Dino Buzzati – La machine à arrêter le temps

La première grande tentative pour ralentir le temps fut faite dans la province de Grosseto, à Marsicano. D’ailleurs l’inventeur, le célèbre Aldo Cristofari, était lui-même de Grosseto. Ce Cristofari, professeur à l’université de Pise, s’intéressait à ce problème depuis plus de vingt ans et avait fait dans son laboratoire des expériences sensationnelles, en particulier sur la germination des haricots. Mais la science officielle le tenait pour un visionnaire. Jusqu’au jour où, sous l’impulsion du financier Alfredo Lopez, la société pour la construction de Diacosia fut constituée. Dès lors, Àldo Cristofari fut tenu pour un génie, bienfaiteur de l’humanité.

Son invention consistait en un champ électro-statique d’un genre spécial, dénommé « Champ C » à l’intérieur duquel les phénomènes naturels utilisaient, pour s’accomplir, un temps bien plus long que la normale ; en conséquence il en allait de même pour le cycle de la vie. Dans les premières expériences positives ce retard n’avait pas dépassé cinq, six pour mille ; on ne pouvait en conséquence presque pas s’en apercevoir. Mais le principe étant trouvé, Cristofari fit de très rapides progrès. À Marsicano, il pensait pouvoir réaliser un ralentissement de presque la moitié. Ce qui signifie qu’un organisme d’une vie moyenne de dix ans pourrait atteindre, s’il était traité dans le «Champ C», l’âge de vingt ans.

L’installation fut faite dans une région de collines, et son rayon d’action n’était que de huit cents mètres. Dans un cercle d’un diamètre d’un kilomètre et demi, les animaux et les plantes allaient donc grandir, vieillir, deux fois moins vite que sur le reste de la terre. L’homme pouvait d’ores et déjà espérer atteindre deux siècles de vie. C’est pourquoi d’ailleurs — à cause du nombre « deux cents » en grec — on choisit le nom de Diacosia.

L’endroit était presque totalement inhabité. Les rares paysans qui y demeuraient eurent à choisir entre rester ou être relogés ailleurs avec une forte indemnité. Ils choisirent tous de s’en aller. La zone fut entourée d’une barrière infranchissable, avec une seule porte d’entrée, sévèrement contrôlée. En peu de temps d’immenses gratte-ciel surgirent de terre, ainsi qu’une gigantesque maison de santé (pour les incurables désireux de prolonger le peu de vie qui leur restait), des cinémas, des théâtres, et toute une forêt de somptueux palais. Au milieu de tout, une antenne circulaire d’une quarantaine de mètres de hauteur, semblable à celles du radar. Le « Champ C » allait vivre tout autour d’elle. La centrale d’alimentation était complètement souterraine.

L’installation terminée, on fit savoir au monde entier que, dans les trois mois, la ville serait habitable. Y pénétrer, et par-dessus tout y demeurer, coûtait des sommes folles. Pourtant des milliers de
personnes, de tous les coins de la terre, furent tentées. En quelques jours les souscriptions épuisèrent les possibilités de logement. Puis commença la peur. De telle sorte que l’afflux se trouva lui-même ralenti.

Que craignait-on ? D’abord quiconque s’établissait dans la ville ne pouvait en sortir impunément, du moins s’il était demeuré un certain laps de temps. De fait, imaginons un organisme habitué à ce nouveau rythme lent d’existence physique. Portons-le à l’improviste hors du « Champ C », là où la vie court à une vitesse double : tous ses organes devront accélérer leur rythme de travail d’un seul coup ; et s’il est aisé de ralentir, pour celui qui court, il n’en est pas de même pour qui, allant lentement, doit soudain se lancer dans une course folle. Ce violent déséquilibre pouvait avoir des conséquences dangereuses, et même mortelles.

D’autre part, il était formellement interdit à tous ceux qui y avaient vu le jour de quitter la cité. C’était logique d’ailleurs : un organisme formé à ce régime ralenti ne pouvait passer dans une ambiance, disons : de double somme, sans courir le risque de s’éreinter aussitôt. Sans doute prévoyait-on de construire tout autour du « Champ C » des chambres spéciales d’accélération ou de ralentissement, pour acclimater graduellement ceux qui sortaient ou qui entraient, et leur éviter ainsi tout traumatisme (pièces semblables aux chambres de décompression à l’usage de ceux qui remontent des profondeurs de la mer). Mais c’était tout un appareillage délicat, encore à l’état de projet. On ne pouvait guère compter dessus avant de nombreuses années.

En somme, les citoyens allaient vivre sans doute plus longtemps que les autres hommes, mais en exil. Adieu patrie, adieu les vieux amis, adieu les voyages, et tout l’éventail des amours et de la connaissance. C’était une sorte de prison à vie, quels que fussent le luxe et les commodités qu’on pouvait y apporter.

Ce n’est pas tout. Ces dangers que représentait une évasion pouvaient aussi bien se produire par une avarie de l’installation. Il est vrai qu’il y avait deux machines d’alimentation, et que si l’une venait à s’arrêter, l’autre y remédiait automatiquement. Mais si elles se brisaient en même temps ? Si l’énergie électrique manquait tout à coup ? Si un cyclone, un orage abattaient l’antenne ? S’il y avait la guerre, un attentat ?

Diacosia fut inaugurée par un premier groupe de citoyens, au nombre de onze mille trois cent soixante-cinq. C’étaient pour la plupart des quinquagénaires. Cristofari, qui n’entendait pas s’établir dans la ville, était absent. Il était représenté par un certain Stoermer, un Suisse, directeur de l’installation. La cérémonie fut simple. Au pied de l’antenne d’émission, qui pointait dans le jardin public, Stoermer annonça à midi précise que, désormais, les habitants de Diacosia allaient vieillir deux fois moins vite. Un léger bourdonnement sortit de l’antenne, agréable à entendre d’ailleurs. Tout d’abord, nul ne s’aperçut de rien. Ce fut seulement le soir que certains se sentirent envahis par une sorte de torpeur, comme s’ils se trouvaient assujettis, entravés. Rapidement les gens se mirent à parler, à marcher, à mastiquer avec une lenteur inhabituelle. La tension de la vie s’affaissa. Chaque acte devenait plus difficile.

Environ un mois plus tard, dans la revue Technical Monthly, de Buffalo, le prix Nobel Edwin Mediner publia un article qui sonna pour Diacosia comme un glas funèbre. Mediner soutenait que
l’expérience de Cristofari portait en elle une grave menace. Le temps — nous allons résumer avec nos pauvres mots sa démonstration — le temps a tendance à se précipiter et, s’il ne rencontrait la résistance de la matière qui lui fait frein, il prendrait un rythme progressivement accéléré, jusqu’à l’infini. C’est pourquoi retarder son allure coûte d’immenses efforts, tandis qu’un rien suffit à l’accélérer: ainsi sur un fleuve est-il dur d’aller contre le courant, et facile au contraire d’aller avec lui. A ce propos Mediner énonçait la loi suivante : pour ralentir les phénomènes de la nature, l’énergie nécessaire est directement proportionnelle au carré du retard que l’on obtient, tandis que pour accélérer, l’accélération est directement proportionnelle au cube de l’énergie employée. Exemple : pour avoir une accélération 1000 il suffit d’une énergie 10 ; mais la même énergie 10 utilisée en sens inverse n’obtient un retard que de 3. Dans le premier cas, en fait, l’intervention humaine agit dans le sens normal du temps, lequel — s’il est possible de s’exprimer ainsi — ne demande pas mieux. Eh bien — c’est du moins ce qu’écrivait Mediner — le « Champ C » était de telle nature qu’il pouvait agir dans les deux sens. Il suffisait donc d’une erreur de manœuvre, d’une avarie minime, pour intervertir l’émission ; alors, au lieu de prolonger la vie du double, la machine se mettrait à la dévorer goulûment. En quelques minutes les citoyens de Diacosia vieilliraient de dizaines et de dizaines d’années. Suivait la démonstration mathématique.

Les révélations d’Edwin Mediner provoquèrent une onde de panique dans la cité de la longue vie. Plusieurs personnes, passant outre au risque de rentrer brusquement dans une « ambiance accélérée » prirent la fuite. Toutefois les garanties que donna Cristofari sur l’efficience de ses appareils, ajoutées au fait qu’il ne se passait rien, apaisèrent les craintes. La vie de Diacosia continua, monotone, avec ses jours égaux, calmes et incolores. Même les plaisirs, il est vrai, semblaient énervants, stupides, les palpitations, les délires de l’amour n’avaient plus la vigueur fulgurante de jadis et les nouvelles, les voix, jusqu’aux musiques provenant du monde extérieur semblaient d’une telle précipitation qu’elles en étaient désagréables. On avait en somme moins de goût à vivre, malgré les distractions continuelles. Mais que cet ennui était de peu d’importance si l’on pensait aux lendemains, quand l’un après l’autre les contemporains auraient disparu tandis que, au contraire, les habitants de Diacosia se sentiraient toujours valides et jeunes ! Et puis même, les fils des contemporains mourraient l’un après l’autre, et eux seraient toujours là ! Et puis ce serait le tour des petits-fils et des arrière-petits-fils des contemporains dont ils liraient les faire-part de deuil, eux : toujours vivants, avec encore des dizaines et des dizaines d’années devant eux… C’était cette pensée qui régentait la communauté, qui calmait les âmes inquiètes, qui résolvait les jalousies et les disputes; car l’anxiété devant le temps qui passe n’avait plus cours, l’avenir se présentait comme un paysage immense, et les gens se disaient face aux contrariétés : Pourquoi m’ên faire ? J’y penserai demain, rien n’est pressé.

Au bout de deux années la population était montée à cinquante-deux mille âmes, parmi lesquelles déjà les premiers nouveau-nés diacosianiens qui devaient atteindre leur maturité vers quarante ans. Après dix années, plus de cent vingt mille créatures fourmillaient sur ce kilomètre carré et lentement, oh bien plus lentement que dans les autres villes où le temps galopait, s’érigeaient de vertigineux gratte-ciel. Diacosia était désormais la huitième merveille du monde, des caravanes de touristes se promenaient le long de l’enceinte, observant à travers les grilles cette humanité tellement différente de la leur ; cette humanité qui ne se remuait que lentement, comme frappée d’un début de paralysie.

Le phénomène dura vingt-deux ans. Et quelques secondes à peine suffirent pour l’anéantir à jamais. Comment la tragédie advint-elle ? Fut-ce la volonté d’un homme qui la provoqua ? Ou le hasard ? Un des techniciens avait-il, dévoré d’un amour malheureux ou bien d’une maladie, voulu mettre fin à ses tourments en déclenchant la catastrophe ? Perdit-il la raison simplement parce qu’il se trouvait excédé par cette vie égoïste et vide, seulement préoccupée de se survivre à elle-même ? Inversa-t-il enfin l’action des machines, libérant les forces vandales du temps ?

C’était le 17 mai, belle journée toute tiède de soleil. Sur les prés, tout au long de la grille périphérique, stationnaient des centaines de curieux, les regards fixés sur leurs semblables dont la vie devrait être doublée. La douce voix de l’antenne, avec des résonances de cloche, harmonieuse, parvenait jusqu’à nous. Car celui qui écrit ce récit était présent, observant un groupe de trois petits garçons et d’une fillette qui jouaient à la balle.

— Quel âge as-tu ? demandai-je au moins petit de tous.

— Vingt et un ans depuis le mois dernier, répondit-il d’une voix gentille mais d’une lenteur exagérée. D’ailleurs, même leur façon de courir était étrange : tout en mouvements lents, mous, flasques, comme dans les films tournés au ralenti. Et la balle à son tour rebondissait avec beaucoup moins d’élasticité que chez nous.

De l’autre côté de la barrière commençaient les allées d’un jardin, et les palaces s’élevaient une cinquantaine de mètres plus loin. Un peu de vent agitait les feuilles des arbres, mais lourdement, semblait-il, comme si ces feuilles étaient en plomb. Soudain, il était environ trois heures de l’après-midi, le ronronnement lointain de l’antenne s’accrut, se fit intense, grimpa comme une sirène d’alarme, devint un sifflement aigu et insupportable. Je ne pourrai jamais oublier ce qu’il advint alors. Aujourd’hui encore, après tant et tant d’années, il m’arrive de m’éveiller en sursaut la nuit, au songe de cette horrible vision.

Les quatre petits enfants s’allongèrent monstrueusement sous mes yeux, je les vis croître, grandir, grossir, devenir adultes, la barbe se mit à pousser au menton des garçons. Ainsi transformés, et à demi nus, car leurs vêtements d’enfants avaient craqué sous la pression de cette croissance fulgurante, ils furent pris de terreur. Ils ouvraient la bouche pour crier, mais de leur bouche ne sortait qu’une rumeur étrange, comme je n’en avais jamais entendu. Dans le tourbillon du temps déchaîné, les syllabes s’empilaient les unes sur les autres, comme sur un disque que l’on eût fait tourner à une vitesse folle. Ce bouillonnement devint bien vite un râle, qui se transforma en un hurlement désespéré.

Ces malheureux, cherchant un moyen de se sauver, nous virent et se précipitèrent sur le grillage. Mais la vie brûlait tout au dedans d’eux-mêmes. Ce furent des petits vieux qui parvinrent à la grille six ou sept secondes plus tard, des petits vieux à la barbe et aux cheveux blancs, flasques et osseux. L’un d’eux parvint à agripper une main squelettique sur un des fers de lance du grillage. Mais il retomba aussitôt sur le corps de ses compagnons. Morts. Et des corps décrépits de ces pauvres enfants s’exhala aussitôt une odeur pestilentielle ; ils se putréfièrent, leurs chairs tombèrent, leurs ossements apparurent, et même ces ossements — sous mes yeux — s’éparpillèrent en une poussière blanchâtre.

Ce fut seulement alors que le hurlement maudit de la machine commença de diminuer, puis il tomba tout à fait et se tut. La prophétie de Mediner s’était accomplie. Pour des causes qui demeureraient à jamais ignorées, la machine avait changé de direction, et quelques secondes avaient suffi pour engloutir trois quarts de siècle.

Un sombre silence sépulcral tenait désormais la ville. L’ombre de l’abjecte décrépitude planait sur les gratte-ciel, l’instant d’auparavant resplendissants de gloire et d’espérance ; de sinistres crevasses striaient les murs, des suintements noirs, d’immenses, d’horribles toiles d’araignée putréfiées… Arbres momifiés, sans aucune feuille. Et partout, la poussière. Poussière, paralysie, silence. Il ne restait des deux cent mille humains, riches et heureux, rien qu’un nuage blanc de poussière qui planait çà et là, comme dans certaines tombes surgies de l’antiquité.

Ray Bradbury – Les mécaniques du bonheur

Le père Brian, ayant cru entendre le père Vittorini rire dans la salle du bas, traîna avant de descendre déjeuner. Comme de coutume, Vittorini mangeait seul. Avec qui pouvait-il rire, ou de quoi ?

« Nous, pensa le père Brian, c’est de nous qu’il rit. »

Il écouta plus attentivement.

En face, de l’autre côté du corridor, le père Kelly, lui aussi, se cachait, ou méditait, dans sa chambre.

Ils ne laissaient jamais Vittorini terminer son déjeuner. Non ! Ils s’arrangeaient pour toujours paraître alors qu’il mâchonnait la dernière bouchée de son toast. S’il en avait été autrement, ils n’auraient pu supporter leur culpabilité.

