La Dame d’Outre Nulle-Part – Georges Langelaan

Au poète Jean Cocteau qui m’inspira cette Eurydice.

Plus tard, tout le monde trouva normal que je me fusse chargé de mettre le nez dans les affaires personnelles de Bernard. J’en avais doublement le droit : j’étais son seul parent, et le responsable de la sécurité et du contrôle pour le secteur. J’étais venu habiter son pavillon, au bord du lac. Ç’avait été un accident, j’en étais persuadé, mais appelez cela comme vous voudrez, intuition, instinct, ou, ce qui serait plus près de la vérité, le flair acquis en trente années de métier, je fus certain, dès que j’eus mis le nez dans sa salle de séjour, que Berny y avait eu une part de responsabilité. Quand un chien veut cacher un os, il creuse un trou, l’enfouit dedans et le recouvre de terre ; un homme qui veut empêcher les autres de pénétrer un secret qu’il a écrit sur un papier, brûle ce papier et éparpille les cendres aux quatre vents. Les cendres étaient dans la cheminée. Beaucoup de cendres. Les rassembler n’eût servi à rien, car mon frère avait visiblement passé le pied dessus pour les écraser. Et pourtant, à la base du tas de cendres (donc, l’endroit qui aurait dû s’enflammer le premier), un bout de feuille avait été épargné. Je parvins à déchiffrer ces mots, tapés à la machine… Ne heure quinze demain. Vous aime… Entraîné par l’habitude, je tapai ces mots sur la machine à écrire de Berny pour comparer les deux textes, mais j’avais la conviction que c’était bien lui qui en était l’auteur. Et c’était arrivé à treize heures seize précises, ce qui est assez proche d’une heure quinze ! Et j’apprends du même coup que Berny avait eu une aventure amoureuse…

— Allez, mon vieux, au travail, cherche la femme ! marmottai-je à ma propre intention, en allumant ma pipe et en secouant les cendres durcies.

Je n’ai pas trouvé la femme, mais j’ai mis la main sur quelque chose qui ressemblait aux débris d’une photo. Un cadre vide, sur le dessus du téléviseur, me fit faire le rapprochement : c’était « son » cadre.

Et presque en même temps, je remarquai le microphone, près du cadre vide. Il était branché sur le téléviseur ; je mis le courant, laissai chauffer, et en parlant dans ce micro, j’entendis ma voix amplifiée par le haut-parleur du récepteur. Il n’était relié à aucun autre appareil.

Sur le bureau de Berny, je trouvai quatre feuilles de papier enfouies sous une pile de documents techniques. Au milieu de chacune de ces feuilles, quelques mots avaient été tapés à la machine, en capitales. Bernard avait-il reçu ces messages ou les avait-il lui-même préparés ? J’essayai de leur trouver un ordre, une chronologie. Trois semblaient aller ensemble, mais le quatrième me laissa perplexe. C’était le plus court : trois mots seulement : Etes-vous heureuse ? Sur les trois autres feuilles, voici ce que je lus :

Qu’est-ce que vous savez de moi exactement alors ?

Je voudrais bien pouvoir aller là-bas avec vous.

A supposer que je vous crois, que voulez-vous que je fasse ?

Morceau par morceau, petit à petit, je trouvai la réponse à ces questions. J’y ai passé deux années complètes. A dire vrai, sans ma femme, j’y serais certainement encore. Au début, je refusai d’ajouter crédit à ses découvertes, mais elle eut bientôt fait de me fournir des preuves irréfutables, et quand je’ fus enfin en possession de tous les éléments de l’histoire, je n’eus plus aucun doute : personne ne me croirait. Et même plus, si je me décidais vraiment à faire un rapport officiel, il y avait cinquante chances sur cent pour qu’on m’expédie à la maison de santé du coin. Mais maintenant que j’en ai fait une histoire, je ne risque plus rien ; si on la publie un jour, je pourrai toujours dire que c’est une histoire et rien de plus. Ma femme et peut-être un petit groupe de savants seront les seuls à savoir que c’est une histoire vraie.

De l’aveu de tous, mon frère Bernard était le cerveau de la famille. Au fil des années, je ne fus jamais surpris d’entendre dire qu’il faisait collection de diplômes et de certificats, un peu comme d’autres collectionnent les papillons et les timbres. Et je fus évidemment très heureux, quand il revint à Ray Falls avec le titre de docteur. Le Dr Bernard E. Marsden ! Et plus heureux encore lorsqu’à sa descente du train, il m’annonça qu’on l’avait nommé à un poste important à l’Institut de recherches nucléaires. Bernard habitait au bord du lac, au-dessus des chutes, dans un petit pavillon très confortable. Une vieille dame du voisinage venait chaque matin lui préparer son petit déjeuner et nettoyer la maison. Le soir, il

préparait lui-même son dîner. En dehors de son immuable bain matinal dans le lac, par tous les temps et toute l’année, ce n’était pas un sportif, mais il avait toutefois hérité de la solide charpente des Marsden, et de leurs yeux bleus ; j’avais acquis une bonne expérience de la bagarre dans la police, mais je crois qu’il m’aurait facilement battu.

