Chute de l’oubli – George Langelaan

C’est la chute, la chute vertigineuse, interminable Je mon cauchemar ! Ce n’est qu’un rêve, je sais, mais cette connaissance purement abstraite ne change rien à l’horreur et à l’angoisse de ma chute dans le vide. Je sais que je rêve et que je ne me réveillerai qu’après l’écœurant ralentissement et l’arrêt brusque qui me laissera haletant et perdu sous mes couvertures où, saisi d’une nouvelle et incompréhensible terreur, je lutterai comme un forcené pour en sortir. Ces quelques instants de panique sont peut-être encore plus effrayants et terribles que la chute du rêve car, non seulement j’oublie tout, mais je suis soudain vide de toute connaissance sauf celle de la peur, une peur profonde, noire et terrible qui me vient du fond des âges. Mon instinct de conservation est alors si puissant qu’il m’est arrivé de déchirer une épaisse couverture de laine dans laquelle j’étais empêtré.
Je sais, c’est ce que les psychiatres appellent un rêve à répétition. Je l’avais beaucoup plus souvent étant enfant : souvent réveillée par mes hurlements étouffés, ma pauvre mère devait se lever pour m’arracher de mon lit saccagé et me rendormir dans ses bras. Je sais très bien ce que mon médecin en dirait, et ayant lu Freud, Adler, Jung et d’autres, je ne puis me résoudre à consulter un psychanalyste avec lequel je tricherai dès la première séance. Mon rêve est peut-être bien un souvenir de ma naissance, comme l’affirmeraient certains, mais c’est aussi autre chose : c’est une fin momentanée de toute connaissance des choses, connaissance qui revient dès que je suis hors du lit, mais qui pourrait un jour ne pas revenir ; si mon cœur continuait alors à battre, je ne serais plus qu’une sorte de larve mobile, à peine consciente.
A l’âge de quinze ans, mon cauchemar avait perdu beaucoup de son acuité et me visitait beaucoup moins souvent. Il avait complètement disparu lorsque j’épousai Edna. Puis ce fut la guerre et mon premier saut en parachute où je retrouvai mon vieux cauchemar devenu réalité. La chute, affreuse, vertigineuse dans le vent des hélices qui me bâillonnait, m’enveloppait la tête, m’étouffait, tout comme mes draps de lit lorsque j’étais petit. Je hurlai jusqu’à ce que la secousse du harnais me coupât la respiration, mais après, jusqu’au sol, je connus de nouveau l’épouvante de ne plus rien savoir, d’être seulement conscient de mon néant ! Mes réflexes avaient cependant dû être normaux car les instructeurs ne me firent jamais de remarques et je continuai mon entraînement. Mais chaque saut était un retour de mon cauchemar.
Ce ne fut toutefois qu’après la guerre, après notre deuxième lune de miel — quelle chose affreuse qu’une deuxième lune de miel — que mon cauchemar réapparut. Maintenant, il ne me quitte plus et revient presque toutes les nuits. Ces derniers temps s’y ajoute cependant une angoisse supplémentaire, quelque chose que je n’arrive pas à me rappeler, qui n’a aucun rapport avec mon cauchemar mais qui, me semble-t-il, pourrait y mettre un terme. C’est quelque chose concernant la mort d’Edna, je sais.
Pendant tout le procès j’ai essayé vainement de me souvenir. Oui, bien sûr, j’ai tué Edna, mais je n’arrive pas à me rappeler comment. Et c’est affreux, parce que je suis innocent. J’avais d’ailleurs l’impression qu’au moins un membre du jury semblait s’en rendre compte — sans doute un homme qui avait eu une femme comme Edna. Quant aux autres… il suffisait de voir leurs visages pendant l’écoute de la bande du magnétophone d’Edna.
Eux, la police, le juge, les avocats, les jurés, ne pouvaient qu’entendre ; moi, il me suffisait de fermer les yeux pour tout reconstruire, le décor, l’ambiance, la lumière, la chaleur du feu, chacun de nos mouvements, l’éclairage dur du visage pâle et énigmatique d’Edna tandis que, froidement, elle cherchait à me faire répéter ma menace, ma rengaine au sujet de Florence. Je revoyais alors tout, l’éclat métallique de ses yeux vert foncé, la fumée de sa cigarette qui flottait en couches bleutées, comme ces nuages très allongés, immobiles dans un ciel d’été, ces couches que je déchirais méchamment chaque fois que je crachais une réponse. Mais qu’est-ce donc que les jurés ignorent, que la police ignore, que tout le monde ignore et qu’il faut absolument que je me rappelle ? M’en ont-ils posé des questions ! des dizaines, des centaines de questions concernant Edna, son passé, mon passé, notre passé ! Et personne n’a posé la moindre question qui m’aurait permis de me rappeler le petit secret, le petit fait indiscutable qui aurait mis fin au procès en quelques minutes.