Cependant, c’était bien un rire que l’on entendait, venant de la pièce du bas ? Le père Vittorini avait péché quelque chose dans le Chicago Sun-Times du matin. Pire encore : il avait passé la moitié de la nuit, là, debout, devant cette télévision maléfique, ce meuble qui, dans la salle à manger, était campé dans l’attitude d’un invité mal à l’aise. Et sans doute, le cerveau lavé par le monstre électronique, Vittorini était-il occupé à combiner, les rouages s’activant dans le silence de son esprit, quelques idées fines, lui, Vittorini, assis et s’abstenant de manger, afin qu’attirés par leur curiosité pour ses humeurs italiennes, ils descendent enfin.

« Oh, Dieu. » Le père Brian soupira et tritura l’enveloppe qu’il avait préparée dans la nuit. Par prudence, il l’avait glissée dans une poche de sa veste, ceci au cas où vraiment il déciderait de la remettre à Mgr Sheldon. Est-ce que vraiment le père Vittorini, avec son regard rapide et sombre autant que des rayons X pourrait la découvrir ?

Le père Brian lissa le tissu de sa veste, effaçant les traces de la requête qu’il y avait glissée, et qui demandait son transfert dans une autre paroisse.

— Allons-y.

Puis, une prière machinale aux lèvres, le père Brian descendit.

— Ah ! Père Brian !

Vittorini leva ses yeux de son bol encore plein de céréales. La brute n’avait pas encore commencé à sucrer ses cornflakes.

Le père Brian eut soudain l’impression de choir dans une cage d’ascenseur.

Impulsivement, il tendit le bras pour se retenir. Sa main toucha le dessus du poste de T.V. Le poste était chaud.

— Vous avez eu une séance ici, cette nuit ?

— Je suis resté, il est vrai, au chevet du poste.

— Au chevet, vraiment? dit le père Brian, un sourire crispé aux lèvres. Il poursuivit : On peut demeurer au chevet d’un malade, d’un mort. Moi-même j’ai été fort adroit au Ouija, ce qui était quand même plus intelligent. Il fit la moue à cette sorte de crétinerie électrique sur le sommet de laquelle sa main se posait, et observa Vittorini. Puis : Alors vous avez entendu ces cris de putois, ces hurlements de bantous en provenance de… voyons comment cela se nomme-t-il ?… ah oui ! de Canaveral ?

— L’essai a été décommandé. A trois heures du matin.

— Et vous voici, vous, maintenant, ici, frais comme une rose ! Le père Brian fit quelques pas, secouant la tête : Ce qui est vrai n’est pas toujours ce qui est juste.

Vittorini versa sur ses céréales une copieuse rasade de lait.

— Vous, père Brian, vous avez la mine de quelqu’un qui a fait le tour de l’Enfer durant la nuit…

Fort heureusement, le père Kelly poussa la porte. Il se figea tout aussitôt : le père Vittorini n’avait pas terminé de manger. Il grommela, s’assit, jeta au père Brian, dont le trouble était visible, un bref regard.

— William, vraiment, vous paraissez être dans les vapes ! Insomnie ?

— Un peu.

La tête penchée, le père Kelly observa les deux autres.

— Qu’est-ce qui se passe ? Quelque chose est-il arrivé hier soir, alors que j’étais absent ?

— Une discussion, à peine, dit le père Brian. Il remplissait son bol et jouait avec les cornflakes.

— Une petite discussion ! ajouta le père Vittorini. Bien entendu, il aurait pu rire. Il se contint.

Le père irlandais s’inquiète du pape italien. Il Papa est une source constante d’irritation, mais révérende. Pour quelques-uns, à moins que ce ne soit pour l’ensemble du clergé irlandais. Pourquoi pas, n’est-ce pas, un pape nommé Nollan ? Pourquoi pas un chapeau vert à la place d’un chapeau rouge ? Pourquoi pas, puisque nous y sommes, ne pas transporter la cathédrale Saint-Pierre à Kork, ou à Dublin, au moment où le vingt-cinquième siècle naîtra ?

— J’espère, repartit Kelly, que personne, en Italie, ne prétend cela.

— Oui ! j’ai pu, dans ma colère le sous-entendre, intervint Brian. Vous avez entendu ce qu’il a dit à propos du vingt-cinquième siècle ? Ce sera, eh bien ! lorsque Flash Gordon et Buck Rodgers survoleront le baptistère que votre digne serviteur recherchera une porte de sortie…

— Mon Dieu, soupira Kelly, encore cette blague !

Le père Brian sentit le rouge lui monter au front.

— Une blague ? C’est à la fois plus et moins que cela. Voici plus d’un mois qu’on entend Canaveral par ici et astronautes par là ! On se croirait un 14 juillet ! Debout, le père Vittorini, toute la nuit, environné de rockets ! Qu’est-ce que ce genre de vie ? A minuit, la foire commence dans la salle à manger, devant cette machine médusante qui vous frigorifie la cervelle si par malheur vous la regardez ! Moi, je ne peux dormir, avec cette impression que j’ai que la cure va sauter d’une minute à l’autre…

— Oui ! Oui ! Certes ! approuva le père Kelly i Mais, dites-moi, cette histoire de pape?…

— Pas le nouveau pape, non, mais celui d’avant, murmura Brian avec lassitude. Père Vittorini, montrez-lui donc la coupure de presse !

Vittorini sortit de sa poche un article de journal, et le posa sur la table. Brian le voyait à l’envers, mais il pouvait lire cependant le titre de la mauvaise nouvelle :

LE PAPE BÉNIT UN ASSAUT DE L’ESPACE

Le père Kelly passa son doigt sur le morceau de papier.

Castel Gondolfo. Italie, 20 septembre. S. S. Pie XII donne aujourd’hui sa bénédiction aux efforts entre-pris par l’humanité pour conquérir l’espace, S. S. a déclaré aux délégués du Congrès astronautique international : « Dieu lia pas l’intention de limiter les efforts de l’homme lorsque celui-ci veut conquérir l’espace. »

S. S. le pape a reçu dans sa résidence d’été les quatre cents délégués, représentant vingt-deux nations, qui assistaient au congrès.

S. S. le pape a précisé que le Congrès astronautique revêt aujourd’hui une extrême importance : « Ceci concerne l’humanité entière !… L’homme doit s’efforcer de se mettre lui-même, à l’intérieur de cette nouvelle orientation voulue par Dieu et proposée par Son Univers… »

Le père Kelly ayant lu, se tut.

— A quel moment fut faite cette déclaration ?

— En 1956.

— Depuis si longtemps ? Le père Kelly se mit à rire. Je ne l’avais jamais lue.

— Il faut croire, glissa Brian, que vous et moi, mon père, n’ayons pas lu grand-chose dans notre vie.

Vittorini intervint :

— L’essentiel est ceci, lorsque j’ai commencé à parler de tout cela, le doute fut jeté dans mon esprit. Je vois maintenant que je me suis approché de la vérité.

— Oui, bien entendu, dit le père Brian, mais, ainsi que l’a dit notre William Blake ; « Une vérité de mauvaise intention dépasse les mensonges les plus imaginaires… »

— Bien ! Vittorini devint plus aimable encore. Blake, ajouta-t-il, a écrit que celui qui doute de ce qu’il voit ne croira rien, et ceci quoi que vous fassiez, et même que si la lune et le soleil doutaient de leur mission ils s’évanouiraient aussitôt…

» C’est, ajouta le prêtre italien, très approprié à notre époque, qui est l’âge de la conquête spatiale.

Brian fronça les sourcils devant un tel blasphème.

— Vous seriez gentil de ne pas citer notre Blake !

— Ah oui ! votre Blake, reprit le mince et pâle prêtre aux cheveux noirs. Etrange, très étrange. Imaginez-vous que j’ai toujours pensé que Blake était Anglais…

— La poésie de Blake, répliqua Brian, fut toujours pour moi d’un grand réconfort. Pour moi, et pour ma mère. Elle m’a toujours dit que, du côté maternel, Blake avait du sang irlandais.

— Que c’est gracieux, répliqua Vittorini. Cependant, revenons à cet article. Ne serait-il pas temps de faire des recherches sur l’Encyclique de Pie XII ?

La lassitude du père Brian, à ces mots, s’évanouit comme par enchantement.

— Quelle Encyclique ?

— Tout simplement celle qui touche aux voyages interstellaires.

— Là-dessus ? Une Encyclique spéciale ?

Les deux prêtres irlandais bondirent hors de leurs sièges.

Vittorini malaxait les miettes de toast qui étaient restées sur la table.

— Cela ne suffisait donc pas, dit Brian d’une voix paresseuse, qu’il ait serré la main des astronautes ? Fallait-il encore qu’il écrive longuement sur ce sujet ?

— Cela effectivement ne suffisait pas, dit le père Vittorini. J’ai entendu dire qu’il désirait s’exprimer plus profondément sur les problèmes de la vie possible sur les autres planètes, et des effets qu’aurait sur la pensée chrétienne la découverte de ces vies autres…

Il détachait bien chaque mot de l’autre. Les deux Irlandais se rassirent.

— Vous avez entendu dire, s’exclama Brian. Mais l’avez-vous lu, vous, vous-même, de vos yeux ?

— Non, il est vrai. Mais j’ai l’intention de le faire.

— Les intentions ne vous manquent pas, et même les pires. Il arrive, et je déteste vous dire cela, Vittorini, que vous ne parliez pas du tout comme un prêtre de la Sainte Eglise…

— Je m’y efforce, fit Vittorini. Puis : Je m’efforce de parler comme un prêtre italien qui tente de préserver l’harmonie alors qu’il est traqué par une bande de clercs nommés Saughnessy et Nulty et Flannery qui ruent et se cabrent autant qu’une bande de carribous ou de bisons chaque fois que j’ose prononcer ces mots magiques : bulle papale…

— Je ne doute pas. Le père Brian regarda dans la direction de Rome. Je ne doute pas que si vous aviez été présent au Vatican à cette époque vous auriez poussé Sa Sainteté à donner dans toutes ces bêtises de voyages interspatiaux !

— Moi?

— Vous ! Nous n’apportons pas ici des magazines par camions entiers avec des vaisseaux de l’espace sur les couvertures et de répugnants monstres verts qui ont six yeux, et dix-sept gagets, qui poursuivent des femelles demi-nues sur je ne sais quelle lune !C’est vous. Vous que j’entends dans la nuit compter à rebours de 10 — 9 — 8 et ainsi de suite jusqu’à 1 en même temps que ce monstre de T.V., de telle sorte que ces bruits infernaux nous réveillent dans nos lits et font tressauter jusqu’aux plombages de nos dents… Deux prêtres italiens, l’un ici, et l’autre à Castel Condolfo, que Dieu me pardonne, cela suffit à déprimer tout le clergé irlandais !

— La paix, s’écria — enfin — le père Kelly. La paix, vous deux !

— La paix ? Je l’aurai, la paix, d’une façon ou d’une autre. Le père Brian sortit la lettre de sa poche.

Kelly, devinant la teneur du message, s’écria :

— Rangez cette enveloppe !

— Je vous prie de remettre ce mot à Mgr Sheldon.

Le père Brian, hagard, se leva avec lenteur, marcha vers la porte, et sortit.

— Vous vous rendez compte de ce que vous faites, lança Kelly.

Le père Vittorini, ému, cessa de manger.

— Mais, mon père, j’ai cru tout au long de la conversation qu’il s’agissait d’une simple prise de becs anodine. Lui jouait sur un ton grave, et moi sur un ton léger…

— Vous avez joué trop longtemps, voilà le vrai. Votre sacrée blague est devenue une affaire sérieuse. Vous ne connaissez pas William aussi bien que moi. Vous l’avez poussé à bout. Il est déchiré…

— Je m’efforcerai de réparer…

— Vous réparerez votre fond de culotte, oui ! Déblayez le terrain. C’est à moi de jouer. Le père Kelly prit l’enveloppe, l’éleva vers la lumière : Un fragment de l’âme d’un pauvre homme. Mon Dieu ! Il partit rapidement. Père Brian ? criait-il. Il allait moins vite : Père ? Il frappa à la porte : William ?

A nouveau seul, dans la salle à manger, le père Vittorini porta à sa bouche une cuillerée de céréales. Elle n’avait aucun goût. Il mit longtemps à l’avaler.

Ce ne fut qu’après le repas de midi que le père Kelly parvint à joindre Brian. C’était dans le sinistre petit jardin, derrière la cure. Il lui rendit l’enveloppe.

— Willy, déchirez ceci, je vous prie. Vous ne pouvez abandonner à mi-partie. Voilà longtemps que cela dure entre vous.

Le père Brian, avec un soupir, prit l’enveloppe mais ne la déchira pas.

— C’est venu petit à petit. J’ai dit lettre par lettre le nom des principaux écrivains irlandais. Lui prononçait avec lenteur le titre des opéras italiens. Alors j’ai décrit à son intention le Book of Kells de Dublin, pendant qu’il m’expliquait la Renaissance. Que Dieu ait grâce pour ces menues faveurs ! S’il avait découvert plus vite cette Encyclique papale, eh bien ! j’aurais été rejoindre un monastère où les entrants font vœu de silence, je le jure. S’il m’avait suivi, je suis convaincu qu’il aurait décrit par gestes, et mimé, les lancements de Canaveral. Cet homme-là serait vraiment un grand avocat du diable !

— Mon père !

— Bien, je ferai pour ceci pénitence, mais plus tard. Je vous le dis : c’est une manière de phoque qui folichonne avec le dogme catholique comme s’il s’agissait d’un ballon de basket. Vivent les phoques qui jouent avec un ballon sur le nez, mais il ne faut pas les mêler avec les fanatiques que nous sommes vous et moi ! Pardonnez-moi cette fierté, mon père. Ne trouvez-vous pas, cependant, que la musique est troublée lorsqu’on introduit parmi les joueurs de harpes que nous sommes des joueurs de piccolo de cette sorte ?

— Une énigme, Willy ! Nous, hommes de l’Église, devrions être, dans nos rapports personnels, des modèles et des exemples !

— A-t-on parlé de cela au père Vittorini ? Regardons les choses en face. Les Italiens ? Ce sont les Rotary de l’Eglise. Vous n’auriez pu faire confiance à aucun d’eux pour rester sobre le soir de la Cène.

— Et nous, Irlandais, l’aurions-nous pu ? Je me le demande…

— Nous aurions au moins attendu que tout fût fini !

— Enfin, sommes-nous des prêtres ou des barbiers ? Allons-nous demeurer ainsi, et ici, à couper les cheveux en quatre ? Ou bien irons-nous raser Vittorini bien à ras ? William, mon cher, n’avez-vous aucun plan ?

— Appeler un baptiste au secours ?

— Laissez votre baptiste en paix, voulez-vous ! Avez-vous essayé de trouver l’Encyclique ?

— L’Encyclique ?

— L’herbe vous pousse sous les pieds, et vous vous laissez faire ? Allons plutôt lire cet édit sur les voyages interplanétaires ! Exercez-y votre mémoire. Ensuite, contre-attaquez l’homme des rockets sur son propre terrain ! Tenez, la bibliothèque est dans cette rue. Que crie la jeunesse d’aujourd’hui ? 5 — 4 — 3 — 2 — 1 — départ ?

— Quelque chose d’approchant !

— Eh bien ! dites-la donc cette chose approchante, et suivez-moi !

A l’entrée de la bibliothèque, ils se heurtèrent à Mgr Sheldon qui en sortait :

— Pas la peine, non, pas la peine, dit le recteur. Il souriait. Il regardait leurs yeux fiévreux. Ici, vous ne trouverez pas !