Voici ce qui a dû se passer :

Un soir qu’il avait travaillé très tard sur des formules à chiffrer pour le cerveau électronique, Berny bâilla, s’étira, et se dit qu’il était largement temps qu’il aille se coucher. Mais il était bien placé pour savoir que s’il n’arrivait pas tout d’abord à oublier son travail, il ne dormirait pas de la nuit. Aussi avait-il pris l’habitude de descendre jusqu’au bord du lac en fumant sa pipe ; mais, ce soir-là, il pleuvait si fort qu’il décida d’allumer la télévision. L’écran s’illumina, deux hommes apparurent ; ils semblaient en conversation, mais il ne put rien entendre, et l’image manquait de netteté. Il essaya de régler le son et de mettre l’image au point, mais finit par y renoncer en se disant que son récepteur ou la station locale de retransmission fonctionnait mal. Il éteignit.

Quelques jours plus tard, après avoir terminé la dactylographie d’un rapport, il alluma de nouveau la télévision. Au bout d’une minute, il entendit une voix d’homme confuse et inarticulée, et quand l’écran s’illumina, il ne put voir que de vagues ombres le traverser dans tous les sens.

« Doit être en panne, » se dit Berny en manœuvrant les divers boutons de réglage de l’appareil.

Il était sur le point d’éteindre quand une main passa sur l’écran, très nette et très claire, et semblant tâtonner à la recherche de quelque chose. Immédiatement

après, elle fut remplacée par la tête d’un homme très âgé qui fit un clin d’œil, tourna la tête pour dire quelque chose que Berny ne put comprendre, et disparut en glissant, « un peu comme un poisson dans un aquarium », pensa Berny. Encore des bruits indistincts, des ombres fuyantes, et ce fut tout.

Berny regarda sa montre et prit le journal du soir. La dernière émission télévisée semblait être la réédition du journal télévisé à 23 h 35. Impossible qu’elle se soit prolongée jusqu’à une heure du matin ! Alors il y avait eu autre chose. Il faudrait qu’il fasse réparer son récepteur… Ou encore, c’était peut-être l’émetteur local qui expérimentait des images en couleurs ou une nouvelle méthode de transmission. Oui, dans ce cas, il s’expliquait très bien le manque de netteté des images et la mauvaise qualité du son. Le lendemain matin, il téléphona à Dick Rowlands, l’un des ingénieurs de la station locale.

Non, Berny, nous n’avons aucune expérience en cours. A quelle heure avez-vous dit ?

Une heure ou quelques minutes après. Et ça a recommencé il y a deux jours, mais encore plus tard. Avant-hier… Non, rien non plus. A l’écoute de quelle chaîne étiez-vous ?

La deuxième.

C’est bien nous. C’est peut-être une émission lointaine que vous avez captée, par suite d’une anomalie technique. Ça arrive, vous savez. Quelle sorte d’antenne avez-vous ?

Une antenne intérieure.

Alors, c’est très, très curieux. Voulez-vous me prévenir si ça se reproduit. Je viendrai tout de suite.

Deux jours plus tard, ça avait recommencé. Il avait revu les mêmes hommes aux formes vagues et enten

du à nouveau les mêmes paroles gutturales et à peine audibles.

Votre appareil marche très bien, Berny, dit Dick Rowlands, le lendemain. Ce que vous avez vu sur l’écran doit être un programme très lointain réfléchi par la stratosphère. Sans raison connue, il arrive que ces programmes soient captés par des récepteurs ordinaires.

Et d’où ça pourrait-il venir dans ce cas ? La Russie, l’Australie ?

Pas d’aussi loin à mon avis, mais on ne sait jamais. Vous n’avez pas reconnu la langue dans laquelle ils parlaient ?

Non.

Le jour où il m’emprunta mon téléviseur portatif, Berny acquit la certitude qu’il avait affaire à un phénomène très singulier. Les ombres étaient revenues sur son écran et il voulait savoir si elles apparaîtraient aussi sur un autre poste. Il les alluma tous les deux après le « bonsoir » final de notre station locale. Deux minutes plus tard, des ombres commencèrent à apparaître sur les deux écrans. Soudain, Berny se leva d’un bond. C’étaient bien les ombres et les visages qu’il avait déjà vus, mais ils différaient sur chacun des écrans ! Voilà qui excluait la possibilité d’avoir capté un programme lointain, ou alors il fallait supposer qu’il y en avait deux ! Quand les ombres disparurent et que le son s’éteignit progressivement avec son ronronnement habituel, il coupa le courant et alluma sa pipe. Il n’y avait que deux solutions. Des expériences, locales ou éloignées, dont Dick n’avait pas entendu parler, ou… ou toute autre chose. Il allait vérifier très soigneusement la première possibilité. Si c’était d’expériences qu’il s’agissait, elles n’avaient certainement pas un caractère très secret, puisque n’importe qui pouvait les capter.

Mais Berny s’était trompé sur toute la ligne. Il s’en aperçut quelques jours plus tard, quand le son lui parvint plus fort qu’à l’ordinaire. Il était prêt à diminuer l’intensité quand il entendit très distinctement une voix étrange qui semblait caqueter. Et presque aussitôt, une autre voix lui répondit sur un ton plus aigu. Une seconde plus tard, l’écran s’éclaira, et il vit très distinctement deux hommes qui parlaient. Visiblement, ils étaient japonais. L’un d’eux se retourna, montra l’écran du doigt, et ils s’avancèrent tous les deux en direction de Berny.

