frémissantes d’impatience, se contraignirent à s’enfouir dans d’inaccessibles poches de minerai et par un procédé osmotique complexe tirèrent des grains de métal pur du minerai impur originel. Ces grains étaient presque aussi petits que les racines qui précédemment avaient pénétré les parois d’acier du navire. Ils étaient suffisamment menus pour être transportés, en suspension dans la sève, au travers du labyrinthe des grosses racines.

Bientôt il y eut des milliers, puis des millions de ces grains en mouvement tout au long des canaux du bois. Bien que chacun fût en lui-même imperceptible, le sol où ils furent déposés étincela avant peu à la lumière de l’incendie mourant. Au moment où le soleil de cette planète s’élança au-dessus de l’horizon, un reflet argenté large de trois cents mètres entourait tout le vaisseau.

Ce fut tôt après midi que le navire réagit. Une douzaine de sas s’ouvrirent et des engins volants en sortirent. Ils se posèrent et se mirent à écrémer cette poussière blanchâtre avec des buses qui aspiraient la fine pellicule de métal de façon ininterrompue.

Ils travaillaient avec de grandes précautions et une heure avant la chute du jour ils avaient amassé plus de douze tonnes de l’uranium 235 finement dispersé.

A la tombée de la nuit, tous les êtres à deux jambes disparurent dans le navire dont les sas se fermèrent. Le long vaisseau profilé en torpille décolla en douceur et fila vers le ciel où le soleil brillait encore.

La première connaissance de cette nouvelle situation parvint à la Forêt lorsque les racines qui étaient profondément enterrées sous le vaisseau rapportèrent une diminution de pression. Il lui fallut plusieurs heures pour décider que le vaisseau ennemi avait été chassé. D’autres heures s’écoulèrent encore avant qu’elle réalisât la nécessité de déménager la poussière d’uranium demeurée sur le terrain, car les radiations émises s’étendaient trop à l’entour.

L’accident qui se produisit eut une cause fort simple. La Forêt avait extrait des rocs cette substance radio-active et, pour s’en débarrasser, elle n’avait simplement qu’à la remettre dans les plus proches couches uranifères, particulièrement dans ce genre de roc qui absorbe la radio-activité. Pour la Forêt, la situation apparaissait aussi claire que cela.

Une heure après qu’elle eût entrepris la réalisation de son plan, une explosion atomique fusa vers le ciel.

Cette explosion fut vaste, vaste au-delà de la capacité de compréhension de la Forêt. Elle n’entendit ni ne vit cette effroyable silhouette messagère de mort. Ce qu’elle ressentit fut suffisant. Un ouragan rasa des kilomètres carrés de végétation. L’onde calorique et la vague de radiation provoquèrent des incendies qui demandèrent, pour les éteindre, des heures d’effort.

La peur s’effaça peu à peu lorsqu’elle se remémora que cela aussi s’était produit dans le passé.

Plus nette de beaucoup que ce souvenir fut la vision des possibilités d’action future grâce à ce qui venait de se produire. L’opportunité de l’occasion ne lui échappa pas.

Dès l’aube le matin suivant elle lança son attaque. Sa victime fut la forêt qui, selon sa mémoire défaillante, avait originellement envahi son territoire.

Tout le long du front qui séparait les deux colosses, de petites explosions atomiques se déclenchèrent. La solide muraille d’arbres qui formait les défenses extérieures de l’autre forêt s’effrita devant les attaques successives d’une aussi irrésistible énergie.

L’ennemi, réagissant normalement, mit en ligne ses réserves de sève. Lorsqu’il fut pleinement engagé dans sa tâche de reconstruction d’une nouvelle barrière, de nouvelles explosions se déclenchèrent. Elles aboutirent à la complète destruction du gros des réserves en sève de l’adversaire. Dès lors, puisqu’il ne comprenait pas ce qui lui advenait, celui-ci fut perdu.

Dans le no man’s land où avaient eu lieu les explosions, la Forêt attaquante envoya une innombrable armée de racines. Chaque fois que la résistance se manifestait, une explosion atomique se produisait. Tôt après le midi suivant, une explosion gigantesque détruisit les arbres composant le centre sensitif de l’adversaire — et la bataille se termina.