— Qu’est-ce que nous ne trouverons pas ? Alors, le père Brian s’aperçut que le recteur regardait la lettre qu’il avait dans la main. Il la cacha rapidement. Que ne trouverons-nous pas, monseigneur ?

— Un navire de l’espace est un peu trop volumineux pour un local aussi petit que le nôtre, dit le recteur.

— L’Italien a dû vous rebattre les oreilles à sa façon, s’écria Kelly.

— Que non ! Cet endroit a ceci de singulier, c’est que l’écho y ricoche aisément. J’ai tenu à vérifier moi-même…

— Mais alors, murmura Brian, vous êtes de notre bord ?

De la tristesse passa dans le regard de Mgr Sheldon.

— Pouvons-nous être, mon père, d’un bord ou de l’autre ?

Ils pénétrèrent ensemble dans la petite bibliothèque. Brian et Kelly s’assirent sur des chaises dures.

Mgr Sheldon resta debout.

— Parfait ! dit-il, les voyant inconfortablement mis. Pourquoi avez-vous peur du père Vittorini ?

— Peur ? Brian sursauta. C’est de la colère, dit-il. Non de la peur.

— Ceci mène à cela, ajouta Kelly. Au fond, mon père, c’est comme si un hameau de la Toscane jetait des pierres à Meynooth qui, vous ne l’ignorez pas, n’est qu’à quelques kilomètres de Dublin.

— Je suis Irlandais. Le recteur parlait doucement.

— Vous l’êtes, mon père. C’est pourquoi nous ne pouvons comprendre votre calme dans toute cette débâcle, s’écria le père Brian.

— Je suis un Irlandais de Californie, répliqua monseigneur.

Il attendit. Il fallait qu’ils prissent mesure de son propos. Soudain le père Brian s’écria :

— Nous l’avions oublié !

Il leva les yeux vers le recteur, vit le teint bronzé de l’homme : un homme qui marchait face au soleil assurément, semblable à une fleur, et qui même ici, à Chicago, prenait sa part d’air, de lumière et de chaleur. Oui, c’était un homme robuste, un joueur de badminton, un joueur de tennis sous cette robe d’église. Il avait des mains minces et brunes comme en ont les joueurs de hand-ball. Ici, sur le pupitre, il bougeait les bras, mais on pouvait aussi bien imaginer qu’il nageait sous le ciel chaud de la Californie.

— Ah ! là, là… Le père Kelly ricanait. Douce ironie, dit-il, la foi simple, mais la voici. Brian, voici votre baptiste !

— Baptiste ? questionna monseigneur…

— C’est sans offense aucune, mon père. Nous cherchions un médiateur. Vous voilà. Un Irlandais de Californie, hein ? Et qui a connu les tempêtes de l’Illinois depuis si peu de temps que lui reste encore l’apparence des pelouses tondues, et que ne sont pas effacés de sa chair les coups de soleil de janvier. Nous, nous sommes nés, nous avons grandis à Kork et à Kilcock, monseigneur. Vingt années passées à Hollywood n’auraient pu nous affiner. Et ne disent-ils pas, ma parole, que la Californie ressemble à… Il fit une pause. Ajouta : … à l’Italie ?

— Je vois où vous voulez en venir, dit Brian.

Mgr Sheldon hocha la tête. Sur son visage s’inscrivaient ensemble la tendresse et la tristesse.

— Mon sang, dit-il, est semblable au vôtre, mais le climat qui m’a formé ressemble à celui de Rome.

C’est pourquoi, père Brian, lorsque j’ai demandé s’il y avait un bord ou l’autre, je parlais du plus profond de mon cœur.

— Irlandais, se lamentait Brian. Irlandais, et pourtant pas Irlandais… Italien, mais presque, pas tout à fait. Le monde, décidément, nous joue de singuliers tours…

— Bien sûr, mais simplement si, mon cher William, mon cher Patrick, nous lui passons la main.

Que Sheldon les nomme ainsi, par leurs prénoms, fit sursauter les deux hommes.

Il reprit.

— Vous n’avez toujours pas répondu i pourquoi avez-vous peur ?

Les mains de Brian s’agitaient au hasard, se nouant, se dénouant, semblables à des lutteurs ivres.

— Eh ! c’est parce qu’au moment où les choses s’arrangent pour l’Eglise sur cette terre, voici que paraît un… le père Vittorini !

— Pardonnez-moi, père Brian, dit Sheldon : c’est alors que la réalité s’affirme. Voici l’Espace, voilà le Temps, puis l’anthropie, et le progrès, et un milliard de choses surgissent. Allons, ce n’est pas le père Vittorini qui a imaginé les voyages cosmiques.

— Certes non ! Ce n’est pas lui. Mais lui en fait toute une histoire. Avec lui, c’est simple : « Tout commença par le mysticisme et doit se terminer par la politique… » Bien ! D’accord, je vais ranger… oui !… mais qu’il range ses rockets.

— Mais non, répliqua le recteur Sheldon, mais non ! laissons tout cela bien à découvert. Il ne faut pas cacher la violence, ni aucune forme de voyage. Il faut travailler avec eux. Mon père, pourquoi ne monterions-nous pas dans la fusée, et pourquoi n’y apprendrions-nous pas quelque chose ?

— Apprendre ? Mais quoi ? Que les choses acquises sur notre terre ne vaudront rien sur Mars, sur Vénus, ou dans n’importe lequel de ces Enfers où Vittorini veut nous pousser ? Aller dans Jupiter avec nos engins, et y chasser Adam et Eve ? Pire encore y découvrir soudain qu’il n’y a pas d’Eden, pas d’Adam, pas d’Eve, pas de pomme damnée, pas de serpent… Qu’il n’y a là ni chute première, ni péché premier ?… Quoi d’autre ? Ni Annonciation, ni Incarnation, ni Fils, ni rien, ni rien du tout ! D’une sacrée planète à une autre, n’est-ce pas ? Est-ce donc, monseigneur, cela que nous devons apprendre ?

— Si c’est nécessaire, oui ! dit Sheldon. C’est là l’espace du Seigneur est les mondes du Seigneur dans cet espace, mes pères. Nous avons besoin d’un minimum : ne songeons pas à transporter nos cathédrales avec nous. L’Église ? Elle s’emporte dans la même petite boîte qui contient les instruments nécessaires à dire la messe, la sainte messe. Et cette boîte a une mesure : celle de nos mains. Au père Vittorini, vous devez accorder ceci : les peuples des rives de la Méditerranée, il y a longtemps, savaient couler leurs messages dans de la cire, et savaient s’adapter harmonieusement avec les besoins et les mouvements de l’homme. William, mon cher William, vous insistez pour bâtir dans la glace ? Libre à vous, mais méfiez-vous que tout ne s’écroule lorsque nous passerons le mur du son ! que tout ne fonde, et qu’il ne vous reste rien lorsque le feu se sera mis à la base de la fusée.

— Cela, dit Brian, est une chose fort difficile à admettre lorsqu’on a déjà vécu cinquante années !

— Vous l’apprendrez. Je suis certain que vous l’apprendrez, dit Sheldon en lui posant une main sur l’épaule. Je vous assigne une tâche : celle de faire la paix avec le prêtre italien. Trouvez un
moyen pour avoir, ce soir même, une rencontre spirituelle avec lui. Travaillez à cela, mon père. Et d’abord, puisque notre bibliothèque est si maigre, cherchez et découvrez l’Encyclique spatiale, afin que nous sachions à quoi nous en tenir.

Le recteur s’éloigna.

Le père Brian ferma les yeux et écouta décroître les pas de Sheldon. Il lui semblait qu’une balle blanche volait dans le ciel bleu, et que le recteur se hâtait pour donner un ultime coup d’envoi.

— Irlandais, mais pas Irlandais, dit-il. Presque, mais pas tout à fait Italien. Et nous, Patrick, à présent, que sommes-nous ?

— Je commence à me le demander, répliqua l’autre.

Ils s’éloignèrent en direction d’une bibliothèque plus importante sur les rayons de laquelle, sans doute, étaient rangées les profondes pensées d’un ancien pape penché sur le vaste Cosmos…
Après le repas du soir, presque au moment du coucher, le père Kelly commença sa mission. Il errait silencieusement dans la cure, frappant aux portes et chuchotant.

C’est un peu après dix heures que Vittorini descendit l’escalier. Il suffoqua de surprise.

Le père Brian ne se tourna pas immédiatement vers lui. Il se chauffait les mains au petit chauffage à gaz qui était posé dans la cheminée.

On avait fait le vide au centre de la pièce. Cette brute de T.V. avait été avancée au milieu d’un cercle de quatre chaises et de deux tabourets. Sur les tabourets, il y avait deux bouteilles et quatre verres. C’est le père Brian qui avait tout rangé lui-même. Il avait interdit à Kelly de l’aider. Il se retourna enfin,car Kelly justement, et Mgr Sheldon entraient. Le recteur resta sur le seuil, contempla la pièce :

— Magnifique ! Il ajouta : Voyons ! Voyons !… Il prit l’une des deux bouteilles, lut l’étiquette, et dit : Le père Vittorini prendra place ici !

— Près du whisky irlandais ? demanda Vittorini.

— Exactement ! répliqua Brian.

Vittorini, fort heureux, s’assit.

— Et si j’ai bien compris, nous prendrons, nous autres, place auprès de la bouteille de Lacrima Christi, ajouta le recteur.

— Une boisson italienne, monseigneur.

— Je crois en avoir déjà entendu parler, répondit le recteur en s’asseyant.

— Voilà ! Le père Brian s’avança, et sans regarder Vittorini, lui remplit son verre de whisky. Une transfusion irlandaise.

-— Permettez-moi ! Vittorini hocha la tête pour remercier, se leva à son tour, et emplit les autres verres. Les larmes du Christ mêlées au soleil de l’Italie, dit-il. Maintenant, avant de boire, j’ai une déclaration à vous faire.

Les autres attendirent.

— L’Encyclique papale sur les voyages dans l’espace n’existe pas.

— Cela, dit Kelly, nous l’avons découvert il y a quelques heures.

— Mes pères, dit Vittorini, excusez-moi ! Je suis semblable au pêcheur qui, sur la berge, voyant des poissons, lance des hameçons. Certes ! j’ai toujours soupçonné qu’il n’y avait pas d’Encyclique. Cependant, chaque fois que le sujet fut abordé dans notre ville, j’entendis tellement de prêtres de Dublin nier son existence que ma conviction qu’il devait y en avoir une s’affermissait. S’ils ne vérifiaient pas, c’est qu’ils en avaient peur. Et moi, dans ma fierté, je m’interdisais les recherches, parce que je craignais justement son inexistence. Ainsi, la fierté romaine et la fierté de Kork sont une seule et même chose. Je vais bientôt faire une retraite et je demeurerai muet une semaine entière, mon père, pour ma pénitence.

— Bien, mon père, bien ! Mgr Sheldon se leva. Je dois vous annoncer quelque chose. Un nouveau prêtre arrivera ici le mois prochain. J’ai longuement réfléchi à ce sujet. L’homme est un Italien, mais né et élevé à Montréal.

Vittorini ferma un œil et tenta de s’imaginer cet homme.

— Si l’Église doit être tout pour tous, ajouta Sheldon, je suis fort intrigué par l’idée de ce sang chaud élevé dans un climat froid, ainsi que c’est le cas pour notre nouvel Italien. J’éprouve la même fascination à m’examiner moi-même, un sang froid élevé en Californie. Oui ! Oui ! Nous avions besoin, ici, d’un autre Italien pour secouer un peu les choses, et ce Latin me paraît être d’une trempe à secouer le père Vittorini lui-même… Quelqu’un maintenant veut-il porter un toast ?

— Puis-je, monseigneur ?… Vittorini se leva. Il souriait tendrement. Ses yeux noirs brillaient. Il leva son verre, Blake, dit-il, n’a-t-il pas parlé quelque part des mécaniques du bonheur ?… Dieu n’a-t-il pas conçu des horizons divers, puis n’a-t-il point mis au pas ces diverses natures en créant la chair,,c’est-à-dire ces jouets, hommes et femmes que nous sommes tous ? Ainsi lancés joyeusement dans la nature avec toutes nos qualités, de la grâce, de la finesse d’esprit, dans des jours paisibles, dans des climats aimables, que sommes-nous d’autre que les mécaniques du bonheur divin ?…

— Si Blake a dit cela, trancha le père Brian, je retire, moi, tout ce que j’ai dit. Il n’a jamais vécu à Dublin.

Tous rirent.

Vittorini but son whisky irlandais.

Les autres burent le vin italien et s’abandonnèrent à sa douceur. Puis Brian dit très doucement à Vittorini :

— Et maintenant, voulez-vous, pour aussi démoniaque qu’il soit, brancher le monstre ?

— La neuvième chaîne ?

— Bon pour la neuvième !

Tandis que le père Vittorini tournait les boutons de l’appareil, le père Brian, son verre à la main, murmurait :

— Est-ce que Blake a vraiment dit cela ?

— En fait, mon père, répondit Vittorini toujours penché vers l’écran du poste, il aurait pu dire cela s’il avait vécu de nos jours. Au vrai, j’ai écrit cette phrase moi-même, il y a une heure à peine. Si ce texte paraît matérialiste et contre même le dogme de l’Église, souvenez-vous que j’aime agiter de telles pensées. Jouer avec ses pensées, cela ne signifie nullement que je les veux abriter à jamais. Je les laisse, ces pensées, aller et venir à leur convenance. Un abri pour la nuit, c’est vraiment ce que l’on se doit d’offrir à une Idée majuscule aussi sauvage et peu civilisée.

Ils regardèrent l’Italien avec surprise. Puis la T.V. siffla et l’image, en se précisant, montra, au loin, une fusée sur sa rampe de lancement.

— Les mécaniques du bonheur ! dit le père Brian, est-ce l’une d’elles que vous faites apparaître ?

— Ce soir, cela se pourrait, murmura Vittorini. Si cette chose s’élance avec un homme dans ses flancs de métal, et que cet homme tourne autour du monde, et qu’il le désire ardemment, et nous
aussi, bien qu’assis dans cette pièce, que nous le désirions vivement, cela serait en effet un bonheur.

La fusée était prête. Le père Brian ferma les yeux un instant. « Pardonne-moi, Jésus ! » pensai t-il. « Pardonne à un vieil homme ses fiertés, et pardonne à Vittorini ses audaces de langage ! Aide-moi à comprendre ce que je vois ici ce soir ! Aide-moi à demeurer en éveil toute la nuit s’il le faut, et à me garder en belle humeur jusqu’au matin ! Oh, Seigneur, laisse cette chose partir, s’élever normalement, revenir sur terre ! Pense à l’homme dans cet effort, Jésus, pense à lui et sois avec lui… Et à travers l’été, aide-moi ! Puis à travers l’automne, puis à travers l’hiver, aide-moi… Car aussi sûr que je crois en vous, il y aura en quelque étrange et folle fête telle que Carnaval ou le Nouvel An chinois, le père Vittorini et les gosses du quartier qui viendront allumer des fusées sur la pelouse de la cure. Et ils seront tous là, guettant le ciel comme au jour béni de la Rédemption… Et, Seigneur, aidez-moi à m’avancer moi aussi, à allumer, dans la prochaine nuit de la fête de l’Indépendance, la première fusée ; et à me tenir auprès du père italien, avec sur mon visage la même expression de joie enfantine qui illumine le sien, face aux gloires brûlantes que vous avez mises entre nos mains et que vous nous demandez de glorifier…

Il ouvrit les yeux.