Ainsi donc, Dick avait raison, marmotta Berny. Une simple anomalie technique lui avait permis de capter un programme japonais. Les deux hommes sur l’écran s’étaient arrêtés de parler et regardaient vers la caméra. L’un d’eux dit quelque chose et pointa l’index vers Berny.

Puis il fit semblant de prendre un verre imaginaire et de boire. Simple coïncidence, pensa Berny en jetant un coup d’œil vers le verre de lait posé à côté de lui, et, cherchant ses allumettes dans sa poche ; mais le petit homme sur l’écran fouillait dans la sienne, et quand Berny, les sourcils froncés, eut trouvé ses allumettes et eut commencé à allumer sa pipe, le petit homme le singea avec une pipe imaginaire. L’autre Japonais, qui était resté spectateur de la petite scène, se mit à rire et dit quelque chose ; aussitôt, trois ou quatre personnes, dont une ou deux portaient des robes très simples, vinrent emplir l’écran, les yeux fixés sur Berny.

Le verre de lait, la pipe, leur façon de le regarder et de parler de lui, tout cela ne pouvait avoir qu’un sens : il se trouvait placé à l’un des bouts d’une expérience fantastique. Il avait sans doute affaire à des ingénieurs, des Japonais, semblait-il, qui avaient découvert un procédé permettant de transformer en émetteur-récepteur de télévision un simple récepteur. Mais il ne pouvait pas se contenter d’une hypothèse. Sans quitter des yeux l’écran, il dénoua lentement sa cravate ; aussitôt, faisant un léger salut accompagné d’un ricanement, le petit homme qui était au centre de l’écran fit semblant de l’imiter. Le doute n’était plus possible.

Est-ce que vous m’entendez ? demanda Berny, qui sursauta au son de sa propre voix.

Ils le regardèrent tous fixement, puis l’un d’eux dit quelque chose très vite et un vieil homme qui portait des lunettes vint au centre de l’écran et dit très distinctement :

Parler anglais ?

Oui, dit Berny, très surexcité. Est-ce que vous m’entendez ?

Ils recommencèrent à parler très vite tous ensemble, et celui qui avait imité les mouvements et les gestes de Berny dit un mot au vieil homme, qui secoua la tête. La discussion se prolongea encore quelques instants et le vieil homme regarda Berny et lui dit :

Attendez, s’il vous plaît… oui, compris?

Vous voulez que j’attende ? demanda Berny, en se montrant du doigt.

Ils firent tous un petit salut.

Il n’attendit pas longtemps. Il resta stupéfait en voyant apparaître devant lui sur l’écran une jeune fille assez belle, vêtue d’une robe blanche très simple, qui s’avançait en rejetant ses longs cheveux sur un côté de la tête. Elle jeta un coup d’œil sur les hommes qui l’entouraient, et avança jusqu’à ce que ses deux mains étroites semblent toucher l’écran. Elle avait certainement entendu leur conversation, car elle regarda Berny. Les hommes s’étaient rassemblés autour d’elle et continuaient à parler. Elle attendit patiemment qu’ils aient fini, puis, les yeux rivés sur Berny, elle lui dit dans un anglais absolument parfait :

Parlez-vous anglais, s’il vous plaît ?

Oui. M’entendez-vous ? Qui êtes-vous ? Où êtes- vous ?

Elle le regarda d’un air triste, et ils se mirent à parler tous en même temps.

Apparemment, vous nous entendez, mais nous ne vous entendons pas. Avez-vous compris ?

Oui, dit Berny en faisant un signe de tête. Il fonça à son bureau, prit un stylo à encre rouge et écrivit en capitales sur une grande feuille : Pouvez-vous lire ceci ? Qui êtes-vous ?

Oui, nous vous lisons très bien, répondit-elle quand il eut placé son message devant l’écran. Nous… Mais elle fut interrompue par le caquetage d’une demi-douzaine de voix surexcitées autour d’elle. Levant les yeux vers Berny, elle dit simplement :

— On me dit que nous allons répondre à vos questions le moment venu. Nous voulons d’abord savoir qui vous êtes et où vous êtes.

Faisant « oui » de la tête, Berny fonça de nouveau pour apporter une petite table et sa machine à écrire qu’il plaça devant le récepteur. Il inséra une feuille dans la machine et tapa en capitales : Mon nom est Bernard Marsden. Je suis chez moi, à Ray Falls. Qui êtes-vous ? Où êtes-vous ?

Il mit la feuille à la hauteur de l’écran. En se penchant, la jeune fille put lire et traduire.

Où est Ray Falls ? Est-ce que ça ne serait pas le Centre de recherches atomiques ? demanda-t-elle, un instant plus tard.

Montrant du doigt la dernière question de son message, Berny fit un signe d’assentiment pour Ray Falls.

Attendez, il faut que je demande, dit-elle, se tournant vers ses compagnons.

Etes-vous prisonnière ? tapa rapidement Berny pendant qu’elle prenait conseil des autres.

La jeune fille regarda le message et sourit.

Non. Ces hommes sont des sages et ils sont très intelligents. C’est grâce à eux que nous avons pu entrer en communication avec vous. Il m’est difficile de vous expliquer où nous sommes, parce qu’à vrai dire, nous ne sommes nulle part.