Cela prit des mois à la Forêt de pousser dans le territoire de son ennemi défait, d’éjecter les racines mourantes de l’adversaire, de déborder des arbres maintenant sans défense et de s’installer elle-même en pleine et complète possession de son nouveau territoire.

Dès que cette tâche fut accomplie, elle se tourna comme une furie contre la forêt résidant sur son autre flanc. Une fois de plus elle attaqua avec la foudre atomique et tenta de submerger son opposant sous une pluie de feu.

Elle fut contrée net par une force égale d’atomes en explosion !

Ses connaissances avaient transpiré à travers la barrière de racines entrelacées qui formait la séparation entre les deux forêts.

Les deux monstres se détruisirent mutuellement presque totalement. Chacun d’eux devint un être mutilé qui dut remettre en branle le pénible processus d’une lente croissance. Comme les années passaient, le souvenir de ce qui s’était écoulé s’estompa. Cela n’avait d’ailleurs que peu d’importance. A cette époque-là, en effet, les vaisseaux affluaient. Même si la Forêt s’en était souvenue, ses explosions atomiques, de toute façon, n’auraient pu avoir lieu en présence d’un navire.

La seule méthode pour chasser les vaisseaux consistait à les entourer chacun d’une fine poussière de matériau radio-actif. Dès lors, le navire raflait le métal pulvérulent et se repliait aussitôt.

Et la victoire lui fut toujours aussi aisée.

Jacques Sternberg – Les conquérants

L’histoire, on l’avait assez dit, n’est qu’un éternel recommencement. C’était vrai.

Depuis le XXIIe siècle, l’histoire avait considérablement élargi son rayon d’action, mais, projetée dans l’espace, elle semblait garder ses propriétés de mythe soumis aux lois de la pesanteur terrestre. En somme, tout ce qui s’était passé dans l’infini au cours des quelques siècles de l’Age Spatial s’était déjà passé sur Terre au Moyen Age. L’histoire n’avait décidément que quelques circonstances à sa disposition pour écrire sa légende : des guerres, des conquêtes, des trêves et des paix, des révoltes et de nouvelles guerres, puis, inutiles, de nouvelles trêves.

A part le fait que la Terre était devenue depuis longtemps déjà la Métropole de l’Univers, rien n’avait changé.

Rien de vraiment essentiel. L’homme après avoir conquis sa planète natale avait réussi à conquérir les planètes étrangères, mais il n’avait pas réussi à conquérir ce bonheur dont on parlait tant depuis la création du monde. L’homme avait gagné, en plus de son titre de fils divin, ses galons de titan de l’espace, comme son brevet de roi des étoiles, mais il n’en restait pas moins une chose vulnérable qui vivait moins longtemps qu’une carpe et, s’il avait ajouté des pages de gloire au grand livre d’or de l’humanité, il n’avait pas réussi à prolonger de quelques années son bail d’existence. On peut même admettre que, délibérément, il avait raccourci ce bail, car les occasions de mourir par accident devenaient de plus en plus nombreuses, et les hommes de plus en plus avides de courir à la rencontre de leur mort.

L’homme, en effet, qui d’instinct avait toujours été curieux et agressif, était devenu depuis des siècles un explorateur et un guerrier.