Dans le vent du Temps d’étranges voix venues du lointain Canaveral hurlaient. Sur l’écran de la T.V. de singuliers fantômes se déployaient. Il but les dernières gouttes de son vin. Quelqu’un lui toucha l’épaule doucement.

— Mon père, dit Vittorini, fermez votre ceinture— Je le ferai, répliqua le père Brian. Et merci beaucoup !

Il se laissa aller contre le dossier du fauteuil. Il ferma les yeux à nouveau. Il attendit le tonnerre. Il attendit le feu. Il attendit le choc. Il attendait la voix qui s’en allait venir expliquer cette chose folle, étrange, bête, cette chose miraculeuse :

Comment compter à l’envers, toujours à l’envers.., jusqu’à zéro.

(Traduit par Jacqueline Ranson et Hubert Juin.)

Jorge Luis Borges – La bibliothèque de Babel

By this art you may contemplate the variation of the 23 letters.., «The Anatomy of Melancholy », part 2, sect. II, mem. IV.

L’univers (que d’autres appellent la Bibliothèque) se compose d’un nombre indéfini, et peut-être infini, de galeries hexagonales, avec de vastes puits d’aération au milieu, bordées par des balustrades très basses. De chacun de ces hexagones on voit les étages inférieurs et supérieurs, interminablement. La distribution des galeries est invariable. Vingt-cinq étagères, à raison de cinq par côté, couvrent tous les murs moins un; leur hauteur, qui est celle des étages eux-mêmes, ne dépasse guère celle d’une bibliothèque normale. Le plan libre donne sur un couloir étroit, lequel débouche sur une autre galerie, identique à la première et à toutes. A droite et à gauche du couloir, il y a deux cabinets minuscules. L’un permet de dormir debout ; l’autre, de satisfaire les besoins fécaux. C’est entre les deux que passe l’escalier en colimaçon, qui s’abîme et s’élève à perte de vue. Dans le couloir il y a un miroir, qui double fidèlement les apparences. Les hommes en tirent conclusion que la Bibliothèque n’est pas infinie ; si elle l’était réellement, à quoi bon cette duplication illusoire ? Moi je préfère rêver que ces surfaces polies sont là pour figurer l’infini et pour le promettre… Des sortes de fruits sphériques appelés lampes assurent l’éclairage. Au nombre de deux par hexagone et placées transversalement, ces lampes émettent une lumière insuffisante, incessante.

Comme tous les hommes de la Bibliothèque, j’ai voyagé dans ma jeunesse ; j’ai effectué des pèlerinages, à la recherche d’un livre et peut-être du catalogue des catalogues ; maintenant que mes yeux ne peuvent presque plus déchiffrer ce que j’écris, je me prépare à mourir à quelques courtes lieues de l’hexagone où je naquis. Mort, il ne manquera pas de mains pieuses pour me jeter par-dessus la balustrade ; mon tombeau sera l’air insondable ; mon corps s’enfoncera longuement, et il se corrompra et il se dissoudra dans le vent engendré par la chute, qui est infinie. Car j’affirme que la Bibliothèque est interminable. Les idéalistes argumentent que les salles hexagonales sont une forme nécessaire de l’espace absolu, ou du moins de notre intuition de l’espace. Ils estiment qu’une salle triangulaire ou pentagonale serait inconcevable. (Les mystiques prétendent que l’extase leur révèle une chambre circulaire avec un grand livre circulaire à dos concave continu, qui fait tout le tour des murs ; mais leur témoignage est suspect, et leurs paroles obscures : ce livre cyclique, c’est Dieu.) Qu’il me suffise, pour le moment, de répéter la sentence classique : la Bibliothèque est une sphère dont le centre véritable est un hexagone quelconque, et la circonférence inaccessible.

Chacun des murs de chaque hexagone porte cinq étagères ; chaque étagère comprend trente-deux livres de même format ; chaque livre a quatre cent dix pages ; chaque page, quarante lignes, et chaque ligne, environ quatre-vingts caractères noirs. Il y a aussi des lettres sur le dos de chaque livre; ces lettres n’indiquent ni ne préfigurent ce que diront les pages : incohérence qui, je le sais, a parfois paru mystérieuse. Avant de résumer la solution (dont la découverte, malgré ses tragiques projections, est peut-être le fait capital de l’histoire) je veux remémorer quelques axiomes.

Premier axiome : la Bibliothèque existe ab aeterno. De cette vérité dont le corollaire immédiat est l’éternité future du monde, aucun esprit raisonnable ne peut douter. L’homme, l’imparfait bibliothécaire, peut bien être l’œuvre du hasard ou de démiurges malveillants ; l’univers, avec son élégante provision d’étagères, de tomes énigmatiques, d’infatigables escaliers pour le voyageur et de latrines pour le bibliothécaire assis, ne peut être que l’œuvre d’un dieu. Pour percevoir la distance qu’il y a entre le divin et l’humain, il suffit de comparer ces symboles rudes et vacillants que ma faillible main va griffonnant sur la couverture d’un livre, avec les lettres organiques de l’intérieur : ponctuelles, délicates, d’un noir parfait, inimitablement symétriques.

Deuxième axiome : le nombre des symboles orthographiques est vingt-cinq. Cette observation permit, il y a trois cents ans, de formuler une théorie générale de la Bibliothèque, et de résoudre de façon satisfaisante le problème que nulle conjecture n’avait pu déchiffrer : la nature informe et chaotique de presque tous les livres. L’un de ceux-ci, que mon père découvrit dans un hexagone du circuit quinze quatre-vingt-quatorze, comprenait les lettres MR V, perversement répétées de la première ligne à la dernière. Un autre (très consulté dans ma zone) est un pur labyrinthe de lettres, mais à l’avant-dernière page figure cette phrase : O temps tes pyramides. On ne l’ignore plus : pour une ligne raisonnable, pour un renseignement exact, il y a des lieues et des lieues de cacophonies insensées, de galimatias et d’incohérences. (Je connais un district barbare dont les bibliothécaires répudient comme superstitieuse et vaine l’habitude de chercher aux livres un sens quelconque, et la comparent à celle d’interroger les rêves ou les lignes chaotiques de la main… Ils admettent que les inventeurs de l’écriture ont imité les vingt-cinq symboles naturels, mais ils soutiennent que cette application est occasionnelle et que les livres ne veulent rien dire en soi. Cette opinion, nous le verrons, n’est point absolument fallacieuse.)

Pendant longtemps l’on a cru que ces livres impénétrables correspondaient à des langues immémoriales ou inconnues. Il est vrai que les hommes les plus anciens, les premiers bibliothécaires, se servaient d’un idiome bien différent de celui que nous parlons maintenant ; il est vrai que quelques dizaines de milles à droite, la langue est dialectale et que quatre cents étages plus haut, elle devient incompréhensible. Tout cela, je le répète, est exact, mais quatre cent dix pages d’inaltérables MRV ne pouvaient correspondre à aucune langue, quelque dialectale ou rudimentaire qu’elle fût. L’on insinua que chaque lettre pouvait influer sur la suivante et que la valeur de M R V à la troisième ligne de la page soixante et onze n’était pas celle de M R V à telle autre ligne d’une autre page, mais cette vague proposition ne prospéra point. L’on pensa alors à des « cryptogrammes » : c’est cette hypothèse qui a fini par prévaloir, bien que le mot soit à présent entendu dans un sens différent.

Il y a cinq cents ans, le chef d’un hexagone supérieur mit la main sur un livre aussi confus que les autres, mais qui avait presque deux pages de lignes homogènes, vraisemblablement lisibles. Il montra sa trouvaille à un déchiffreur ambulant, qui lui dit qu’elles étaient rédigées en portugais ; d’autres prétendirent que c’était du yiddish. Il fallut moins d’un siècle pour établir l’idiome exact : il s’agissait d’un dialecte lituanien du guarani, avec des inflexions d’arabe classique. On déchiffra également le contenu : c’était des notions d’analyse combinatoire, illustrées par des exemples de variables à répétition constante. Exemples qui permirent à un bibliothécaire de génie de découvrir la loi fondamentale de la Bibliothèque. Ce penseur observa que tous les livres, quelque divers qu’ils soient, comportent des éléments égaux : l’espace, le point, la virgule, les lettres de l’alphabet. Il affirma aussi un fait que tous les voyageurs ont confirmé : Il n’y a pas, dans la vaste Bibliothèque, deux livres identiques. De ces prémisses incontroversables il déduisit que la Bibliothèque est totale, et que ses étagères consignent toutes les combinaisons possibles des vingt et quelques symboles orthographiques (nombre, quoique très vaste, non infini) c’est-à-dire tout ce qu’il est possible d’exprimer, dans toutes les langues. Tout : l’histoire minutieuse de l’avenir, les autobiographies des archanges, le catalogue fidèle de la Bibliothèque, des milliers et des milliers de catalogues mensongers, la démonstration de la fausseté de ces catalogues, la démonstration de la fausseté du catalogue véritable, l’évangile gnostique de Basilide, le commentaire de cet évangile, le commentaire du commentaire de cet évangile, le récit véridique de sa mort, la traduction de chaque livre en toutes les langues, les interpolations de chaque livre dans tous les livres.

Quand on proclama que la Bibliothèque comprenait tous les livres, la première impression fut d’un bonheur extravagant. Les hommes se sentaient maîtres d’un trésor intact et secret. Il n’y avait pas de problème personnel ou mondial dont l’éloquente solution n’existât quelque part : dans quelque hexagone. L’univers se trouvait justifié, l’univers conquérait brusquement les dimensions illimitées de l’espérance. En ce temps-là, il fut beaucoup parlé des Justifications : livres d’apologie et de prophétie qui justifiaient à jamais les actes de tout homme au monde et réservaient à son avenir de prodigieux secrets. Des milliers de croyants abandonnèrent le doux hexagone natal et se ruèrent dans les escaliers, poussés par l’illusoire dessein de trouver leur Justification. Ces pèlerins se disputaient dans les étroits couloirs, proféraient d’obscures malédictions, s’étranglaient l’un l’autre dans les escaliers divins, jetaient au fond des tunnels les livres trompeurs, périssaient, précipités par les hommes des régions reculées. D’autres perdirent la raison… Certes, les Justifications existent (j’en connais moi-même deux qui se rapportent à des personnages futurs, point imaginaires, peut-être, mais les chercheurs ne s’avisaient pas que la probabilité pour un homme de trouver la sienne, ou même quelque perfide variante de la sienne, est bien voisine de zéro.

On espérait aussi à la même époque l’éclaircissement des mystères fondamentaux de l’humanité : l’origine de la Bibliothèque et du Temps. Il n’est pas invraisemblable que ces graves mystères puissent s’expliquer à l’aide des seuls mots humains : si la langue des philosophes ne suffit pas, la multiforme Bibliothèque aura produit la langue inouïe qu’il faut, avec les vocabulaires et les grammaires de cette langue. Voilà déjà quatre siècles que les hommes, dans cet espoir, fatiguent les hexagones… Il y a des chercheurs officiels, des inquisiteurs. Je les ai vus dans l’exercice de leur fonction : ils arrivent toujours harassés ; ils parlent d’un escalier sans marches qui faillit les tuer, ils parlent de galeries et d’escaliers avec le bibliothécaire ; parfois, ils prennent le livre le plus proche et le parcourent, en quête de mots infâmes. Visiblement, aucun d’eux n’espère rien découvrir.

A l’espoir éperdu succéda, comme il est naturel, une dépression excessive. La certitude que quelque étagère de quelque hexagone portait des livres précieux, et que ces livres précieux étaient inaccessibles, sembla presque intolérable. Une secte blasphématoire suggéra l’interruption des recherches, et proposa à tous les hommes de mêler lettres et symboles jusqu’à ce qu’on arrivât à reconstruire, moyennant une faveur imprévue du hasard, ces livres canoniques. Les autorités se virent obligées de promulguer des ordres sévères. La secte disparut ; mais dans mon enfance, j’ai vu des vieillards qui se cachaient longuement dans les latrines avec de petits disques de métal au fond d’un cornet prohibé ; et qui faiblement singeaient le divin désordre.

D’autres, par contre, crurent que l’essentiel était d’éliminer les œuvres inutiles. Ils envahissaient les hexagones, exhibant des permis quelquefois authentiques, feuilletaient avec ennui un volume et condamnaient des étagères entières : c’est à leur fureur hygiénique, ascétique, que l’on doit la perte fameuse de millions de volumes. Leur nom est exécré, mais ceux qui regrettent les « trésors » qu’anéantit leur frénésie négligent deux faits notoires. En premier lieu, la Bibliothèque est si énorme que toute mutilation d’origine humaine ne saurait être qu’infinitésimale. En second lieu, si chaque exemplaire est unique, irremplaçable, il y a toujours, la Bibliothèque étant totale, plusieurs centaines de milliers de fac-similés imparfaits : d’ouvrages qui ne diffèrent du livre correct que par une lettre ou par une virgule. Contre l’opinion générale, j’ose supposer que les conséquences des déprédations commises par les Purificateurs ont été exagérées par l’horreur que leur fanatisme avait soulevée. Ils étaient tourmentés par le délire de conquérir les livres chimériques de ce qu’ils appelaient l’Hexagone Cramoisi : livres de format réduit, tout-puissants, illustrés et magiques.

Une autre superstition de ces âges est encore arrivée jusqu’à nous : celle de l’Homme du Livre. Dans quelque étagère de quelque hexagone, pensa-t-on, il doit exister un livre qui est la clef et le résumé parfait de tous les autres : il y a un bibliothécaire qui a eu connaissance de ce livre et qui est semblable à un dieu. Dans la langue de cette zone persistent encore des traces du culte voué à ce lointain fonctionnaire. Beaucoup de pèlerinages s’organisèrent à sa recherche qui, un siècle durant, battirent les plus divers horizons. Comment localiser le vénérable et secret hexagone qui le logeait ? Quelqu’un proposa une méthode régressive : pour localiser le livre A, consulter au préalable le livre B qui indiquera la place de A ; pour localiser le livre B, consulter au préalable le livre C, et ainsi jusqu’à l’infini… C’est en des aventures analogues que j’ai moi-même prodigué mes forces, usé mes ans. Il est certain que dans quelque étagère de l’univers ce livre total doit exister ; je supplie les dieux ignorés qu’un homme — ne fût-ce qu’un seul, il y a des milliers d’années — l’ait examiné et lu. Si l’honneur, la sagesse et la joie ne sont pas pour moi, qu’ils soient pour d’autres. Que le ciel existe, même si ma place est l’enfer. Que je sois outragé et anéanti, pourvu qu’en un être, en un instant, Ton énorme Bibliothèque se justifie.