Berny sauta sur sa machine à écrire, sous le regard curieux des hommes et de la jeune fille et il tapa très vite :

Je suis tout prêt à croire que c’est une expérience fantastique mais je ne veux pas qu’on se paie ma tête. Dites à ces types de jouer cartes sur table s’ils tiennent à ma coopération. Je répète : Qui êtes-vous ? Et où êtes-vous ?

Il tint la feuille un instant devant l’écran pendant que la jeune fille traduisait le texte. Ses compagnons regardaient par-dessus son épaule. Ils dirent quelque chose et aussitôt elle leva les yeux vers Berny et lui dit :

Ils doivent se mettre d’accord sur la meilleure façon de vous répondre. Voulez-vous avoir la patience d’attendre quelques minutes ?

Berny acquiesça d’un signe de tête. Elle poursuivit :

En attendant, je peux vous dire mon nom, Mr. Marsden. Elle jeta un coup d’œil en arrière par dessus son épaule. Je m’appelle Mary Seymour, et je suis originaire de Hull, dans le Yorkshire.

Elle fut interrompue par le retour du groupe d’hommes qui l’entoura. Le plus âgé d’entre eux, celui qui portait des lunettes, parla un bon moment. Enfin, elle se retourna vers Berny en souriant :

Ils veulent d’abord vous assurer que tout cela n’est pas une plaisanterie. Ils vont essayer de vous donner les moyens de comprendre, mais ce n’est pas facile et vous devrez faire preuve de patience. Nous ne faisons plus partie de votre monde… Non Mr. Marsden, je vous jure que je dis la vérité, et je vous prie de m’écouter… De votre point de vue, nous sommes morts. Non, nous ne sommes pas des fantômes. Je vous en prie, soyez patient !

Berny avait haussé les épaules en signe de doute. Aussitôt les hommes se rassemblèrent et semblèrent se concerter à nouveau. Ils parlaient à toute allure.

Ils disent que si vous ne voulez pas m’écouter jusqu’au bout, nous allons quitter votre écran et essayer chez quelqu’un d’autre.

D’accord. Je vous écouterai jusqu’au bout, tapa Berny le plus vite qu’il put.

Merci. Où en étais-je?… Ah ! Les hommes qui m’entourent sont des Japonais. Quelques-uns de ceux qui furent tués juste au centre de l’explosion de la bombe atomique de Nagasaki. J’y étais aussi, et je fus, pour parler comme vous, tuée dans les mêmes circonstances.

Vous mentez, griffonna Berny sur l’une des feuilles qu’il avait déjà utilisées.

Au nom du ciel, supplia la jeune fille. Il n’y a ici qu’une seule personne capable de vous donner l’explication. C’est le professeur Kizoki. Personnellement, je n’entends rien aux choses scientifiques, mais je ferai de mon mieux pour traduire ce qu’il me dira. Il tient d’abord à vous faire savoir que nous n’avons pas été tués. Nous n’avons pas été tués parce que nous nous trouvions au centre même de la désintégration moléculaire et atomique. La réaction en chaîne qui a produit cette désintégration a gagné le temps de vitesse, je dis bien « gagné le temps de vitesse », ce sont les mots du professeur. D’ailleurs vous savez de quoi il s’agit. Pour vous donner une approximation, ça s’est passé beaucoup plus vite… à une vitesse beaucoup plus grande que celle de la lumière, qui, comme vous le savez peut- être, est la vitesse la plus élevée connue de l’homme.

— A quelle vitesse ? tapa Berny avec un ricanement.

Elle posa une question, attendit la réponse du professeur et se tourna vers Berny.

Vous ne pouvez pas comprendre, mais pour vous en donner une idée, le professeur suggère ceci : supposez que ça se soit passé à une vitesse telle que selon la seule théorie de la relativité, et avec vos unîtés de temps, la désintégration ait été complète, avant ou du moins, presque avant d’avoir commencé. Ecoutez-moi, je vous en prie. Le professeur dit qu’il ne voit pas d’autre moyen de vous donner une idée de cette vitesse ou une possibilité de comprendre.

Berny fit plusieurs fois oui de la tête, et elle poursuivit :    .

Le résultat de tout cela est au moins aussi difficile à expliquer, mais le professeur suggère ces deux images d’un état à trois dimensions dans un univers à quatre dimensions, nous avons été transférés ou changés en un état à quatre dimensions dans un univers à cinq dimensions. Ou, si vous voulez, nous sommes devenus une forme de l’antimatière, ce qui revient au même, dit le professeur. Est-ce que ça vous paraît clair ?

Berny tapa rapidement sur sa machine :

Théoriquement, c’est possible, mais je n’y crois pas. Pouvez-vous me donner des preuves ?

Je pense qu’ils pourront vous en donner, dit-elle en souriant avant de traduire.

Est-ce que vous le croyez ? tapa Berny, tandis qu’elle écoutait le professeur.

Oui, parce qu’il n’y a pas d’autre explication possible.

Comment puis-je être certain que vous n’êtes pas dans un studio quelque part et que vous n’êtes pas en train de monter le meilleur canular de votre vie ?