A présent que les hypothèses les plus hasardeuses s’étaient effondrées pour laisser la parole aux déductions de la réalité, on pouvait l’affirmer : de toutes les races de l’Univers, les Terriens s’étaient révélés, non pas exactement les plus braves, mais certainement les plus ingénieux, les plus rapaces et les plus meurtriers. Beaucoup de races leur avaient résisté, aucune n’avait jamais pu les vaincre ni même les repousser. C’est dire que la Terre, peu à peu, avait annexé l’infini et ses dépendances, ses galaxies et ses planètes, comme de simples lopins de terre. Le ciel était ensanglanté depuis des siècles par les exploits des Terriens et leur besoin exacerbé de posséder. Et l’espace était devenu pour l’homme, non seulement un gigantesque terrain de voltige dans l’absolu, mais un champ de bataille et un vaste cimetière militaire. Pour chaque créature de l’espace, qu’elle fût monstre, larve ou bulle de vie, le Terrien était synonyme de meurtrier et « terrestre » avait le même sens que le mot « implacable ». Et quand on signalait dans quelque monde encore épargné par l’avidité humaine l’arrivée imminente des Terriens, la panique se levait comme un orage et rasait tout sur son passage. L’arrivée des Terriens signifiait fatalement la mort, la défaite, puis la colonisation irréductible, sans pitié. Telle était la loi : chaque planète conquise devenait pour les Terriens une source à exploiter de gré ou de force, par tous les moyens. Et tout servait à l’homme, semblait-il : les liquides, les pierres, les plantes, les déchets, les immondices. Il ne négligeait jamais rien, il digérait tout, il voyait immédiatement l’utilisation pratique de n’importe quoi. Toujours et partout il était disposé à tout prendre. Ou plus exactement il emportait tout, mais il obligeait les autres à arracher, à transporter, à manipuler ce qu’il désirait emporter. En fait, la venue du Terrien sous-entendait l’esclavage à perpétuité, le travail de forçat sans trêve et sans contreremboursement. Or, il faut bien le préciser, le travail était un mythe qui n’appartenait qu’à la Terre. Nulle part ailleurs, dans l’espace, on n’avait jamais songé à travailler. Demeurée ou civilisée, larvaire ou souterraine, aucune créature n’avait jamais ressenti le besoin saugrenu d’amasser des biens, de se faire une situation ou de gagner sa vie en acceptant de la perdre suivant un horaire judicieusement prémédité selon tous les barèmes du sadisme mental. Les Terriens seuls, s’affirmant comme une triomphale exception, pensaient et agissaient ainsi. Inutile de préciser qu’ils avaient toujours transporté avec eux, par gouffres et par cieux, leurs principes, et que, sans se soucier des avis étrangers, ils imposaient partout leur façon d’envisager les choses.

Pour cette raison, pour d’autres encore et, surtout, parce que vraiment ils étaient les plus forts, les Terriens étaient aussi redoutés aux quatre coins de l’infini que n’importe quel cataclysme. D’autant plus redoutés que la chance ne pouvait jamais jouer aucun rôle en faveur des autres, ni la chance, ni le hasard. Les Terriens arrivaient toujours à leurs fins, la victoire ne pouvait jamais leur échapper.

C’est en 2125, date célèbre entre toutes, que les Terriens avaient inscrit en lettres de feu dans le ciel le premier événement de cette conquête qui, à présent qu’elle avait un commencement, ne pouvait plus avoir de fin.

A cette date, en effet, les Terriens avaient enfin réalisé ce rêve qui avait fait couler tant d’encre et de salive : échapper à leur monde, en aborder un autre. Ils avaient donc débarqué en force et en masse sur P. 1, ce monde que l’on appelait autrefois la Planète Mars. Au premier contact, les habitants de ce monde terrifièrent les Terriens. Mis à part le fait que leur aspect était soumis à une quantité d’incompréhensibles fluctuations, leurs dimensions parurent tellement écrasantes aux yeux des hommes que ceux-ci, hantés par 200 ans de sinistres récits de science-fiction, faillirent bien prendre la fuite sans même entamer le combat. Mais, dès le premier engagement, l’homme comprit qu’il s’emparerait facilement de ce monde, sans le moindre risque d’y laisser sa peau : en effet, les énormes choses de la Planète P. 1 — les Pustrules, comme on les appela — se dégonflaient et se vidaient de leur vie au moindre contact d’un objet de métal. Avec une simple épingle, on pouvait faire une effroyable tuerie. On ne s’en priva point. La chasse aux Pustrules devint aussi populaire sur P. 1 que la chasse aux canards sur Terre. Après un an, on dut parquer dans des réserves les survivants de la planète P. 1 comme on l’avait fait avec les Sioux au XXe siècle, en Amérique du Nord, cette vaste région qui en 2043 avait été sacrifiée aux exigences d’une expérience atomique particulièrement réussie.