Les impies affirment que le non-sens est la règle dans la Bibliothèque et que les passages raisonnables, et même seulement d’une humble cohérence, sont une exception quasi miraculeuse. Ils parlent, je le sais, de « cette fiévreuse Bibliothèque dont les volumes hasardeux courent le risque incessant de se muer en d’autres et qui affirment, nient et confondent tout comme une divinité en proie au délire ». Ces paroles, qui non seulement dénoncent le désordre mais encore l’illustrent, prouvent notoirement un goût détestable et une ignorance sans espoir. En effet, la Bibliothèque comporte toutes les structures verbales, toutes les variations que permettent les vingt-cinq symboles orthographiques, mais non point un seul non-sens absolu. Rien ne sert d’observer que les meilleurs volumes parmi les nombreux hexagones que j’administre ont pour titre Tonnerre coriace, La Crampe à gaz, et Axaxaxas mlo. Ces propositions, incohérentes à première vue, sont susceptibles sans doute d’une justification cryptographique ou allégorique ; cette justification est verbale et, ex hypothesi, figure d’avance dans la Bibliothèque. Je ne puis combiner une série quelconque de caractères, par exemple dhcmrlchtdj, que la divine Bibliothèque ne l’ait déjà prévue ; et dans quelqu’une de ses langues secrètes ces lettres renferment certainement une signification terrible. Personne ne peut articuler une syllabe qui ne soit pleine de tendresses et de terreurs, qui ne soit quelque part le nom puissant d’un dieu. Parler, c’est tomber dans la tautologie. Cette inutile et prolixe épître que voici existe déjà dans l’un des trente volumes des cinq étagères de l’un des innombrables hexagones — et sa réfutation aussi.

L’écriture méthodique me distrait heureusement de la présente condition des hommes. La certitude que tout est écrit les annule ou fait d’eux des fantômes… Je connais des districts où des jeunes gens se prosternent devant les livres et en baisent barbarement les pages, mais ils ne savent déchiffrer une seule lettre. Les épidémies, les discordes hérétiques, les pèlerinages qui dégénèrent inévitablement en brigandage, ont décimé la population. Je crois avoir mentionné les suicides, chaque année plus fréquents. Peut-être suis-je égaré par la vieillesse et la crainte, mais je soupçonne que l’espèce humaine — la seule qui soit — est près de s’éteindre, tandis que la Bibliothèque se perpétuera : éclairée, solitaire, infinie, parfaitement immobile, armée de volumes précieux, inutile, incorruptible, secrète.

Je viens d’écrire infinie. Je n’ai pas intercalé cet adjectif par entraînement rhétorique ; je dis qu’il n’est pas illogique de penser que le monde est infini. Le juger limité, c’est postuler que dans quelque endroit reculé, les couloirs, escaliers et hexagones peuvent cesser — ce qui est inconcevable, absurde. L’imaginer sans limite, c’est oublier que n’est point sans limite le nombre possible de livres, A l’antique problème j’ose insinuer cette solution : la Bibliothèque est illimitée et périodique. S’il y avait un voyageur éternel pour la traverser dans un sens quelconque, il éprouverait au bout des siècles que les mêmes volumes se répètent toujours dans le même désordre (qui, répété, serait un ordre: l’Ordre). Ma solitude se console à cet élégant espoir.

Alfred Bester – L’homme que Vénus allait condamner

L’homme qui était dans la voiture avait trente-huit ans. Il était grand, mince et frêle. Ses cheveux coupés en brosse étaient prématurément gris. Il était nanti d’une bonne éducation et d’un certain sens de l’humour. Il avait un but. Il était armé d’un annuaire des téléphones. Il était l’homme que Vénus allait condamner.

Il s’engagea dans Post Avenue, arrêta sa voiture devant le n° 17 et la rangea le long du trottoir. Il consulta l’annuaire des téléphones, puis sortit de la voiture et entra dans l’immeuble. Il examina les boîtes à lettres, monta l’escalier en courant et se dirigea vers l’appartement 2 F. Il sonna. En attendant qu’on lui réponde, il sortit un petit carnet noir de la poche intérieure de son veston et un splendide porte-mine en argent, pouvant écrire en quatre couleurs.

La porte s’ouvrit. L’homme dit à une femme insignifiante, d’âge mûr :

— Bonsoir, Mrs, Buchanan.

La femme hocha la tête.

— Je me nomme Foster. Je suis de l’Institut des Sciences. Nous cherchons à vérifier certains rapports au sujet de soucoupes volantes. Je ne vous retiendrai pas plus d’une minute.

Mr. Foster s’insinua dans l’appartement. Il en avait déjà visité un tel nombre qu’il connaissait automatiquement la disposition des lieux. Il franchit le hall d’un pas rapide, se dirigeant vers le salon, se retourna, lança un sourire à Mrs. Buchanan, ouvrit son carnet sur une page blanche et, le porte-mine suspendu en l’air prêt à écrire, demanda :

— Avez-vous jamais vu une soucoupe volante, Mrs. Buchanan ?

— Non. Et à mon avis c’est un tas de sottises. Je…

— Vos enfants en ont-ils jamais vu ? Vous avez bien des enfants ?

— Ouais, mais ils…

— Combien ?

— Deux. Ces soucoupes volantes n’ont jamais…

— Sont-ils d’âge scolaire ?

— Quoi ?

— Ecole, insista Mr. Foster avec impatience. Vont-ils à l’école ?

— Le garçon a vingt-huit ans, dit Mrs. Buchanan, ma fille a vingt-quatre ans. Il y a longtemps qu’ils…

— Je vois. Sont-ils mariés ?

— Non.., Au sujet de ces soucoupes volantes, vos docteurs ès sciences devraient…

— C’est exactement ce que nous faisons, l’interrompit Mr. Foster.

Il inscrivit des signes cabalistiques sur son carnet, le referma et le glissa dans une poche intérieure en même temps que son splendide porte-mine.

— Je vous remercie infiniment Mrs. Buchanan, dit-il et, pivotant sur ses talons, il sortit.

En bas, Mr. Foster entra dans sa voiture, ouvrit l’annuaire des téléphones, tourna une page et raya un nom au moyen de son splendide porte-mine. Il examina le nom figurant en dessous, nota l’adresse et démarra. Il se rendit dans Fort George Avenue et arrêta la voiture devant le n° 800. Il entra dans l’immeuble et prit l’ascenseur automatique jusqu’au quatrième étage, Il poussa le bouton de la sonnette de l’appartement 4 G. Pendant qu’il attendait qu’on vienne lui ouvrir, il ressortit le petit carnet noir et le splendide porte-mine.

La porte s’ouvrit. Un homme à l’air rébarbatif parut et Mr. Foster dit :

— Je me nomme Davis. J’appartiens à l’Association de Radiodiffusion nationale. Nous préparons une liste de concurrents pour des prix. Puis-je entrer ? Je ne vous retiendrai pas plus d’une minute.

Mr. Foster-Davis s’insinua dans l’appartement et interrogea immédiatement Mr. Buchanan et sa rousse épouse dans leur living-room.

— Avez-vous jamais gagné un prix à la radio ou à la télévision ?

— Non, répondit Mr. Buchanan d’un air furieux. Nous n’en avons jamais eu l’occasion. Tout le monde en gagne, sauf nous.

— Tout cet argent qui ne doit rien à personne et ces réfrigérateurs, dit Mrs. Buchanan, des voyages à Paris et des avions et…

— C’est justement pourquoi nous sommes en train d’établir cette liste, l’interrompit Mr. Foster-Davis. Des membres de votre famille ont-ils déjà gagné un prix ?

— Mais non. Tout ça c’est combines et compagnie. C’est de la frime. Ils…

— Peut-être vos enfants ?

— Nous n’en avons pas.

— Je vois. Je vous remercie infiniment.

Mr. Foster-Davis se livra à son petit jeu de signes cabalistiques sur son carnet, le ferma et le rangea. Il quitta les Buchanan, les abandonnant à leur indignation, rejoignit sa voiture, raya un nouveau nom dans l’annuaire des téléphones, nota à nouveau l’adresse du nom suivant et démarra.

Il se rendit au n° 1215, 68e Rue Est et gara sa voiture devant un pavillon en pierre de taille. Il sonna à la porte et se trouva en face d’une femme de chambre en livrée.

— Bonsoir, dit-il. Mr. Buchanan est-il chez lui ?

— De la part de qui ?

— Je me nomme Hook, dit Mr. Foster-Davis. Je fais une enquête pour le compte du Bureau de Perfectionnement des Affaires.

La femme de chambre disparut, reparut et conduisit Mr. Foster-Davis-Hook dans une petite bibliothèque oil un monsieur en smoking, l’air résolu, debout près d’une cheminée, tenait en équilibre sur une soucoupe une tasse en porcelaine fine de Limoges, Il y avait un énorme feu dans la cheminée.

— Mr. Hook ?

— Oui, monsieur, répondit l’homme que Vénus allait condamner.

Il ne sortit pas son carnet.

— Je ne vous retiendrai pas plus d’une minute, Mr. Buchanan. J’ai simplement quelques questions à vous poser.

— J’ai beaucoup de confiance dans le Bureau de Perfectionnement des Affaires, déclara Mr. Buchanan. Notre rempart contre les incursions des…

— Je vous remercie, monsieur, l’interrompit Foster-Davis-Hook. Avez-vous jamais été escroqué par un chevalier d’industrie ?

— Il y a eu plusieurs tentatives, mais je ne me suis jamais laissé prendre.

— Vos enfants peut-être ? Vous avez bien des enfants ?

— Mon fils est trop jeune pour…

— Quel est son âge, Mr. Buchanan ?

— Il a dix ans.

— Peut-être s’est-il déjà fait escroquer à l’école ? Il y a certains criminels qui choisissent spécialement leurs victimes parmi les enfants.

— Pas à l’école que fréquente mon fils. Il y est parfaitement protégé.

— Quelle est cette école ?

— Germanson.

— En effet, une des meilleures. A-t-il jamais fréquenté une école communale ?

— Jamais.

L’homme que Vénus allait condamner sortit son calepin et le splendide porte-mine. Cette fois-ci il fit une annotation sérieuse.

— Avez-vous d’autres enfants, Mr. Buchanan ?

— Une fille de dix-sept ans.

Mr. Foster-Davis-Hook réfléchit, se mit à écrire, changea d’avis et referma son carnet. Il remercia son hôte et s’échappa de la bibliothèque avant que Mr. Buchanan ait eu le temps de lui demander ses papiers d’identité. La femme de chambre lui ouvrit la porte d’entrée, il descendit en courant les marches du perron, bondit vers sa voiture, ouvrit la portière, entra et fut abattu par un formidable coup sur la tempe.

Lorsque l’homme que Vénus allait condamner reprit connaissance, il se crut dans son lit, en proie à une gueule de bois carabinée. Il était sur le point de ramper vers la salle de bains, lorsqu’il se rendit compte qu’il avait été jeté dans un fauteuil comme un paquet de linge sale. Il ouvrit les yeux. Il se trouvait dans une sorte de grotte sous-marine. Il cligna frénétiquement des yeux. L’eau se retira.

Il était en réalité dans un petit bureau d’avocat. Un homme obèse, ayant l’air d’un Père Noël défroqué, se tenait debout devant lui. Légèrement de côté, assis sur un bureau, balançant négligemment les jambes, se trouvait un jeune homme à la mâchoire carrée, aux yeux très rapprochés du nez.

— Etes-vous capable de m’entendre ? demanda l’homme obèse.

L’homme que Vénus allait condamner grogna.

— Pouvons-nous nous entretenir ?

Un nouveau grognement.

— Joe, dit aimablement l’obèse, une serviette.

Le jeune homme svelte se laissa glisser du bureau, se dirigea vers une cuvette pleine dans un coin de la pièce et y trempa une serviette blanche. Il la secoua une fois, revint nonchalamment vers le fauteuil et, avec la soudaineté et la férocité d’un tigre, il la cingla au travers du visage de l’homme condamné.

— Pour l’amour de Dieu ! s’écria Mr. Foster-Davis-Hook.

— Voilà qui est mieux, dit l’homme obèse. Je me nomme Herod. Walter Herod. Avocat.

Il s’approcha du bureau sur lequel s’étalait le contenu des poches de l’homme que Vénus allait condamner, saisit le portefeuille et le lui montra.

— Votre nom est Warbeck. Marion Perkin Warbeck. C’est bien ça ?

L’homme condamné considéra son portefeuille, puis reporta son regard sur Walter Herod, avocat, et finalement avoua la vérité :

— Oui, dit-il. Je me nomme bien Warbeck. Mais je n’avoue jamais mon prénom à des étrangers.

La serviette mouillée le cingla de nouveau au visage et il se recroquevilla dans son fauteuil, piqué au vif et déconcerté.

— Ça suffit, Joe, dit Herod. Je te prierai de ne plus recommencer avant que je te le dise.

S’adressant à Warbeck, il demanda :

— Pourquoi portez-vous tout cet intérêt aux Buchanan ? Il attendit la réponse qui ne vint pas et continua, très aimablement : Vous avez été suivi par Joe. En moyenne vous avez visité cinq Buchanan par soirée. Trente jusqu’à présent. Quel est votre petit jeu ?

— Que diable signifie tout ceci ? Sommes-nous en Russie ? demanda Warbeck, indigné. Vous n’avez pas le droit de m’enlever ainsi et de m’interroger selon les méthodes chères à la M. V. D. Si vous pensez pouvoir…

— Joe, interrompit Herod très aimablement. Veux-tu remettre ça, je te prie.

A nouveau la serviette cingla Warbeck au visage. Suffoqué, furieux et impuissant, celui-ci fondit en larmes.

Herod jouait nonchalamment avec le portefeuille.

— Selon vos papiers, vous êtes professeur, directeur d’un lycée. J’étais persuadé que les professeurs étaient censés être des personnes honorables. Comment avez-vous pu vous embarquer dans cette escroquerie à l’héritage ?

— Quelle escroquerie ? demanda Warbeck d’une voix à peine audible.

— L’escroquerie à l’héritage, répéta patiemment Herod. Concernant les héritiers Buchanan. Quel baratin employez-vous ? Vous leur faites miroiter l’intérêt personnel ?

— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire.

Warbeck se redressa dans son fauteuil et pointa le doigt en direction du jeune homme svelte.

— Quant à vous, ne recommencez pas avec cette serviette !

— Il fera ce qui me plaît et quand cela me plaira, dit Herod férocement. Du reste, je vous liquiderai dès que j’en aurai envie. Bon Dieu ! Vous êtes en train de piétiner mes plates-bandes et je n’aime pas ça. Cette combine me rapporte 75 000 dollars bon an mal an. Vous ne pensez pas que je vais me laisser escroquer par vous!

Il y eut un long silence. Finalement Warbeck parla.

— Je suis un homme instruit, dit-il lentement. Parlez-moi de Galilée ou des poètes de la Pléiade et je suis votre homme, cependant j’avoue qu’il y a certaines lacunes dans mon savoir et en ce moment je me trouve en présence de l’une d’elles. Il y a manifestement trop d’inconnues.

— Mais je vous ai dit mon nom, dit Herod.

D’un geste il désigna le jeune homme svelte.

—Lui, c’est Joe Davenport.

Warbeck secoua la tête.

— Inconnues dans le sens mathématique. Des facteurs X. La résolution de l’équation. C’est mon instruction qui parle en ce moment.

Joe parut pris de frayeur.

— Seigneur Jésus ! s’exclama-t-il sans bouger les lèvres. Se pourrait-il que c’rnec soit vraiment un cave ?

Herod scruta Warbeck avec curiosité.

— Je vais vous mettre les points sur les I, dit-il. La combine à l’héritage est une escroquerie à long
terme. Le mécanisme en est à peu près le suivant t l’Histoire dit que James Buchanan…

— Le quinzième président des Etats-Unis ?

— En personne. L’Histoire dit qu’il est mort intestat, laissant sa succession à des héritiers inconnus. Aujourd’hui, avec les intérêts composés accumulés, cette succession vaut des millions de dollars.

Pigé ?

Warbeck hocha la tête.