Non, Mr. Marsden. Je vous assure que c’est la première fois que je me vois depuis… depuis que j’ai disparu à Nagasaki. Mais, écoutez-moi bien : le professeur dit qu’il peut vous donner une preuve par l’absurde. Par exemple, vous pourriez facilement vérifier l’existence réelle de deux au moins de ceux qui sont ici et qui étaient très connus à Nagasaki. Le professeur dit que vous pourrez trouver des photos de lui dans de nombreux ouvrages à Tokyo, et aussi qu’il a figuré sur la liste des victimes de la bombe de Nagasaki. Il dit qu’il était très connu dans les milieux scientifiques pour ses travaux sur l’œil. Il ajoute que, lorsque vous aurez vérifié tout cela, ce qui devrait aller très vite, le simple fait que vous ayez pu converser avec nous dans votre téléviseur sera une preuve de plus, une preuve encore plus convaincante.

Et vous, Miss Seymour ? Puis-je trouver quelque part une photo de vous et des renseignements sur votre vie ?

Oui ! J’ai une tante qui vit encore à Hull. Je sais qu’elle détient une photo de moi où je suis vêtue en infirmière ; cette photo date du début de mon apprentissage à l’hôpital de Hull. Vous devriez pouvoir retrouver ma trace très facilement. Vous découvrirez que j ai été expédiée à Singapour, et qu’à l’arrivée des troupes japonaises, j’ai été portée disparue. Je fus amenée au Japon, avec deux autres infirmières. L’une d’elles vit d’ailleurs toujours, je peux vous donner son nom et son adresse, elle confirmera ce que je vous ai dit. Nous nous sommes quittées à Yokohama.

Comment pouvez-vous savoir qu’elle vit encote ?

je l’ai vue très souvent. Je dois vous dire que nous nous déplaçons sans aucune difficulté et très rapidement.

Etes-vous apparue sur son écran de télévision ?,

C’est la première fois que je parais sur un écran. Le professeur a essayé sans succès un bon nombre d’appareils ; mais les conditions favorables sont rarement réunies. Nous ne pouvons intégrer une image de nous-mêmes dans le courant d’électrons que sur un récepteur allumé mais libre, c’est-à-dire en dehors des heures d’émission. Si nous entrions en concurrence avec une image télévisée, nous courrions de graves dangers. Et, comme vous l’imaginez facilement,. les gens n’ont pas l’habitude de laisser leurs récepteurs allumés quand il n’y a rien à voir. Il se trouve tout simplement que vous êtes la première personne dont il ait réussi à attirer l’attention.

Si je vous croyais (Je n’ai rien dit de tel, remarquez-le bien). Que voulez-vous que je fasse ?

Que vous serviez de liaison avec certains savants que le professeur voudrait joindre.

Etes-vous nombreux? Avez-vous rencontré des gens qui sont dans votre cas ?

Oui. Beaucoup de gens que nous avons du mal a comprendre. Des êtres venus d’autres mondes. A quoi ressemblent-ils ?

— Je ne sais vraiment pas… Les formes, les traits, les sons, rien de tout cela n’a de sens dans notre… dimension. C’est impossible à expliquer.

L’image sur l’écran trembla soudain : une sonnerie de trompettes et un bref claquement de cymbales accompagnèrent la projection sur l’écran, de l’horloge de l’hôtel de ville de Ray Falls. Berny, surpris, jeta un coup d’œil sur sa montre et courut à la fenêtre. Un peu en contrebas, réfléchie par les eaux lisses du lac, une bande de ciel rose lui confirma qu’il était bien six heures et qu’une nouvelle journée venait de commencer.

Berny prit la décision de garder pour lui sa « vision », du moins pour le moment. En arrivant à l’Institut de recherches, un peu plus tard, il gagna directement la bibliothèque et passa une partie de la matinée à consulter des ouvrages qu’il n’avait pas ouverts depuis des années. En théorie, il semblait presque impossible que des atomes composant un objet, ou même un animal, puissent être transposés en quelque chose d’entièrement différent tout en restant une entité.

Berny resta debout toute la nuit, mais la lumière tremblotante de son écran ne composa aucune forme. Le haut-parleur ronfla et craqua jusqu’à l’apparition de l’horloge avec son habituel accompagnement de musique, à six heures le lendemain matin.

Pendant toute une semaine, Berny passa ses nuits devant son téléviseur, attendant en vain le retour de Mary. Sans pouvoir imaginer comment, il n’était pas tout à fait certain qu’il n’avait pas été joué. D’ailleurs, même dans ce cas, quelqu’un avait fait une découverte scientifique prodigieuse. Cependant, il doutait que quelqu’un ait pu aussi bien jouer le rôle de Mary Seymour ; son visage avait exprimé avec une vérité poignante sa douceur et la simplicité de son drame. Tombait-il amoureux d’un visage, d’une ombre entrevue une seule fois sur son écran de télévision ? Mary existait-elle ou non ? Elle lui avait dit qu’elle n’était pas un fantôme, mais elle lui avait laissé entendre qu’elle n’était plus une personne humaine.

Quand il s’assit devant son petit déjeuner, Berny avait pris une décision : il vérifierait l’histoire de Mary Seymour. Dans ce but, il demanda un congé pour se rendre à Hull.