Malgré le sentiment assez évident de mes avocats qui semblaient croire que cela ne pouvait pas faire la moindre différence, j’ai plaidé non coupable. Il est vrai que tout m’accable, tout jusqu’à mes propres paroles. Oui, je prouve moi-même mon crime, je l’explique en détail sur cette damnée bande magnétique. Seulement, voilà, mes explications étaient destinées à Edna et non pas à une cour d’assises et à douze imbéciles. C’est là toute la différence, et c’est précisément là que ma mémoire me fait défaut. Je les ai mis en garde en leur expliquant tout cela et en leur assurant que tôt ou tard, je me souviendrais. Mes avocats ont tout gâché en se servant de ma déclaration comme prétexte à me faire passer pour fou. Mais ça n’a pas pris, heureusement d’ailleurs, car je suis tout à fait sain d’esprit. Des médecins sont venus à la barre ; ils étaient d’accord avec moi. Un seul a cependant eu le courage de dire qu’il croyait vraiment que ma mémoire me jouait un sale tour. On voyait qu’il sentait toute l’importance de ce point et moi, je sentais toute la compassion qu’il avait pour moi. Mais quel poids peut avoir l’expression d’un simple doute dans les terribles balances de la justice, surtout quand, dans l’autre plateau se trouve l’explication claire, nette, détaillée de l’accusé lui-même. J’ai tué Edna, mais je suis quand même innocent. A vrai dire, c’est mieux qu’un crime parfait puisqu’il n’y a pas eu crime et que je suis innocent. C’est tout simplement le nec plus ultra de l’assassinat.
Cela me fit tout de même quelque chose lorsque je vis le juge mettre sa capuche noire pour me condamner à mort, mais je n’étais nullement inquiet car je savais parfaitement que la mémoire me reviendrait en temps utile pour éviter une erreur judiciaire. J’ai demandé l’autorisation d’entendre à nouveau la fameuse bande magnétique, mais le juge a refusé. C’est sans grande importance ; je l’ai entendue deux fois au cours du procès et je la connais presque par cœur. Mes avocats voulaient que je proteste contre l’utilisation du magnétophone, mais je m’en suis bien gardé ; je me devais de préparer le terrain en faisant tout pour prouver que je ne craignais rien. Un innocent n’a pas le droit de craindre la justice, et cela jouera certainement en ma faveur lorsque j’apporterai enfin la preuve de mon innocence.
Alors que la plupart des condamnés deviennent nerveux au point de ne plus manger, de ne plus pouvoir dormir sans l’aide de stupéfiants, moi, j’ai bon appétit et je dors bien, surtout lorsque je sens que je vais avoir mon cauchemar. Bien sûr, la première fois, les gardiens qui veillent sur moi nuit et jour, eurent une peur bleue et me réveillèrent sans ménagement. Maintenant qu’ils savent que c’est comme cela que j’ai les meilleures chances de me souvenir, de me rappeler le petit détail ou le petit fait qui les fera courir à la Direction, porteurs de la nouvelle que je suis en mesure de prouver mon innocence, ils me laissent tranquille.
Au début, je croyais bien que Edna était un chat réincarné, mais c’était seulement un jeu, ou plutôt une tromperie de sa part. Ses yeux qu’elle ouvrait tout grands le soir pour les rendre plus lumineux, sa manière de sourire, sa souplesse étudiée, sa légèreté féline — ses parents avaient voulu en faire une danseuse de ballet, — l’aisance avec laquelle elle pouvait se glisser par une porte à peine entrebâillée, puis bondir silencieusement par-dessus le dos du sofa pour se lover sur le tapis devant le feu, tout cela était faux et artificiel. Et dire que c’était précisément ce qui m’avait charmé, grisé, puis emballé ! Sans la guerre, je m’y serais peut-être fait ; mais notre deuxième lune de miel fut sa perte, car elle eut la suprême maladresse de tout recommencer, comme si je ne savais pas ce qu’elle était véritablement : une fausse intellectuelle qui cultivait avec assiduité la nonchalance et le laisser-aller pour masquer une paresse qui allait parfois même au- delà des limites habituelles imposées par la propreté.