— Je vous ai dit que je possédais de l’instruction, murmura-t-il.

— N’importe qui portant le nom de Buchanan est un pigeon pour cette affaire. C’est une variante de l’escroquerie au prisonnier espagnol. Je leur envoie simplement une lettre, leur disant qu’il y a une chance qu’ils soient un des héritiers. Je leur demande s’ils désirent que je fasse une enquête et que je me charge de la protection de leurs intérêts dans cette affaire ? J’ajoute que cela ne leur coûtera qu’une somme annuelle infime pour s’assurer de mes services. La plupart marchent. Dans tous les coins du pays. Et voilà que vous…

— Attendez un instant, s’exclama Warbeck. Je crois pouvoir tirer une conclusion de ce que vous venez de me dire. Vous avez découvert que je menais une enquête auprès des familles Buchanan. Vous croyez que je veux me lancer dans la même combine que vous. Que je veux vous couper… oui, vous couper l’herbe sous le pied ?

— Eh bien, demanda Herod furieux, n’est-ce pas ce que vous êtes en train de faire ?

— Oh ! mon Dieu ! s’écria Warbeck. Faut-il qu’une chose pareille m’arrive ! A moi ! Merci, ô mon Dieu! Merci ! Je vous en serai éternellement reconnaissant. — Dans sa ferveur et sa félicité, il se tourna vers Joe. — Donnez-moi cette serviette, dit-il, jetez-la moi tout simplement. Il faut que je m’essuye le visage. — Il rattrapa la serviette au vol et s’épongea gaiement la figure.

— Eh bien ! répéta Herod. N’est-ce pas exactement ce que vous êtes en train de faire ?

— Non, répondit Warbeck. Je n’essaye nullement de vous couper l’herbe sous le pied, mais je vous suis reconnaissant de votre erreur. Ne croyez surtout pas que je ne le sois pas. Vous ne sauriez vous imaginer combien il est flatteur pour un professeur d’être pris pour un voleur. — Il quitta son fauteuil et s’approcha du bureau pour reprendre son portefeuille et les autres objets lui appartenant.

— Hé là ! Un instant ! aboya Herod.

Le jeune homme svelte étendit le bras et saisit le poignet de Warbeck, le serrant comme dans un étau.

— Je vous en prie, arrêtez, dit avec impatience l’homme que Vénus allait condamner. Vous voyez bien que tout ceci n’est qu’une erreur ridicule.

— Je vous dirai plus tard si c’est une erreur et je vous dirai si c’est ridicule, répliqua Herod. Pour le moment vous allez faire exactement ce que l’on vous dira de faire.

— C’est ce que vous croyez !

D’un mouvement violent Warbeck dégagea son poignet et frappa Joe à travers les yeux avec la serviette. D’un seul bond il vint se placer derrière le bureau, saisit un presse-papiers et le lança à travers la fenêtre. Les carreaux tombèrent avec un bruit assourdissant.

— Joe ! hurla Herod.

Warbeck fit sauter le récepteur du téléphone de son support et composa sur le cadran l’indicatif des renseignements. Il prit son briquet sur le bureau, l’alluma et le laissa tomber dans le panier à papier. La voix de la téléphoniste fit vibrer la membrane. Warbeck hurla :

— Je veux un agent de police !

Puis, d’un coup de pied, il expédia le panier à papier transformé en torche au milieu de la pièce.

— Joe ! hurla Herod, en piétinant le papier flambant.

Warbeck ricana. Il saisit le récepteur du téléphone qui émettait des gargouillements et plaça la main sur le micro.

— Vous désirez négocier ? s’enquit-il.

— Salaud ! grogna Joe. Il enleva les mains de ses yeux et se glissa vers Warbeck,

— Non ! cria Herod. Ce fou furieux a gueulé pour demander un flic ! C’est vraiment un honnête homme ! Puis, se tournant vers Warbeck, il plaida: Arrangeons cette histoire ! Annulez cet appel ! Nous vous le revaudrons ! Demandez tout ce que vous voudrez, mais annulez cet appel !

L’homme condamné porta le récepteur à son oreille. Il dit :

— Je me nomme M. P. Warbeck. J’étais en train de consulter mon avocat, à ce numéro, lorsqu’un idiot quelconque avec un sens de l’humour assez déplacé, a dû vous lancer cet appel. Ce n’est rien. Ne vous dérangez pas et rappelez-moi pour vérification.

Il raccrocha, finit de remettre dans ses poches ses affaires personnelles et fit un clin d’œil à Herod. Le téléphone sonna. Warbeck le saisit, rassura la police et raccrocha. Il contourna le bureau et tendit à Joe les clefs de sa voiture.

— Descendez à ma voiture, dit-il. Vous devez savoir où vous l’avez garée. Ouvrez le compartiment à gants et rapportez-moi l’enveloppe en papier fort que vous y trouverez.
— Des clous ! Allez vous faire voir ! cracha Joe. Ses yeux larmoyaient encore.

— Faites ce que je vous dis, insista Warbeck fermement.

— Un instant, Warbeck, dit Herod. Qu’est-ce ? Une nouvelle échappatoire ? Je vous ai dit que nous vous donnerions une compensation, mais…

— Je veux vous expliquer pourquoi je m’intéresse aux Buchanan, répliqua Warbeck. Vous devez avoir ce qu’il me faut pour retrouver un certain Buchanan… vous et Joe. Mon Buchanan a dix ans. Il vaut cent fois votre mirage de quelques millions de dollars.

Herod le considéra les yeux ronds.

— Descends chercher cette enveloppe, Joe, dit-il. Et pendant que tu y es, tu feras aussi bien de régler cette histoire de la fenêtre cassée, si histoire il y a.

L’homme que Vénus allait condamner plaça soigneusement l’enveloppe en papier fort sur ses genoux.

— Un directeur de lycée, expliqua-t-il, a le devoir de surveiller ses classes. Il doit suivre les travaux de ses élèves, évaluer leurs progrès, résoudre leurs problèmes et ainsi de suite. Ceci doit se faire au hasard. J’ai 700 élèves dans mon lycée, évidemment je ne peux pas les suivre tous.

Herod hocha affirmativement la tête. Le visage de Joe était démuni de toute expression.

— En feuilletant les compositions de sixième, le mois dernier, poursuivit Warbeck, je suis tombé sur un document étonnant.

Il ouvrit l’enveloppe et en tira plusieurs feuillets de papier réglé, parsemés de pâtés, et recouverts d’une écriture appliquée,

— Ceci a été écrit par un dénommé Stuart Buchanan, élève de sixième. Il doit avoir environ dix ans. Le sujet de la composition était : Mes vacances. Lisez-la et vous comprendrez pourquoi il faut absolument retrouver Stuart Buchanan.

Il jeta les feuillets à Herod, qui les rattrapa, prit des lunettes à monture d’écaille et les ajusta sur son gros nez. Joe s’approcha du dos de son fauteuil et regarda par-dessus son épaule.

MES VACANCES par Stuart Buchanan,

Cette été fai visiter mes amis. J9ai trois amis et ils sont très gentil. D’abor il y a Tommy qui habite la campagne et qui est astronom. Tommy a construit lui-même son propre télescope en verre de 15 centimètres quil a tayé lui-même. Il regarde les étoiles chaque soir et il me laisse regardé. Même quant il pleut des grenouilles…

— Que diable me montrez-vous là ?

— Continuez ! Continuez à lire, dit Warbeck.

… grenouilles, nous avons pu regardé les étoiles parsque Tommy a fait une chose pour metre sur le bout du thélescope9 qui monte comme un projecteur et fais un trou dans le ciel pour voir à travers la pluie ou réimporte quoi jusquaux étoiles.

— En avez-vous fini avec l’astronomie ? demanda-Warbeck.

— Je n’y comprends rien.

— Tommy en a eu assez d’attendre des nuits claires. Il a inventé quelque chose qui traverse les nuages et l’atmosphère… un chenal de vide… de sorte qu’il peut observer à travers son télescope quel que soit le temps. Cela équivaut à un rayon désintégrant.

— Qu’est-ce que vous radotez ?

— Je ne radote pas du tout. Continuez à lire. Vous verrez.

Puis je suis aller chez Anne-Marie et suis resté toute une semaine chez elle. Parseque Anne-Marie a un transformateur dépinar et de tubecule et d’arucots verts.

— Que diable est un « transformateur d’épinar » ?

— Epinards, transformateur d’épinards. L’horthographe n’est pas la science maîtresse de Stuart. Les « tubecules » sont des tubercules et les « aricots » des haricots.

… tubécules et aricots verts. Quant sa mère nous en fesait mangé, Anne-Marie pressé le bouton de son transformateur et il resté les mêmes à Vextérieur9 seulement à lintérieur c’était du gâteau cerise et fraise. J’ai demandé à Anne-Marie commant, elle m’a répondu : Enhv.

— Je comprends de moins en moins.

— Et cependant c’est simple. Anne-Marie n’aime pas les légumes, aussi elle est exactement aussi subtile que Tommy, l’astronome. Elle transmute les épinards en gâteaux aux cerises ou aux fraises. Elle se régale avec ce gâteau et Stuart également.

— Vous êtes cinglé !

— Pas moi. Ces gosses… Ce sont des génies. Des génies ? Que dis-je, les génies à côté d’eux sont des imbéciles. Il n’y a pas de qualificatif pour ces enfants-là.

— Je n’y crois pas. Ce Stuart Buchanan a une imagination débordante. Une point c’est tout.

— C’est ce que vous pensez. Et que dites-vous de « Enhv » ? C’est grâce à cela que Anne-Marie transmute la matière. J’ai mis du temps, mais j’ai découvert ce que « Enhv » voulait dire. C’est la fameuse théorie des quanta de Planck, E = nhv. Mais continuez à lire, vous n’avez pas encore vu le plus beau. Attendez d’en arriver à Ethel, la fainéante.

Mon ami Gorges construit des avions très bons et petit. Gorges est très maladroit de ses mains mais fais de petits hommes en pâte à modelé. Il leur dit se qu’il faut faire et ils construise pour lui.

— J’y perds mon latin !

— Il s’agit de Georges, le constructeur de modèles d’avions.

— Oui, et alors ?

— Mais c’est très simple. Il fait des androïdes en miniature… des robots… et ils construisent des modèles pour lui. Un garçon intelligent ce Georges ! Mais lisez donc les passages au sujet de sa sœur.

Sa sœur Ethel est la fille la plus fénéante qufai jamais vu. Elle est grande et grâce et elle détaiste marché. Aussi, quant sa mère l’envoie faire des courses Ethel pense au magasin et pense qu’elle est de retour à la maison avec tous les paqués et puis elle doit resté à se caché dans la chambre de Gorges jusqu’à se que ça est l’air quelle a fais le chemin allé et retour. Gorges et moi, nous on se moque d’elle parse q’elle est si grâce et si fénéante mais elle va au cinéma sans payé et a déjà vu Hopalong Cassidi seize fois.

FIN

Herod regarda Warbeck, les yeux ronds.

— Un as, cette petite Ethel, dit Warbeck. Trop paresseuse pour marcher, elle fait du téléportage. Puis elle a un mauvais moment à passer quand il faut faire paraître les choses normales. Alors il lui faut se cacher et Georges et Stuart se moquent d’elle.

— Téléportage ?

— Oui, c’est bien ce que j’ai dit. Elle se déplace d’endroit en endroit simplement en pensant au chemin qu’elle doit faire.

— Une chose pareille c’est du bidon ! s’écria Joe avec indignation.

— C’était du bidon jusqu’à l’arrivée d’Ethel, la fainéante.

— Je n’y crois pas, dit Herod. Je ne crois pas un traître mot de tout ceci.

— Vous pensez donc que c’est simplement une imagination excessive de la part de Stuart ?

— Quoi d’autre ?

— Et l’équation de Planck ? E = nhv ?

— Le gosse l’a également inventée. C’est une simple coïncidence.

— Cela vous paraît possible ?

— Alors il l’a lu quelque part !

— Un gamin de dix ans ? Vous n’y pensez pas !

— Je vous dis que je n’y crois pas, hurla Herod. Laissez-moi parler à ce petit galopin pendant cinq minutes et je vous le prouverai.

— C’est exactement ce que j’avais l’intention de faire… mais il y a un hic, le gosse a disparu !

— Que voulez-vous dire par là ?

— Il s’est volatilisé. C’est pourquoi je suis en train de visiter toutes les familles Buchanan en ville. Le jour où j’ai lu cette composition, j’ai envoyé chercher ce Stuart Buchanan, en sixième, pour lui parler, mais il avait disparu. Personne ne l’a revu depuis.

— Et sa famille ?

— Sa famille a disparu avec lui. Warbeck se pencha en avant, tendu. Ecoutez bien. Tout le dossier qui concerne cet élève et sa famille a disparu. Tout s’est volatilisé. Quelques personnes se souviennent vaguement de lui, mais c’est tout. Ils ont disparu.

— Seigneur Jésus ! s’exclama Joe. Ils se sont tous tirés ?

— Exactement ! Ils se sont tirés. Merci Joe. Warbeck fit un clin d’œil à Herod. Quelle situation !

Voilà un enfant qui se lie d’amitié avec d’autres enfants qui sont des génies. Ils font des découvertes fantastiques dans des buts enfantins. Ethel téléporte parce qu’elle est trop paresseuse pour faire les courses. Georges fait des robots qui lui construisent ses modèles d’avions. Anne-Marie transmute des aliments parce qu’elle déteste les épinards. Dieu seul sait ce que font les autres amis de Stuart. Il existe peut-être un Mathieu qui a inventé la machine à faire reculer le temps afin de faire ses devoirs à la maison en toute tranquillité.

La main de Herod fit un faible geste négatif.

— Pourquoi subitement tant de génies ? Que s’est-il donc passé ?

— Je n’en sais rien. Des radiations atomiques ? Des fluorides dans l’eau potable ? Des antibiotiques ? Des vitamines ? De nos jours nous jonglons tellement avec la chimie organique, qui peut savoir exactement ce qui se passe ? Je voudrais bien le découvrir, mais je n’y parviens pas. Stuart Buchanan a bavardé comme un gosse. Lorsque j’ai commencé mon enquête, il a pris peur et a disparu.

— Lui aussi est un génie ?

— Fort probablement. Vous savez comme sont les gosses, ils fréquentent généralement d’autres gosses qui partagent les mêmes idées et sont attirés vers les mêmes choses qu’eux.

— Mais quel genre de génie a-t-il ? Quel est son talent particulier ?

— Je l’ignore. Tout ce que je sais c’est qu’il a disparu. Il a brouillé sa piste, il a détruit tous les papiers qui auraient pu m’aider à le retrouver et s’est simplement volatilisé.

— Comment a-t-il pu accéder à vos dossiers ?

— Je me le demande encore.

— Et si l’môme faisait dans le genre truand, dit Joe, si c’était un expert en cassements ou arnaquages ?

Herod eut un sourire pâlot,

— Un génie en escroquerie ? Un maître-cerveau ? Le bébé de Fantômas ?

— Il se pourrait qu’il fût un voleur de génie, mais ne vous laissez pas influencer par sa fuite. Tous les gosses fichent le camp lorsqu’ils ont à faire face à une crise. Ou bien ils souhaitent que cela ne se soit jamais produit, ou alors ils souhaitent être à des milliers de kilomètres. Il est possible que Stuart Buchanan soit à des millions de kilomètres, mais il nous faut absolument le retrouver.

— Simplement pour savoir si l’môme est pas dingue ? demanda Joe.