En rentrant à Ray Falls, trois semaines plus tard, Berny avait acquis une certitude : Mary Seymour avait réellement existé. A Hull, la directrice de la Royal Infirmary lui avait confirmé que Mary Seymour avait effectivement été infirmière de l’établissement. Sans même consulter ses archives, elle lui avait dit que Miss Seymour était partie pour Singapour avec un groupe de médecins et infirmières, tout au début de la guerre et elle lui avait montré la plaque de marbre sur laquelle le nom de Miss Seymour avait été inscrit.

A la section locale du Y W. C. A., la secrétaire se souvenait très bien de Mary Seymour qui y avait habité quelques mois. Le premier A. Seymour qu’il avait trouvé dans l’annuaire du téléphone avait été le bon. Oui, Mrs. Anne Seymour avait bien eu une nièce qui avait disparu pendant la guerre. Pouvait-il passer la voir ? Très volontiers. La vieille dame avait confirmé tout ce qu’il savait déjà et, sous le prétexte de vérifier la liste des Anglais présents à Singapour au début de la guerre, il était parti avec la preuve qu’il n’avait pas rêvé. Cette preuve était une photo de Mary Seymour, vieille de vingt ans, et c’était bien la même jeune fille qui lui avait parlé à travers l’écran de son téléviseur.

Avant même de défaire ses valises, Berny s’assit à son bureau pour classer ses notes. Il n’avait plus aucune hésitation maintenant. Il allait rédiger un rapport aussi précis, aussi documenté et aussi complet que possible. Il le soumettrait au professeur Holmes, le directeur général de l’Institut. Il était certain que Holmes le croirait, mais même au cas où il lui déconseillerait de le publier en alléguant qu’il était trop fantastique, Berny était résolu. Il publierait son rapport, dût-il le faire imprimer par le journal local. Il s’arrêta et considéra la photo de Mary Seymour. Puis, il se leva et prit un cadre sur une étagère, en enleva une vieille photo et y glissa celle de Mary. Au lieu de replacer le cadre sur l’étagère, il le posa sur le téléviseur. Il regarda sa montre, alluma l’appareil et, une minute plus tard, avant même que l’écran ne se fût illuminé il comprit aux bruits qu’il entendit, crissements de pneus, avertisseurs de police, coups de revolver, qu’il avait droit à un film policier. Il baissa le ton et revint à son bureau.

Il dut travailler un bon moment car au moment où, fatigué, il bâilla, s’étira et tourna la tête, Mary était sur l’écran en train de lui parler.

Mary ! dit-il dans un souffle…

Il bondit et mit toute la puissance.

… ne veux pas.

Répétez, s’il vous plaît, tapa-t-il très vite sur sa machine.

Nous savons que vous préparez un rapport sur nous, mais vous nous supplions d’abandonner ce

projet.

Mary, je sais maintenant que tout ceci est vrai. Où sont les autres ?

Ils ne veulent plus apparaître sur votre écran. C’est douloureux… et… deux de nos amis ont été détruits la dernière fois.

Vous n’avez pas trop souffert ?

Non, mais me promettez-vous de ne pas faire ce rapport ?

Pourquoi ? Il écrivit ce mot à toute vitesse avec son crayon.

Ce sont les autres qui ont pris la décision. Même si nous pouvions revenir sur la Terre, nous ne le voudrions pas. Et la majorité s’est prononcée contre toute nouvelle communication avec… avec les gens de la Terre.

Berny lui remit sous les yeux le papier sur lequel il avait griffonné pourquoi ?

Les humains… les gens de la Terre sont méchants.

Il prit la photo de Mary et la lui montra,

Oui, je sais. J’y étais, dit Mary en souriant.

Mary ! M’avez-vous suivi partout ?

Je ne puis vous entendre… Berny !

Il tapa la question sur sa machine et la lui montra.

Oui. Nous allons où nous voulons sans difficulté et je me trouvais justement à Hull quand vous êtes arrivé.

Mary, êtes-vous heureuse ?

C’est tellement différent ici… tellement différent. Oui, Berny, mais un bonheur que vous ne pouvez pas comprendre.

Comment vivez-vous ? Que faites-vous ?

C’est impossible à expliquer. Voyez-vous, toutes les choses simples et toutes les choses qui ont un sens pour vous n’existent absolument pas ici. Par exemple, nous n’avons pas de forme. Nous sommes, tout simplement.

Alors, comment pouvez-vous vous voir les uns les autres ?

Nous ne nous voyons pas. Nous savons que nous sommes là ; c’est d’ailleurs beaucoup mieux ainsi. Comment vous expliquer? Quand vous me regardez, vous voyez seulement mon visage. Ici, quand nous nous rencontrons — et d’ailleurs sans nous rencontrer — nous ne voyons pas l’extérieur ni l’âme des autres, nous les connaissons. Je veux dire que si toutes nos connaissances sur les autres pouvaient se transformer en visions, ce serait comme si vous pouviez voir quelqu’un sous tous les angles en même temps, y compris à l’intérieur.

Pouvez-vous lire dans les pensées des autres ?

Non, je ne vous ai pas dit cela, quoique nous n’ayions pas à lire dans les pensées des autres… Nous les connaissons tout simplement.

Alors, comment communiquez-vous ?

Nous n’avons jamais besoin de communiquer. Nous savons, mais… c’est inutile, vous ne pourriez pas comprendre.

Je pourrais essayer.