Bref, la conquête de P. 1 se fit sans une seule victime pour les Terriens et ce premier exploit mené Outre-Terre donna à l’homme une telle confiance en ses moyens qu’on aurait pu, si on l’avait voulu, le catapulter dans l’espace sans fusée en le persuadant qu’il devait être capable d’y voler comme un aigle des galaxies.

Sans plus attendre, on envoya sur P. 1 des milliers de colons chargés d’extraire le sel de la planète — c’était son unique ressource naturelle — et l’armée de choc qui avait conquis ce monde s’enfonça dans l’avenir pour en conquérir un autre, la planète P. 2, puisque l’on respectait toujours l’énumération inspirée de l’arithmétique dont les règles, en dépit du progrès, n’avaient pas changé.

Sur P. 2, monde surchauffé, la conquête fut tout aussi facile. En arrosant les Pastres d’eau glacée, on les tuait avec une facilité tellement dérisoire que le jeu lassa les plus combatifs après une semaine de tuerie. Combat sans gloire et sans but, car sur ce monde on ne trouva strictement rien à exploiter. A part la chaleur, cependant. On fit donc de P. 2 une colonie de vacances pour désœuvrés frileux et cette Côte du Feu connut pendant de longues années une vogue qui fit la fortune d’une quantité d’agences de tourisme.

Et, de planète en planète, d’astéroïde en galaxie, les Terriens se firent une réputation, un avenir également, et, pataugeant dans le torrent des siècles, ils s’enfoncèrent de plus en plus profondément dans le gouffre de l’inconnu, y posant non seulement des jalons et des fosses communes, mais des institutions et des exigences humaines. L’univers, irrémédiablement, peu à peu, s’humanisait.
Cela ne se fit pas toujours aussi facilement que sur P. 1 ou P. 2. Mais le sang de l’homme ne coula jamais à flots. Et, en fin de compte, on n’eut que très peu de monuments aux morts pour la Galaxie à édifier sur Terre. Toujours, même si les premiers combats coûtaient quelques pertes, les Terriens arrivaient à renverser la situation et, le temps de faire quelques gammes sur leur clavier déductif. ils trouvaient bientôt le moyen de semer la mort, la déroute et la soumission. Ironie supplémentaire : le plus souvent, tuer était tellement facile que les armes redoutables, mises au point par des siècles de techniques, ne servaient à rien. On pouvait parfaitement s’en passer et lutter avec une parfaite désinvolture par d’autres moyens. Ainsi la mousse de savon servit à conquérir P. 56, la fumée de cigarette mit les Elges de P. 75 en déroute, la parole sema la panique parmi les Otriges sur P. 33 et, avec quelques odeurs d’encens, les Terriens provoquèrent la capitulation des Faragres dont les épines vénéneuses avaient pourtant inquiété les plus endurcis. Les Terriens, toujours soucieux de faire des économies. ne négligèrent jamais la possibilité de tuer sans dépenses inutiles en optant pour les procédés les plus frustes, les plus efficaces en même temps. Mais toujours, partout, ils tuèrent, ils tuaient. Des siècles de conquête leur avaient appris que les carnivores et les sanguinaires n’appartenaient qu’à la Terre et que les monstres les plus repoussants des planètes les plus lugubres étaient en réalité aussi doux que des herbivores, mais la tuerie en abordant une planète était devenue un rite bien établi. Une suite d’actes que les hommes accomplissaient d’une façon méthodique, sans rien en penser, exactement comme sur Terre ils accomplissaient des travaux de bureau.

Ainsi, ligne par ligne, s’écrivait l’Histoire. Une Histoire monotone en somme.

En 2647, la Terre possédait quelques centaines de colonies, des protectorats et des mondes occupés, des camps de concentration et des bagnes perdus, des banlieues lointaines et des parcs nationaux. Et, bien entendu, la plupart de ces mondes étaient de véritables mines industrielles ou commerciales dont le fond, en dépit des incroyables distances, était relié à un unique réceptacle : la Terre.