Edna était à juste titre persuadée de son pouvoir de fascination et elle aurait ronronné si elle avait pu. Plus tard, elle continua de jouer au chat parce qu’elle avait découvert que cela m’irritait, et ce fut sans doute là sa seule véritable ressemblance avec ce détestable animal. Tout comme un chat jouant avec une souris, elle devenait de plus en plus calme, souriante et hautaine au fur et à mesure que je m’énervais. A vrai dire, elle n’aimait pas les chats, ni même aucun autre animal. Moins d’un mois après notre premier voyage de lune de miel, elle m’avait imposé le choix entre elle et mon chien. Quel lâche je fus ! Quelle merveilleuse occasion je laissai passer ! Ma seule excuse est que j’étais encore follement épris… non pas d’elle, je sentais déjà sa véritable nature, mais du rôle qu’elle jouait.
La première fois que mon cauchemar revint, après la guerre, Edna se leva, prit l’édredon et termina la nuit sur le divan du salon. Le lendemain soir, en rentrant du bureau, je trouvai des lits jumeaux installés. J’aurais pu, je suppose, obtenir le divorce pour cela, mais il aurait fallu que j’en parle à des tas de gens, que je leur explique mon rêve et, pis encore, comment Edna avait décidé d’y mettre fin. Chaque fois que, perdu sous les couvertures, je commençais à hurler et à lutter pour sortir, elle tirait une longue verge de dessous son traversin et, sans même se donner le mal de se lever, de son lit, elle me frappait de toutes ses forces jusqu’à ce que je cesse de crier.
Le commencement de la fin arriva le jour où elle installa les nouveaux rideaux dans la pièce du fond. Elle adorait prendre son élan et sauter sur l’escabeau comme un chat, d’un bond, ses doigts et ses pieds semblant à peine toucher les marches. Seulement, comme Edna n’était pas un véritable chat, pas même un chat réincarné, cette fois elle glissa et tomba lourdement sur une commode. Vexée, elle se releva aussitôt, mais comme elle semblait avoir du mal à respirer, et, trop heureux de pouvoir lui prouver qu’elle n’avait ni l’agilité ni la souplesse d’un chat, je téléphonai au médecin le plus proche. C’est ainsi que nous connûmes Barnley, jeune médecin frais émoulu des hôpitaux, plein d’entrain et d’enthousiasme, mais qui se laissa très vite prendre aux « chateries » de ma femme, à ses yeux pleins de lumière, à son sourire triangulaire et à sa façon de s’asseoir sur le tapis du salon, puis, à mesure que sa santé s’améliorait, à toute la silencieuse souplesse de ses mouvements. Maintenant qu’Edna faisait son numéro pour un autre, je me trouvais un peu comme le machiniste qui, dans les coulisses, voit tous les trucs, toutes les ficelles du métier, telle la charmante manière qu’elle avait d’étendre les deux mains à plat sur ses genoux, ou de mater, d’une tape derrière la tête, une boucle rebelle, et de ramener la main par-dessus son oreille en se frôlant les cheveux d’un mouvement arrondi qui rappelait exactement celui du chat. Elle ne mangeait jamais un biscuit, elle le grignotait délicatement avec des petites moues et en retroussant les lèvres, et lorsqu’elle goûtait à son thé, elle donnait l’impression d’y darder à petits coups une langue rose et pointue.