Oui, Berny, mais… Je crois que je ne pourrais pas vous expliquer.

Pouvez-vous nous voir et lire dans nos pensées de la même façon ?

Non, parce que vous n’avez que trois dimensions. Mais nous pouvons nous promener parmi vous, vous regarder et vous écouter.

Pourquoi ne m’entendez-vous pas maintenant ?

Parce que pour vous permettre de me voir et de m’entendre, je dois m’insinuer, disons mes atomes, dans votre tube cathodique, si c’est bien comme cela qu’on dit.

Qu’est-ce que vous savez de moi, Mary ?

Je crois que je sais tout de vous, Berny. Je suis près de vous depuis longtemps, surtout depuis que vous avez rendu visite à ma tante à Hull.

Il rougit, eut un instant d’hésitation et tapa enfin :

Je pense que vous savez que je vous aime ?

Oui, Berny. En fait, je le savais avant vous, je crois.

Connaissez-vous aussi l’avenir ?

Pas de la manière dont vous le connaissez.

Est-ce que je compte pour vous, Mary ?

Oui, mais d’une manière très différente.

Il ne peut y avoir qu’une seule manière.

Oh ! Non! dit-elle en riant. Mais là encore, vous ne pourriez pas comprendre.

Mais je compte quand même pour vous ?

Oui. Pour être juste, selon vos… vos critères, je… je pense que moi aussi je vous aime, Berny. J’aimerais pouvoir vous rejoindre là-bas.

Ça n’aurait aucun sens pour vous, Berny. Je vous assure qu’il est impossible d’embrasser quelque chose qui, pour vous, n’a pas de réalité matérielle. Mais je m’attarde, il faut que je vous quitte. Est-il tard? Ici, nous n’avons plus conscience du temps.

Berny acquiesça de la tête et lui montra l’heure.

Oh ! Il est tard. Bonsoir, Berny. Au revoir.

Elle lui envoya un baiser et se glissa hors de l’écran qui continua à clignoter, tout blanc maintenant. Aucun bruit ne sortait plus de l’appareil.

Pendant le reste de la nuit, Berny resta éveillé à travailler. Il réfléchit beaucoup et écrivit beaucoup.

Entre autres, il avait achevé, le matin venu, une lettre dactylographiée de trois pages pour Mary Seymour.

Le lendemain, au lieu de continuer son rapport, il alla voir son électricien et lui acheta un micro. Rentré chez lui, il l’installa de telle façon que, en parlant devant, sa voix était amplifiée par le haut-parleur de son téléviseur. Sur une autre feuille dactylographiée, il rédigea une explication : il espérait qu’avec ce procédé Mary l’entendrait et qu’ainsi il n’aurait plus à s’exprimer par le canal fastidieux de la machine à écrire. Il disposa soigneusement cette feuille avec sa lettre de trois pages devant l’écran de son poste et, tard ce soir-là, quand les émissions locales furent terminées, il laissa l’appareil allumé.

Il était dans sa cuisine, occupé à préparer une collation de lait et de biscuits, quand il entendit Mary l’appeler :

Berny ! S’il vous plaît, n’utilisez pas ce micro tout de suite. Je crains qu’il n’ait les mêmes suites que l’arrivée d’une image télévisée. Ça pourrait être dangereux, vous ne croyez pas ?

Berny claqua la porte de son réfrigérateur et vint en courant débrancher son micro.

Berny, ça marche, ça marche merveilleusement, dit Mary d’une voix émue. J’ai entendu très distinctement cette porte claquer et je n’ai eu aucun mal. Essayez de dire quelque chose… à voix basse pour commencer.

Tremblant comme une feuille, Berny murmura :

Mary, je vous aime.

Merci, Berny. Je le savais déjà. Je sais aussi tout ce que vous avez écrit, parce que dès que je reprends mon autre « état » je reste près de vous et je peux voir tout ce que vous faites.

Et vous avez regardé par-dessus mon épaule pendant que je rédigeais ?

Non, pas exactement. J’étais en même temps dans vos doigts, dans le papier sur lequel vous écriviez… mais comment vous expliquer cela ?

Ce que je comprends, Mary, c’est que vous m’aimez… et il faut absolument que nous trouvions une solution à cela.

Quelle solution ?

Enfin, chérie, vous n’êtes pas un fantôme. Vous êtes vivante, très vivante même ! La preuve, c’est que vous pouvez apparaître sur un écran de télévision, parler et discuter intelligemment. J’en conclus donc ceci : vous êtes vivante, donc il y a de l’espoir.

Quel espoir, Berny ?

Je ne sais pas, mais si une bombe atomique a pu vous mettre là où vous êtes, et vous y mettre intacte, nous devons trouver le moyen de refaire l’opération inverse. C’est pourquoi je dois faire un rapport sur tout cela tout de suite pour permettre aux hommes les plus doués de travailler sur cette question.

Berny, vous êtes un amour… mais c est tout à fait impossible, dit Mary, les yeux pleins de

larmes.

_ Mary, il doit bien y avoir un moyen de… de vous sauver!

Nous n’avons pas besoin d’être sauvés, Berny. Et les autres, de toute façon, ne veulent pas être sauvés… Berny, si vous dites un seul mot de notre aventure à qui que ce soit, vous ne me reverrez jamais.

Comment pouvez-vous me dire cela !