Et la Terre ne songeait nullement à étouffer ses ambitions. Au contraire, plus elle acquérait de possessions, plus elle en voulait. En vain, car si la Terre croulait sous les richesses accumulées, les habitants n’étaient pas plus riches pour autant et l’avalanche de ressources donnait à chaque homme, qu’il fût industriel ou employé, un effrayant surcroît de travail. Mais, depuis longtemps déjà, on avait fixé les horaires légaux du travail à douze heures par jour.

En résumé, la Terre se faisait un nom dans l’Univers, sang songer qu’elle se taillait en même temps une place dans le néant. Mais l’homme n’avait rien perdu de sa faculté de s’aveugler à bon compte et il se laissait envoyer dans l’espace, à des millions de kilomètres de son lien de naissance, sans même se rendre compte qu’il ne faisait que se rapprocher, non pas de Dieu dont le domicile était toujours inconnu, mais de son tombeau. Car les explorateurs de l’Infini ne vivaient jamais après quarante ans. C’était la rançon des voyages qui formaient la jeunesse et supprimaient la vieillesse. Mais personne ne songeait jamais à cela et la Terre, on le sait, ne s’était jamais souciée de l’opinion de ses locataires. Elle avait un but et, avec une force de météore, elle le poursuivait.

C’est en 2735 que l’on prit la décision de conquérir la planète P. 473 située au N. O. du carrefour de Lactos et de la Nationale 002. A vrai dire, depuis un certain temps déjà, on pensait à débarquer sur P. 473, la planète Mauge comme l’appelaient les savants. Mais on avait tenu à préparer cette expédition avec un soin tout particulier. La planète Mauge, en effet, d’après les rapports des observateurs, contenait une matière première introuvable sur Terre depuis trois cents ans, très rare dans d’autres mondes : du bois. Cette révélation avait galvanisé toutes les énergies et la Terre, pour éliminer tout risque d’échec, décida d’envoyer vers P. 473 la plus colossale armée d’invasion que l’on eût jamais constituée. De toute façon, cela tombait bien : on fêtait justement le centième anniversaire d’un général qui avait sauvé dans la Galaxie des Marais toute une division terrienne tombée dans le piège fatal des sangsues de l’espace et on donna donc son nom à l’armée qui allait annexer P. 473. Puis on leva un bataillon de cardinaux pour bénir les dix millions d’hommes qui avaient été jetés dans les scaphandres de combat ; le pape lui-même se dérangea pour survoler l’escadre d’invasion et lui donner de haut sa très humble bénédiction.

À l’aube d’une journée décrétée fête nationale, partant de différents points du globe pour converger vers un lieu convenu entre deux infinis, la gigantesque vague d’assaut creva les nuages, puis la stratosphère, et, du vacarme assourdissant dans lequel elle avait pris son vol, elle s’enfonça dans le silence glacial du vide.

A voir cet essaim monstrueux de bourdons d’acier filer dans l’espace, on aurait pu croire que les Terriens allaient conquérir, non pas un simple monde d’importance secondaire, mais tout un morceau d’espace particulièrement insalubre et dangereux. En fait, et tout le monde le savait, aucune planète n’était plus anodine que P. 473. Les Mastres de Mauge, tous les rapports l’affirmaient, étaient des êtres d’une grande douceur, parfaitement conditionnés à leur monde où tout était forêts, bois et broussailles. De tête, ils ressemblaient de façon assez frappante aux castors que l’on pouvait trouver autrefois sur Terre. Ils avaient leurs mœurs, leurs ambitions : construire, ronger et détruire, puis reconstruire. On pouvait difficilement imaginer des êtres plus simples et plus inoffensifs. Ils ne devaient même pas savoir ce que signifiaient la méfiance, la haine ou le meurtre, car ils étaient les seules créatures vivantes de leur monde et jamais ils ne se battaient entre eux. Leur vie s’écoulait, fluide et incolore, comme une eau limpide, dans le calme et le silence de leurs interminables étendues boisées. Juchés sur d’énormes pattes filiformes, les Mastres avaient de grosses mains-outils sans membres, un corps trapu et une minuscule tête de cyclope au regard mélancolique de biche, avec de longues incisives de rongeur et un long nez dentelé qui leur servait à scier les arbres. Bien entendu, ils étaient essentiellement herbivores et toute leur civilisation tournait au ralenti autour du culte béat de l’arbre, unique détail que la nature leur avait légué.