— Non, pour retrouver ses petits amis. Vous avez besoin d’un dessin ? Que payerait l’armée pour un rayon désintégrant ? Quelle serait la valeur d’un transmutateur d’aliments ? Si nous étions capables de fabriquer des robots vivants, quelles sont les richesses que nous pourrions accumuler ? Si nous étions capables de téléportage, quelle puissance cela nous donnerait ?

II y eut un silence étouffant, puis Herod se leva.

— Mr. Warbeck, dit-il, de quoi avons-nous l’air, moi et Joe ? de foutus crétins. Je vous remercie de nous avoir associés à votre combine. Vous ne le regretterez certainement pas. Nous retrouverons ce gosse. Il est impossible pour quiconque de disparaître sans laisser la moindre trace… même pour un génie du crime en herbe. Parfois il est difficile de retrouver cette trace… même pour un expert en disparitions subites. Mais il existe une technique professionnelle ignorée des amateurs. Vous avez simplement commis bévue sur bévue, expliqua fort aimablement Herod à l’homme condamné, en pourchassant un Buchanan après l’autre. Il y a des subtilités dans les recherches de ce genre. Il ne faut jamais courir après un disparu. Il faut remonter la piste pour retrouver quelque chose qu’il aurait omis.

— Un génie n’omettrait rien.

— Admettons que ce gosse soit un génie, un prodige, d’un type encore indéterminé. Accordons-lui tous les dons que vous voudrez, mais un gosse est un gosse. Il a certainement omis quelque chose. Et ce quelque chose nous le découvrirons.

En trois jours, Warbeck fit connaissance avec les aspects les plus étonnants de recherches d’une telle nature. Ils consultèrent le bureau de poste de Washington Heights au sujet de la famille Buchanan qui avait vécu dans ce district et déménagé depuis. Les Buchanan avaient-ils laissé une adresse où faire suivre le courrier ? Non !

Ils vérifièrent les listes électorales. Tous les électeurs sont inscrits dans leur district électoral. Si un électeur déménage d’un district dans un autre, généralement le nécessaire est fait pour modifier la liste en ce sens. Y avait-il trace d’un tel changement pour les Buchanan ? Non !

Ils passèrent au bureau de Washington Heights de la Compagnie d’Electricité et du Gaz. Tous les usagers du gaz ou de l’électricité doivent faire transférer leurs comptes en cas de déménagement. S’ils quittent la ville, ils demandent généralement le remboursement de leur cautionnement. Y avait-il une trace d’une telle opération pour un usager du nom de Buchanan ? Non !

Il est une loi de l’État que tout conducteur d’automobile doit signaler au Bureau de la Circulation (Service des Permis de Conduire) tout changement d’adresse, sous peine de pénalités impliquant une amende, une peine de prison ou pire encore. « Y avait-il eu un avis de changement d’adresse d’un certain Buchanan au Bureau de la Circulation ? Non !

Ils interrogèrent l’Agence Immobilière R. J., propriétaires et exploitants d’un immeuble de rapport à Washington Heights où un dénommé Buchanan avait été locataire d’un appartement de quatre pièces. Le bail de l’Agence R. J. exigeait, comme la plupart des baux de ce genre, les noms et adresses de deux garants de la moralité du locataire. Était-il possible de voir ces garanties ? Non ! Il n’y avait aucun bail à ce nom dans les archives de l’agence.

— Il se pourrait que Joe ait raison, se lamenta Warbeck dans le bureau de Herod. Il se pourrait que ce garçon soit vraiment un génie du crime. Comment a-t-il pu s’emparer de tous ces documents et les détruire ? L’a-t-il fait par cambriolage ? En soudoyant des employés ? En volant les documents ? En utilisant des menaces ? Comment a-t-il bien pu le faire ?

— Nous le lui demanderons lorsque nous lui aurons mis la main au collet, dit Herod férocement. Très bien. Jusqu’à présent ce sacré gosse nous a possédés dans les grandes largeurs. Il n’a pas oublié une seule astuce. Mais il me reste une combine que j’ai tenue en réserve. Allons voir le concierge de l’immeuble où il habitait.

— Je l’ai interrogé il y a déjà des mois, objecta Warbeck. Il se souvient vaguement de la famille Buchanan et c’est tout. Il ignore où ils sont partis.

— Il sait autre chose, quelque chose que le gosse n’a certainement pas songé à cacher. Allons-y !

Ils se rendirent à Washington Heights et trouvèrent Mr. Jacob Rysdale en train de dîner dans sa loge, au sous-sol de l’immeuble. Mr. Rysdale n’avait aucune envie d’abandonner son pot-au-feu, mais la vue d’un billet de cinq dollars lui fit changer d’avis.

— C’est au sujet de la famille Buchanan…, commença Herod.

— Je lui ai déjà dit tout ce que je sais, l’interrompit Rysdale en désignant Warbeck.

— Bien. Mais il a certainement oublié de vous poser une question. Me permettez-vous de vous la poser maintenant ?

Rysdale lorgna le billet de cinq dollars et hocha la tête.

— Lorsque quelqu’un emménage dans un immeuble, ou en déménage, le concierge note généralement le nom de l’entreprise de déménagement au cas où des dégâts auraient été faits dans l’immeuble. C’est pour se protéger si des poursuites doivent être engagées pour se faire indemniser. Est-ce exact ?

Le visage de Rysdale s’éclaira.

— Nom d’un petit bonhomme ! s’exclama-t-il. C’est bien exact. Je l’avais complètement oublié. Celui-là ne me l’a jamais demandé.

— Il ne le savait pas. Avez-vous le nom de l’entreprise qui a déménagé les Buchanan ?

Rysdale se précipita vers un rayon garni de livres de l’autre côté de la pièce. Il en retira un agenda très fatigué et l’ouvrit. Il mouilla son doigt et feuilleta l’agenda.

— Ah ! Voici ! s’exclama-t-il. La Société de Déménagements Avon. Camion n° G-4.

La Société de Déménagements Avon n’avait pas la moindre trace d’avoir jamais déménagé la famille Buchanan de Washington Heights.

— Le gosse a vraiment pris toutes ses précautions, murmura Herod.

Mais il existait un registre des hommes ayant travaillé sur le camion G-4 ce jour-là. Les enquêteurs interrogèrent ces hommes lorsque ceux-ci vinrent pointer à la fin de leur journée de travail. Whisky et espèces ne tardèrent pas à rafraîchir leurs mémoires. Ils se souvinrent vaguement du boulot à Washington Heights. Il leur avait demandé toute la journée, car ils avaient dû livrer les meubles au diable vauvert, dans Brooklyn.

— Mon Dieu ! Brooklyn ! murmura Warbeck. Quelle adresse dans Brooklyn ? Quelque part dans Maple Park Row. Numéro ?

Impossible de se souvenir du numéro.

— Joe, va acheter un plan !

Ils étudièrent le plan des rues de Brooklyn et trouvèrent Maple Park Row. Cette rue était en effet au diable vauvert et hors de toute circulation. Elle avait douze blocs de maisons de long.

— C’est bien ces vaches de blocs de Brooklyn, grogna Joe. Deux fois plus longs que n’importe où ailleurs. Je le sais, moi.

Herod haussa les épaules.

— Nous brûlons, dit-il. Le reste sera simplement du travail pour nos jambes. Quatre blocs pour chacun de nous. Vérifiez chaque immeuble, chaque appartement. Recensez chaque gamin aux environs de dix ans. Ensuite Warbeck pourra contrôler, s’ils habitent sous un faux nom.

— Il y a un millier de gosses par centimètre carré dans Brooklyn !

— Il y a un million de dollars par jour à prendre pour nous si nous le retrouvons. Et maintenant fiions au boulot.

Maple Park Row était une longue rue sinueuse, bordée d’immeubles de rapport de cinq étages. Ses trottoirs étaient garnis de voitures d’enfant et de vieilles femmes assises sur des chaises pliantes. Les
bords des trottoirs étaient noirs de voitures garées. Les ruisseaux formaient des terrains de baseball improvisés, les lignes tracées à la chaux faisant des rectangles étranges. Chaque couvercle d’égoût était un but.

— C’est tout pareil comme le Bronx, dit Joe avec une trace de nostalgie dans sa voix. Voilà dix piges que je ne suis plus allé chez moi, dans le Bronx.

Il descendit tristement la rue, se dirigeant vers son secteur, se faufilant parmi les gamins jouant au baseball, avec cette habitude inconsciente du citadin. Par la suite Warbeck devait se souvenir avec émotion de ce départ, car Joe Davenport n’était jamais revenu.

Le premier jour Warbeck et Herod pensèrent que Joe avait découvert une piste brûlante. Le second jour ils se rendirent compte que quelle que fût la chaleur de cette piste, elle ne pouvait tenir Joe quarante-huit heures sur le gril. Le troisième jour, ils durent se rendre à l’évidence.

— Il est mort, dit Herod calmement, le gosse l’a eu.

— Comment ?

— Il l’a tué.

— Un gosse de dix ans ? Un enfant ?

— Vous tenez à savoir quel genre de génie est Stuart Buchanan, n’est-ce pas ? Eh bien, je viens de vous le dire !

— Je n’y crois pas.

— Alors expliquez-moi ce qui s’est passé pour Joe.

— Il nous a lâchés.

— Allons donc ! pas lorsqu’un million de dollars par jour est en jeu.

— Mais où est le cadavre ?

— Demandez-le au gosse. Il a dû inventer des trucs qui auraient rendu jaloux le diable lui-même.

— Comment l’a-t-il tué ?

— Demandez-le au gosse. C’est lui le génie.

— Herod. J’ai peur.

— Moi aussi. Voulez-vous que nous abandonnions?

— Je ne vois pas comment nous pourrions le faire. Si ce garçon est tellement dangereux il nous faut absolument le retrouver.

— La vertu civique ? Hein ?

— Si vous y tenez vous pouvez appeler ça comme ça.

— Eh bien, moi, je continue à penser à l’argent.

Ils retournèrent dans Maple Park Row et s’occupèrent du secteur de quatre blocs de maisons qui avait été attribué à Joe. Ils étaient prudents, presque furtifs. Ils se séparèrent et commencèrent leur enquête chacun à son bout du secteur, se dirigeant vers le milieu, entrant dans une maison, prenant l’escalier, vérifiant appartement par appartement, puis redescendant pour recommencer le même manège dans l’immeuble suivant. C’était un travail long, monotone et fatigant. De temps en temps ils se voyaient de loin, sortant d’un immeuble sombre, pour entrer dans un autre. Ce fut ainsi que Warbeck vit pour la dernière fois Walter Herod.

Warbeck était assis dans sa voiture et attendait. Warbeck était assis dans sa voiture et tremblait.

— Je devrais aller trouver la police, murmura-t-il, sachant parfaitement qu’il ne pouvait pas le faire. Ce garçon possède une arme. Quelque chose qu’il a inventé. Quelque chose de ridicule, comme les autres. Une lumière spéciale qui lui permet de jouer aux billes dans l’obscurité, seulement elle tue aussi les hommes. Il a inventé une bande de gangsters-robots pour jouer aux gendarmes et aux voleurs et ils se sont chargés de Joe et de Herod. C’est un enfant prodige. Dangereux. Mortel. Que vais-je faire?

L’homme que Vénus allait condamner sortit de sa voiture et descendit la rue en trébuchant, se dirigeant vers la moitié du secteur de Herod.

— Que se passera-t-il lorsque Stuart Buchanan sera devenu adulte, se demanda-t-il. Que se passera-t-il lorsque tous les autres seront devenus adultes ? Tommy et Georges et Anne-Marie, et Ethel, la flemmarde ? Pourquoi ne pas m’enfuir maintenant ? Que suis-je encore en train de faire ici ?

Le crépuscule tombait dans Maple Park Row. Les vieilles femmes s’étaient retirées, repliant leurs sièges comme les Arabes leurs tentes. Les voitures parquées restaient là. Les parties de baseball étaient terminées, mais de petits jeux s’organisaient à la lueur des réverbères… des jeux avec des capsules de bouteilles d’eau minérale, des cartes de score de baseball, des pièces de monnaie tordues… Au-dessus, la réverbération pourpre de la ville devenait plus dense et à travers on pouvait voir le scintillement de Vénus, qui remplaçait le soleil dans le ciel.

— Il doit connaître sa puissance, grommela Warbeck, furieux. Il doit savoir combien il est dangereux. C’est pourquoi il se cache. Le sentiment de la culpabilité. C’est pourquoi il nous détruit, un par un, souriant à lui-même, un enfant rusé, un génie vicieux, un génie tueur… — Warbeck s’arrêta au beau milieu de Maple Park Row. — Buchanan ! cria-t-il, Stuart Buchanan.

Les gosses qui se trouvaient près de lui arrêtèrent leurs jeux et le regardèrent les yeux ronds.

— Stuart Buchanan ! la voix de Warbeck craqua, à la limite d’une crise de nerfs. M’entends-tu ?

Sa voix furieuse porta plus loin le long de la rue. D’autres jeux cessèrent… toutes sortes d’autres jeux.

— Buchanan ! hurla encore Warbeck. Stuart Buchanan ! Sors de là, sors de n’importe où, où tu te trouves.

Le monde de la rue était suspendu, immobile.

Dans la ruelle entre le 217 et le 219 Maple Park Row, jouant à cache-cache derrière les poubelles empilées, Stuart Buchanan entendit son nom et se tapit plus encore. Il avait dix ans. Il portait un pull-over, une combinaison bleue et des espadrilles. Il était tendu et décidé à ne pas se laisser prendre à nouveau. Il allait se cacher jusqu’à ce qu’il puisse se précipiter vers le but. Tandis qu’il s’installait plus confortablement parmi les poubelles, il vit Vénus scintiller dans le ciel d’ouest.

«Etoile du soir… étoile d’espoir, murmura-t-il en toute innocence. Première étoile allumée, premier vœu exaucé. Belle étoile que je vois la première ce soir, réalise mon espoir. — Il s’interrompit et réfléchit. Puis il formula son souhait»

«Que Dieu nous bénisse, papa, maman et moi, ainsi que tous nos amis, et qu’il fasse que je sois un bon garçon et s’il te plaît, étoile, permets-moi d’être toujours heureux. Je souhaite que tous ceux qui essayent de m’ennuyer partent… partent bien loin… et me laissent tranquille pour toujours.»

Au milieu de Maple Park Row, Marion Perkin Warbeck avança et reprit son souffle, se préparant à pousser un nouveau cri frénétique. Et puis, brusquement, il se trouva ailleurs marchant sur une route qui était bien longue. C’était une route blanche, toute droite, fendant indéfiniment la nuit, s’étirant et s’étirant dans l’éternité. Une route triste, solitaire, sans fin, s’en allant, s’en allant…

Warbeck avançait péniblement le long de cette route, un automate étonnant, incapable de s’arrêter, incapable de penser dans cet infini en dehors du temps. Il avançait et avançait de plus en plus, incapable de faire demi-tour. Devant lui il vit des points infimes de silhouettes piégées sur cette route à sens unique, menant vers l’éternité. Il y avait là un point qui devait être Herod. Devant Herod il y avait un autre point, plus petit, qui devait être Joe Davenport. Et devant Joe il pouvait distinguer une longue chaîne de points devenant de plus en plus petits, infiniment petits. En faisant un effort considérable il réussit à se retourner une fois et à regarder pardessus son épaule. Derrière lui, trouble et lointaine, une silhouette avançait péniblement et derrière celle-ci une autre se matérialisa brusquement et une autre et une autre…

Tandis que Stuart Buchanan se tapissait derrière les poubelles en attendant le « Coucou ! » de son petit camarade, il ne se rendait pas compte qu’il venait de liquider Warbeck. Il ne se rendait pas compte qu’il avait liquidé Herod, Joe Davenport et des dizaines d’autres. Il ne se rendait pas compte qu’il avait amené ses parents à fuir Washington Heights, qu’il avait détruit des papiers et des documents, des souvenirs et des gens, par son simple souhait qu’on le laissât tranquille. Il ne se rendait pas compte qu’il était un prodige.