L’enregistrement magnétique n’était nullement typique de nos chamailleries et des scènes au cours desquelles ses paroles étaient toujours hargneuses, venimeuses, pleines de sous-entendus et de menaces voilées, et ses arguments faux et injustes. En effet, ce jour-là, elle avait un but, donc un rôle à jouer. Elle ne pouvait plus me mentir. Le Dr Bamley possédait une très belle maison au milieu d’un immense jardin, où il habitait seul avec sa mère, âgée et impotente. Il avait aussi deux superbes chiens, mais je suis prêt à parier que, le moment venu, il les aurait volontiers sacrifiés pour le bonheur d’Edna. Elle se garda bien de lui parler de ses troubles cardiaques ou de son foie ! Elle voulait qu’il trouve en elle un parfait exemple de santé et de joie de vivre, d’une irrésistible beauté féline et de souriante douceur — tout au moins en sa présence. Et pour l’attirer à la maison, elle ne trouva rien de mieux que de le consulter pour moi ! Elle eut même le toupet de lui parler de mon cauchemar. Bamley devait, malgré tout, être un homme intègre, car, en dépit de tout ce qu’elle put dire pour l’inciter à me faire entrer dans une maison de santé, il persista à ne rien me trouver de grave. D’ailleurs, je me sentais bien et relativement heureux, beaucoup plus heureux qu’au cours des dernières années, car j’avais enfin découvert que je haïssais Edna. Je haïssais tout en elle, tout, jusqu’à ses entrailles, et dans le métro, en allant à mon bureau dans la Cité de Londres, ou en en revenant, j’avais trouvé un petit air et un refrain qui s’adaptaient parfaitement au cliquetis des roues sur les rails et que je me fredonnais tout bas : « Je dé-tes-te-tes-boyaux-d’chat ! Je dé-tes-te-tes-boyaux-d’chat !… Je dé-tes-te- tes-boyaux-d’chat ! »
Oh ! cette chute ! Cette affreuse descente dans le néant ! Pourquoi ne puis-je jamais me réveiller avant son écœurante fin, et pourquoi, une fois réveillé, ne puis-je que hurler comme un animal jusqu’au moment où je réussis enfin à sortir ma tête de dessous les draps ?
Voyons, où en étais-je ? Au procès, sans doute ?
Bien sûr, je n’ai pas parlé du Dr Barnley mais je sais que c’est à cause de lui, grâce à lui, devrais-je dire, que nous avons décidé, chacun de notre côté, de mettre fin à notre union. Edna, ou peut-être Barnley, pensa à l’enregistrement par magnétophone. Moi, j’avais des idées très différentes, peut-être en partie parce que j’éprouvais une vague sympathie et une pitié certaine pour le Dr Barnley. Le hasard voulut que nos deux idées se rencontrent dans le temps.
Elle avait dû tout préparer dans le courant de l’après- midi, et je suppose qu’elle mit le magnétophone en route au beau milieu d’une de nos interminables chamailleries, probablement au moment où elle fit le tour de la pièce pour éteindre toutes les lumières, sauf une lampe près de la cheminée devant laquelle elle se leva d’un mouvement brusque, mais étrangement souple.
— Vous direz ce que vous voudrez, James Falier, je serai toujours patiente avec vous.
Edna avait pris l’habitude de m’appeler par mon prénom et mon nom, au début de notre mariage, lorsqu’elle était particulièrement fière de moi, surtout devant les gens. Peu à peu, c’était assez curieusement devenu une expression de dédain et, dans ce cas précis, cela permettait de définir clairement son interlocuteur. « Vous direz ce que vous voudrez » étaient les premiers mots enregistrés, mais ce que les membres du jury ne purent entendre était précisément ce que je voulais dire et que j’avais déjà dit. Oui, bien sûr, j’aurais pu le leur répéter, mais tout cela était tellement moins important que ce que j’essaie encore de me rappeler.
— Oui, patiente comme un chat ! avais-je répondu aigrement, et rien qu’à la tête des jurés, il était aisé de voir qu’Edna avait remporté là un premier point.
— Vous me détestez, n’est-ce pas, James ?
— Je vous vomis, Edna.
— Et vous feriez tout ce qui est en votre pouvoir pour vous débarrasser de moi ?
— Certainement, ma très chère.
— Non ! Ne partez pas. Il faut que nous en finissions, une fois pour toutes.
— Je vais seulement chercher le thé.
Là, j’avais dû expliquer que, chaque soir, j’avais l’habitude de faire du thé, avant que nous ne montions nous coucher. J’aurais pu ajouter que la petite scène d’en finir une fois pour toutes était devenue presque quotidienne, mais cela aussi était sans importance. Edna n’avait pas arrêté le magnétophone et, pendant trois ou quatre minutes, il n’y avait eu que les vagues bruits du charbon dans le feu et, enfin, la porte s’ouvrant lorsque je revins avec le plateau et le thé.
— Et cette femme, cette… Florence ? Etes-vous toujours décidé, James ?
— Que voulez-vous dire ?
— Vous savez très bien. Vous ne cessez de me dire que vous allez me quitter pour aller vivre avec elle. J’en ai assez et, je vous préviens, je ne puis continuer longtemps comme cela.