Tout cela disait assez que la conquête de cette planète serait une partie de plaisir et que le fait d’avoir mobilisé l’élite des conquérants terriens pour s’approprier ce monde ne pouvait être qu’une mesure de prestige complètement dénuée de sens. Mais l’élan étant donné dans une mise en scène spectaculaire, il fallait bien assumer les conséquences de cette décision et on ne pouvait qu’attiser ce grandiose spectacle en y jetant des flambées artificielles de gloriole. Durant tout le voyage, les haut-parleurs diffusèrent donc des ordres et des discours vengeurs, des hymnes de guerre et des allocutions pleines de bruit et de fureur. Comme on pouvait difficilement alléguer que la Terre Patrie était menacée par les Mastres et qu’elle exigeait le sacrifice de chacun, on retraça en mots et en technicolor l’épopée du bois, sa disparition depuis des siècles, et on fit comprendre à chaque homme, qu’enfin était venu le moment de sauver la Civilisation par la Conquête du Bois, matière première plus importante que l’atome qui assurerait à la Terre un sort meilleur sous le soleil d’un avenir régénéré. On arriva même à persuader chaque guerrier que les Mastres défendraient jusqu’à la dernière goutte de leur vie leur territoire et que ce débarquement risquait d’être l’événement du siècle.

Le bois devint la hantise de chacun après quelques jours. En prendre par la force, les armes et le meurtre, devint, non seulement un but, mais une mission sacrée. Et quand les dix millions de Terriens débarquèrent sur la planète P. 473, ils étaient tellement avides de tuer pour amasser du bois que, pour une branche d’arbre, n’importe quel homme aurait massacré sa mère sans hésiter une seule seconde.

Les Mastres n’eurent même pas le temps de ressentir quelque sentiment d’effroi, de stupeur ou de panique. Ils n’eurent pas davantage le temps de se défendre ou de se terrer. La foudre, que les Terriens avaient emportée avec eux, les pulvérisa sur place.

Il y avait plus d’un mois que les Terriens n’avaient pas fait la guerre, et cette frustration, autant que les discours, les avaient tous assoiffés de meurtre.

Une heure après le débarquement, les Terriens étaient les maîtres absolus d’un monde dépeuplé, jonché de plusieurs millions de cadavres et d’énormes cratères fumants. Mais cela ne comptait évidemment pas : les hommes avaient emporté avec eux des outils pour creuser des trous et d’autres pour les combler après y avoir jeté les morts. Parmi les Terriens, on ne comptait qu’une seule victime. Un officier qui, affolé par le vacarme, avait succombé à une attaque cardiaque.

On dénombra les survivants de la race Mastre, on n’en trouva que fort peu. Comme on jugea inutile de les conserver comme des reliques et qu’en somme la guerre avait été réellement un peu brève, on prolongea le plaisir de quelques heures en fusillant les derniers Mastres, un à un, à deux kilomètres de distance, pour faire de cet acte un distrayant exercice de tir.

Gavés de gloire et de bruit, les Terriens débarquèrent leurs matériaux de construction, plantèrent la charpente d’une future cité de l’espace, et s’apprêtaient à construire un port spatial uniquement destiné à l’exportation du bois.

Puis, à l’aube, éreintés, mais satisfaits, les conquérants s’endormirent.

Ils ne se réveillèrent jamais. Parmi les dix millions de Terriens allongés sur le sol de P. 473, pas un seul ne survécut à cette première nuit.

Les Terriens avaient conquis la planète Mauge, certes. Ils avaient facilement gagné la bataille, personne ne pouvait contester cette évidence. Ils étaient les grands vainqueurs de cette journée. Ils avaient tout conquis, la gloire, la vie, l’espace, un monde nouveau au prix d’un effroyable massacre.

Mais ils avaient agi en ignorant un détail, un simple détail qui avait quelque importance : la mort, sur ce monde, était contagieuse.