Il avait le don de faire réaliser ses souhaits.

Isaac Asimov – Les mouches

— Oh ! ces mouches ! dit Kendell Casey avec lassitude. Il détendit brusquement son bras. La mou­che s’envola, tournoya, et vint se poser sur son col de chemise.

De quelque part monta le bourdonnement d’une seconde mouche.

Le Dr John Polen masqua la légère nervosité qui lui crispait le menton en portant vivement sa ciga­rette à ses lèvres.

— Je ne m’attendais pas à te retrouver, Casey, dit-il. Ni toi, Winthrop. Ou devrais-je t’appeler Révérend Winthrop ?

— Et moi, devrais-je t’appeler Professeur Polen ? dit Winthrop, s’appliquant à prendre le ton qui convenait à l’expression d’une chaleureuse amitié.

Chacun d’eux essayait de se réintroduire dans la coquille rejetée vingt ans plus tôt. Mais ils avaient beau se contorsionner, se tasser, se pelotonner, ils ne parvenaient pas à y reprendre leur place. « Bon Dieu ! pensait Polen avec agacement, pourquoi faut-il qu’on se réunisse entre anciens camarades de collège?»

Les yeux de Casey, des yeux bleus au regard brû­lant, étaient encore pleins de l’irritation stérile de l’étudiant de deuxième année qui vient de découvrir simultanément et pêle-mêle l’intellect, la frustration et des bribes de philosophie cynique.

Casey ! L’homme amer du collège !

Il n’avait pas surmonté cette crise. Vingt ans plus tard, il était Casey, l’amer ex-collégien ! Polen s’en apercevait à la façon dont ses doigts s’agitaient sans but et à l’attitude de son corps maigre.

Et Winthrop ? Eh bien, pour Winthrop, c’étaient vingt ans de plus, plus de rondeur et de mollesse. La peau plus colorée, le regard plus doux. Et aucu­nement plus proche, cependant, de la calme certi­tude qu’il ne trouverait jamais. Tout était inscrit dans ce sourire vif qu’il n’abandonnait jamais tout à fait, comme s’il eût craint que rien ne pût le remplacer, que son absence n’eût pour effet de changer son visage en une impersonnelle tache écarlate.

Polen était las d’interpréter des frémissements de muscles ; las d’usurper la place de ses machines ; las de ce que la simple observation de ses camarades lui révélait.

Pouvaient-ils lire en lui comme il lisait en eux ? La mobilité de ses propres yeux pouvait-elle trahir le dégoût, qui s’était déposé en lui comme une moisissure ?

« Bon Dieu ! pensa-t-il, pourquoi ne me suis-je pas abstenu de venir ? »

Ils restaient plantés là tous les trois, attendant que l’un ou l’autre prît la parole, allât chercher quelque chose en arrière, par-delà un intervalle béant, pour l’apporter, palpitant de vie, dans le présent.

Ce fut Polen qui s’y risqua :

— Est-ce que tu travailles toujours dans la chi­mie, Casey ? demanda-t-il.

— A ma manière, oui, dit Casey d’un ton rébar­batif. Je ne suis pas le savant que tout le monde se plaît à reconnaître en toi. Je fais des recherches sur les insecticides pour la société E. J. Link, à Chatham.

— Vraiment ? fit Winthrop. Tu avais dit, en effet, que tu travaillerais dans les insecticides. Tu t’en souviens, Polen?… Et, malgré cela, les mouches osent encore te harceler, Casey ?

— Je ne peux pas m’en débarrasser, répondit Ca­sey. Je suis le meilleur terrain d’expérience des labo­ratoires. Il n’y a pas une seule de nos préparations qui les éloigne quand je suis là. Quelqu’un a dit un jour que c’était mon odeur. Je les attire.

Polen se rappela qui avait dit cela.

— A moins que…, dit Winthrop.

Polen sentit venir la suite. Ses nerfs se tendirent.

— A moins que, dit Winthrop, ce ne soit la malé­diction, tu sais bien… Son sourire s’élargit pour montrer qu’il plaisantait, qu’il pardonnait les ran­cunes passées.

« Bon Dieu ! pensa Polen, ils n’ont même pas changé les mots. » Et le passé surgit…

— Oh ! ces mouches ! dit Casey, détendant son bras pour se frapper, la main ouverte. Vous avez déjà vu ça? Pourquoi ne vont-elles pas sur vous deux ?

Johnny Polen éclata de rire. Il riait souvent.

C’est quelque chose dans ton odeur corporelle, Casey, dit-il. Tu pourrais rendre à la science d’inestimables services. Tu trouves la nature du composé chimique qui dégage cette odeur, tu le concentres, tu le mélanges avec du DDT, et tu obtiens le meil­leur tue-mouches du monde.

— Belle situation ! Quelle est l’odeur que je dé­gage ? Celle d’une mouche femelle en chaleur ? C’est tout de même malheureux qu’elles se mettent après moi alors que ce sacré monde n’est qu’un gigantesque tas de fumier.

Winthrop fronça les sourcils et dit, d’un ton légè­rement sentencieux :

— Tous les goûts sont dans la nature.

Casey ne daigna pas lui répondre directement. Il se tourna vers Polen ;

— Tu sais ce que m’a dit Winthrop hier ? Que ces satanées mouches représentent la malédiction de Belzébuth.

— Je plaisantais, dit Winthrop.

— Pourquoi Belzébuth ? s’enquit Polen.

— Le nom est un calembour, répondit Winthrop. C’est un des nombreux termes de dérision que les anciens Hébreux appliquaient aux dieux étrangers. Il vient de Baal, qui signifie seigneur, et de zevuv, qui signifie mouche. Le seigneur des mouches.

— Allons, Winthrop, ne dis pas que tu ne crois pas en Belzébuth, lança Casey.

— Je crois en l’existence du mal, dit Winthrop avec raideur.

— Je veux parler de Belzébuth. Vivant. Avec cornes et sabots. Une sorte de divinité rivale.

— Pas du tout. Winthrop prit un ton encore plus rétif. Le mal ne saurait durer. En fin de compte il perdra obligatoirement la partie…

Polen aiguilla brusquement la conversation sur une autre voie :

— Je vais faire un stage de fin d’études pour Venner, à propos. Je lui ai parlé avant-hier et il va m’embaucher.

— Non ? C’est magnifique ! Winthrop, rayonnant, s’empressa de sauter sur le nouveau sujet. Il ten­dit une main largement ouverte pour secouer avec énergie celle de Polen. Il était toujours conscien­cieusement désireux de se réjouir de la bonne for­tune d’autrui. Ce que Casey faisait souvent remar­quer.

— Venner, le cybernéticien ? dit Casey. Si tu peux le supporter, je présume qu’il pourra te supporter.

— Que pense-t-il de son idée ? questionna Winthrop. Lui en as-tu fait part?

— Quelle idée ? demanda Casey.

Polen avait évité d’en informer Casey jusque-là. Mais à présent que Venner l’avait étudiée et accep­tée d’un flegmatique: « Intéressant! », comment le rire sec de Casey eût-il pu la compromettre ?

Polen dit :

— Ce n’est pas grand-chose. Essentiellement, c’est la simple idée que l’émotion est le lien commun de la vie, plutôt que la raison ou l’intelligence. C’est à proprement parler un truisme, j’imagine. On ne peut dire ce qu’un bébé pense ni même s’il pense, mais il est parfaitement évident qu’il peut être en colère, effrayé ou content, même s’il n’a qu’une se­maine.» Il en est de même pour les animaux. On peut dire en une seconde si un chien est heureux ou si un chat a peur. Le point essentiel est que leurs émotions sont les mêmes que celles que nous au­rions, placés dans les mêmes conditions.

— Et alors ? dit Casey. Où cela te mène-t-il ?

— Je n’en sais encore rien. Pour l’instant, tout ce que je puis dire, c’est que les émotions ont un ca­ractère d’universalité. Maintenant, supposons que de chimiste, vous m’entendez, puis me spécialiser dans les insecticides. Que la chance veuille bien me sourire et je fabriquerai de mes mains quelque chose qui exterminera cette vermine.

Ils étaient dans la chambre de Casey et il régnait dans celle-ci une légère odeur à base de pétrole, dé­gagée par l’insecticide qui venait d’y être répandu.

Polen haussa les épaules et dit :

— Avec un journal plié on ne les rate pas.

Casey dut détecter chez lui un sourire intérieur et dit aussitôt :

— Comment récapitulerais-tu ta première année de travail, Polen ? J’entends autre chose que la ré­capitulation sincère qu’un homme de science pour­rait faire s’il l’osait, c’est-à-dire : zéro.

— Zéro, dit Polen. Voilà ma récapitulation.

— Allons, dit Casey. Tu consommes plus de chiens que les physiologistes et je parie que les chiens préfèrent les expériences physiologiques aux tien­nes, Moi je les préférerais.

— Oh ! Laisse-le donc tranquille, dit Winthrop. Change de musique. Tu nous rases !

C’était la sorte de réflexion à ne pas faire à Casey.

Il évita soigneusement de regarder Winthrop et déclara avec une soudaine vivacité :

— Je vais te dire ce que tu trouveras probable­ment chez les animaux si tu regardes avec assez d’attention : le sentiment religieux.

— Que diantre ! s’exclama Winthrop. En voilà une remarque stupide !

Casey sourit.

— Voyons, voyons, Winthrop. Diantre n’est qu’un euphémisme pour diable et tu ne voudrais pas in­voquer celui-là.

— Ne me fais pas la morale. Et ne tiens pas de propos blasphématoires.

— Qu’y a-t-il de blasphématoire dans mes pro­pos ? Pourquoi une puce ne serait-elle pas fondée à considérer le chien comme quelque chose à ado­rer? Il est la source de chaleur, de nourriture et de tout ce qui fait le bonheur d’une puce.

— Je ne veux pas en discuter.

— Pourquoi pas ? Cela te ferait du bien. On pour­rait même affirmer que pour le peuple des fourmis, un fourmilier occupe un rang élevé dans la créa­tion. Il doit être trop gros pour qu’elles s’en fassent une notion, trop puissant pour qu’elles songent à lui résister. Il se déplace parmi elles comme un tourbillon invisible et inexplicable, leur apportant la destruction et la mort. Mais les fourmis ne doivent pas en être affligées. Elles doivent se tenir le rai­sonnement que la destruction n’est que le juste châtiment du mal. Et le fourmilier ne sait même pas qu’il est une divinité. Peu lui importe d’ailleurs.

Winthrop avait pâli.

— Je sais que tu ne dis cela que pour me con­trarier, répliqua-t-il. Et je regrette de te voir risquer le salut de ton âme pour un moment d’amusement. Laisse-moi te dire ceci, (sa voix tremblait un peu) et laisse-moi te le dire très sérieusement. Les mou­ches qui te tourmentent sont ton châtiment dans cette vie. Belzébuth, comme toutes les forces du mal, peut penser qu’il fait le mal, mais de celui-ci sor­tira le bien en fin de compte. La malédiction de Belzébuth est sur toi pour ton bien. Peut-être par­viendra-t-elle à te faire changer ta façon de vivre avant qu’il soit trop tard.

Il sortit à longues enjambées.

Casey le regarda partir.

Je t’avais dit que Winthrop croyait en Belzébuth, dit-il en éclatant de rire. C’est drôle de voir les noms respectables qu’on peut donner à la supers­tition. Son rire s’éteignit prématurément.

Il y avait deux mouches dans la chambre. Elles se dirigeaient vers lui en bourdonnant à travers l’air chargé de l’odeur d’insecticide.

Polen se leva et partit, profondément abattu. Une année lui avait appris peu de chose, mais c’était déjà trop et son rire se faisait plus mince. Seules ses machines pouvaient analyser convenablement les émo­tions des animaux, mais il devinait déjà trop faci­lement ce qu’il y avait dans celles des hommes.

Il n’aimait pas voir des désirs homicides là où les autres ne pouvaient distinguer que des batailles de mots sans importance.

Casey dit tout à coup :

— Au fait, j’y pense, tu as bien expérimenté sur quelques-unes de mes mouches, comme l’a dit Winthrop. Qu’est-ce que ça avait donné ?

— C’est vrai ? Après vingt ans, je ne m’en sou­viens guère, murmura Polen.

— Mais si, dit Winthrop, nous étions dans ton laboratoire et tu te plaignais que les mouches de Casey le suivissent même jusque-là. Il a suggéré que tu les étudies et c’est ce que tu as fait. Tu as enre­gistré leurs mouvements, leurs bourdonnements et leur façon de faire leur toilette pendant au moins une demi-heure. Tu as travaillé sur une douzaine de mouches.

Polen haussa les épaules.

— Oh ! c’est bon, dit Casey. Cela n’a pas d’im­portance. J’ai été heureux de te revoir, mon vieux. La vigoureuse poignée de main, la tape sur l’épaule, le large sourire… pour Polen tout cela traduisait le dégoût profond que Casey éprouvait en consta­tant qu’il était « arrivé », après tout.

— Donne-moi de tes nouvelles à l’occasion, dit Polen.

Les mots rendaient un son creux. Ils ne signi­fiaient rien. Casey le savait. Polen aussi. Chacun le savait. Mais les mots étaient faits pour cacher l’émo­tion, et quand ils ne servaient pas leur objet, celui à qui ils s’adressaient faisait loyalement son possible pour n’en rien laisser paraître.

Winthrop lui étreignit la main avec plus de dou­ceur et dit :

— Ç’a été un plaisir d’évoquer le bon temps, Polen. Si tu viens à Cincinnati, pourquoi ne pas passer au Temple ? Tu y seras toujours le bienvenu.

Pour Polen, tout cela traduisait le soulagement de Winthrop devant le découragement visible que lui-même ressentait. La science non plus, semblait-il, ne fournissait pas la réponse, et dans son insécurité fondamentale et indéracinable, Winthrop était heu­reux de cette compagnie.

— Je n’y manquerai pas, dit Polen. Façon usuelle et polie de dire : n’y compte pas.

Il les regarda se joindre chacun de son côté à d’autres groupes d’anciens élèves.

Winthrop ne saurait jamais. Polen en était sûr. Il se demanda si Casey savait. Ce serait trop drôle s’il ne savait pas.

Il avait étudié les mouches de Casey. Non pas seu­lement la fois dont ils venaient de parler, mais bien d’autres fois encore. Toujours le même résultat! Tou­jours le même résultat impossible à divulguer !

Avec un frisson qu’il ne put maîtriser tout à fait, Polen eut soudain conscience de la présence d’une mouche isolée dans la pièce : elle erra un instant sans but précis, puis se tourna avec détermination et révérence dans la direction que Casey venait de prendre.

Casey pouvait-il ne pas savoir ? Se pouvait-il que l’essence du châtiment fondamental fût pour lui de n’apprendre jamais qu’il était Belzébuth ?

Casey ! Le Seigneur des Mouches !