Evidemment, ils avaient voulu savoir qui était Florence. La police aussi, bien avant eux. Ils n’avaient pas trouvé Florence et, au procès, j’avais refusé d’en parler. Même si je leur avais dit la vérité, que Florence n’existait pas et n’avait jamais existé, que c’était un personnage imaginaire, inventé pour « contrer » la liaison que je sentais proche entre Edna et le Dr Barnley, ils ne m’auraient pas cru.
— Je l’épouserai et, ainsi, au lieu d’une chatte, j’aurai enfin une vraie femme.
— Vous voulez donc divorcer, afin de pouvoir épouser cette… cette personne? C’est bien cela?
— Non, Edna.
— Comment voulez-vous qu’elle soit votre femme, autrement ?
— Tenez, buvez votre thé.
Après, beaucoup plus tard, je découvris le micro dans le coussin sur lequel elle avait fait la chatte devant le feu. C’est ce qui explique la parfaite netteté du bruit de la tasse sur la soucoupe.
— Pouah ! Vous avez mis du sucre ?
— Pardon, j’ai oublié. Tenez, servez-vous.
— James, pourquoi n’avez-vous pas répondu à ma question ?
— Taisez-vous un peu et buvez votre thé, Edna. Vous êtes saoulante.
— Tenez. Le thé le plus écœurant que j’aie jamais bu. Dans quoi avez-vous bien pu le faire ?
— Mignon petit chat. Donnez-moi votre tasse. Merci. Quant à la mienne, dans le feu !
Le bruit de mon thé jeté sur le feu était parfaitement clair au magnétophone.
— Jim !… Vous m’avez fait peur. Vraiment ? Alors, tant mieux. Et maintenant, je puis répondre à votre question, mon chat.
— Au sujet de votre… votre maîtresse ?
— Vous devenez bien polie. Vous lui trouvez bien d’autres qualificatifs d’habitude. Enfin, oui, il s’agit de Florence. Sachez que d’ici à un mois ou deux, nous serons mariés.
— Vous croyez que vous allez obtenir un divorce aussi rapidement ?
— On ne divorce pas d’avec un chat mort, Edna.
— Vous êtes fou ! Pourquoi n’allez-vous pas tout simplement vivre avec votre… Florence ?
— Impossible, mon minet. Cela serait très mal vu aussitôt après votre enterrement.
— Mon enterrement ?
— Oui. Et comme cela, convenablement mariés, Florence et moi, nous pourrons vivre ici. Et puis, vous savez, Florence adore les chiens. Elle est tout le contraire de vous. Voyons voir, un chat a neuf vies, dit-on ? Eh bien, j’en ai mis assez pour tuer cinquante personnes, c’est-à-dire plus de dix chats.
— James Faller, soyez sérieux, je vous en prie. De quoi parlez-vous ?
— De poison, Edna. De bon vieux poison. Oui, je sais, vous pouvez le sentir qui, déjà, brûle tout l’intérieur de votre estomac, de vos entrailles et de vos boyaux de chat. Oui, ma chère, voilà pourquoi je n’ai pas bu ce bon petit thé bien aigre et voilà pourquoi, tout à l’heure, quand votre courte agonie sera terminée, j’irai soigneusement laver les tasses et la théière.
— Jim… Non !
Le cri d’Edna était parfait. Deux fois, il eut le même effet sur les jurés. Leurs visages se durcirent, comme de la pierre et de la couleur de la pierre.
— Oui, Edna… un poison magnifique qui ne laisse aucune trace, mais qui tue très rapidement… Un peu cruellement peut-être, mais je sais que les chats supportent la douleur bien mieux que tous les autres animaux. Vous ne souffrirez donc pas autant qu’un être humain, n’est-ce pas, Edna ?
Le hurlement qui sortit de sa gorge, notre courte lutte comme je la rejetai sur le divan, alors qu’elle tentait de se sauver vers mon bureau et le téléphone, tout était parfaitement audible et aussi bien enregistré qu’aurait pu l’être une émission de radio. Jusqu’à ses derniers mots, tandis qu’elle se laissait glisser du canapé, sans doute pour se rapprocher du micro, tout était restitué par l’appareil avec une parfaite netteté.
— James Faller… mon mari… m’a… m’a empoisonnée ! gémit-elle.
Le long cri plaintif qui suivit et qui se termina par un bruit de gorge raclée, mit la touche finale à la scène. Après que la Cour l’eut écoutée pour la deuxième fois, je savais que mon seul espoir, ma seule chance de survie, était de me rappeler la preuve de mon innocence. .. car je suis innocent.
Le Dr Barnley aurait pu m’accabler ; il évita de par¬ler de moi, ne fit aucune allusion au fait qu’Edna l’avait consulté à mon sujet et, à la barre des témoins, déclara simplement que je l’avais appelé tard dans la soirée et qu’arrivé chez moi, quelques minutes après, il avait trouvé Edna allongée, morte, devant le feu. Il décrivit assez bien l’expression de terreur de la morte et expliqua comment, mis sur ses gardes, il découvrit peu après le magnétophone caché dans un petit placard, près de la cheminée. Il le trouva, en effet, très rapidement, tellement rapidement que je suis presque persuadé que lui et Edna avaient combiné ce piège ensemble, pensant ainsi obtenir de quoi justifier un divorce, mais loin de se douter qu’ils allaient ainsi enregistrer tous les détails de la mort de la femme-chat. Ils auraient bien dû penser que, moi aussi, j’étais capable de faire quelque chose.
Bien sûr, les jurés me trouvèrent coupable, et c’est normal ; ils ne pouvaient pas savoir que je n’avais pas empoisonné Edna. Si, si, je l’ai bien tuée, mais d’une façon légale. Et voilà que je sens que je vais me réveiller, entortillé dans mes couvertures ! C’est terrible, car, une fois réveillé, je ne me souviens de rien…
Peut-être que si je ferme les yeux très fort et fais bien attention de ne pas bouger dans le lit, la chute durera encore un peu avant que je me réveille en criant. Un tout petit peu plus… encore… Malheureusement, je sens mon cœur qui bat fort, très fort, et c’est là le signe que je vais bientôt sortir de mon rêve.
Mon cœur… le cœur d’Edna ! C’est bien moi qui l’ai arrêté, mais en bluffant… oui, en bluffant… et elle a marché. Elle a tout cru au sujet du mystérieux poison. Il est vrai qu’une cuillerée à café de moutarde dans une tasse de thé doit lui donner un fichu goût. Elle a vraiment cru qu’elle était empoisonnée et elle est morte de peur. Une autre ne serait peut-être pas morte, mais Edna avait une telle imagination ; son cœur a aussi beaucoup aidé, car elle était cardiaque. Comment je peux le prouver ? Mais, en faisant citer le spécialiste de Harley Street. Mais ça y est ! Je me souviens !
Tout à l’heure, je vais faire appeler le directeur de la prison. Il vient toujours pour un condamné à mort. Une nouvelle autopsie prouvera bien vite que je n’invente rien, que ma femme est bien morte d’une crise cardiaque. Je sais, ils l’ont déjà charcutée, découpée en morceaux, mais ils n’ont pas pensé à son cœur ; ils se sont contentés de fouiller ses entrailles, ses sales boyaux de chat où ils n’ont trouvé aucune trace de poison — et pour cause ! Comme ils ont essayé de me faire dire quel poison j’avais utilisé ! Certains d’entre eux m’ont même suggéré des noms de poisons. Ils ne m’auraient sans doute pas cru si je leur avais dit que mon fameux poison n’était qu’un peu de moutarde et pas mal de persuasion. Maintenant, s’ils déterrent Edna — et ils seront bien obligés de la déterrer ! — ils trouveront sans mal que seule la peur, la peur bleue de la mort, a provoqué l’arrêt ou l’éclatement de son cœur, je ne sais au juste… enfin, ce que fait un cœur lorsqu’on meurt de peur. Et après, je serai libre ! On ne peut tout de même pas pendre un homme parce que sa femme a soudain décidé de mourir de peur !
Enfin, j’ai trouvé. Maintenant, le rêve peut finir. Je vais faire bien attention et ne pas cesser de répéter le mot « moutarde ». Ce serait trop affreux, si, en me réveillant, j’avais encore tout oublié et que je sois incapable de prouver mon innocence. Je parie qu’ils trouveront qu’elle avait un tout petit cœur, un cœur de chat, presque noir et dur comme tout.
Oh ! la fin écœurante de cette chute… Je ne m’y habituerai décidément jamais…
De l’autre côté de la rue, une centaine de personnes attendaient en silence. Une vingtaine d’entre elles, agenouillées sur le trottoir battu par la pluie, commencèrent à réciter un Notre Père, lorsque s’ouvrit la petite porte latérale et qu’un gardien nu-tête sortit pour afficher la petite note dactylographiée habituelle, spécifiant que James Faller venait d’être pendu et que le médecin de la prison, le Dr Barnley, l’avait déclaré mort à 9 h 12.