Le choix vous appartient, Berny. Je reviendrai ici demain soir si notre secret est toujours un secret. Sinon… vous allumerez votre poste inutilement.

Non, ne partez pas encore.

Mais son visage souriant avait déjà disparu.

Elle n’apparut pas le lendemain soir, ni le suivant. Le troisième soir, juste après la fin des émissions régulières, elle parut soudain, tenant serré contre un côté de son visage quelque chose qui ressemblait a un foulard.

Mary ! Qu’est-ce qui s’est passé ? Regardez-moi ! dit Berny en s’approchant de l’écran.

Berny, mon chéri… Je n’aurais pas dû venir. Je commence à en ressentir les effets, et on craint que je me désintègre lentement si je continue à paraître sur votre écran.

Oh ! ma chérie, comment cela vous atteint-il ? Montrez-moi votre visage !

Je préférerais que vous vous souveniez de la Mary qui est sur la photo. Il faut que je parte, Berny. Vous me comprenez, n’est-ce pas ? Et rappelez-vous que je suis près de vous, parce que, du moins en termes terrestres, je vous aime.

Mais, Mary, attendez ! Comment allons-nous communiquer ?

Je serai près de vous, Berny. Si je reste plus longtemps, ce sera une séparation d’une tout autre sorte. Rappelez-vous bien : je ne suis pas morte. Au revoir, mon… Au revoir, Berny !

Berny se pencha sur l’écran, elle vint tout près, embrassa la surface de verre et s’évanouit.

Berny laissa aller son travail à la dérive pendant les semaines qui suivirent. Ce fait ne passa pas inaperçu et le professeur Holmes, l’ayant convoqué dans son bureau, lui demanda s’il avait des ennuis. Oui et non, monsieur… Je… je travaille sur un rapport… quelque chose d’entièrement… et…

Bon. En tout cas, ne vous tuez pas au travail, Marsden, et prévenez-moi quand vous aurez fini. Je serais content d’en prendre connaissance.

Il avait fait faire copie de la photo de Mary et il en agrafa une à son rapport qui était maintenant achevé. Il le relut avec soin, hésita encore une semaine et, s’étant finalement décidé, il tapa sur sa machine un mot pour Mary. Il avait essayé une ou deux fois de parler à haute voix, et, tout assuré qu’il fût de sa présence à proximité, il s’était senti capable de continuer. Il relut son billet :

Mary, je vais essayer de vous faire revenir sur terre. Pour y parvenir, il me faut des meilleurs savants, et c’est pourquoi, comme vous le savez sans doute, j’ai fait un rapport complet de notre aventure. Je sais que vous ne m’approuvez pas, mais je suis sûr que vous me comprenez. Un jour, peut-être, vous m’en serez reconnaissante.

Il signa ce papier et le laissa en évidence sur son bureau. Il attrapa son chapeau et, au même moment, le téléphone sonna.

Oui, c’est bien le Dr Marsden.

Je m’appelle Perkins, docteur. Je viens de trouver votre numéro dans l’annuaire. Ecoutiez-vous la radio il y a quelques instants ?

Je suis désolé. Non. Excusez-moi, mais je n’ai pas de temps…

Attendez, docteur, ce n’est pas une plaisanterie. J’ai entendu un message radiodiffusé pour vous. Quelle sorte de message ?

On l’a passé en urgence entre les sports et le concert symphonique.

Et comment savez-vous que c’était pour moi ? Que disait ce message ?

C’était très court. Il disait simplement que le Dr Marsden, de Ray Falls, devait appeler Miss Seymour, sans faute, ce soir.

Et qui l’a lu ?

Je ne sais pas. Le speaker, sans doute.

Etait-ce un homme ou une femme ?

Enfin, docteur, je ne plaisante pas. Appelez vous- même l’émetteur. On vous donnera tous les renseignements que vous désirez. J’ai seulement voulu vous rendre service.

Et je vous en remercie infiniment.

Il avait à peine raccroché que la sonnerie retentit de nouveau.

C’est le docteur Marsden ? On a passé un message pour vous à la radio, il y a cinq minutes.

Je sais. Merci beaucoup.

Il raccrocha, et comme la sonnerie recommençait, il débrancha l’appareil, mit son chapeau et son pardessus et sortit. Une voiture de police s’arrêta près de lui devant l’entrée de son garage.

Etes-vous le docteur Marsden ?

Un policeman était sorti de la voiture et il alluma une lampe de poche qu’il braqua vers lui.

Oui, c’est moi. Pourquoi ?

Il y a eu un message urgent à la radio pour vous, et nous avons reçu plusieurs coups de téléphone de gens qui l’ont entendu.

Merci. Je l’ai entendu également et je m’en occupe.

Bon. Peut-on vous conduire quelque part, docteur ?

Non, merci beaucoup. Ce n’est pas si urgent que ça.

Berny alluma son téléviseur à 23 h 30 et regarda patiemment la fin d’un film, les dernières nouvelles, le dernier bulletin météorologique, et le bonsoir final de la speakerine. Une heure plus tard seulement, la lumière scintilla plus vivement et il se trouva face à face avec un homme chauve qu’il n’avait jamais vu.

Docteur Marsden, je me suis porté volontaire pour apparaître ici ce soir, et on m’a accepté parce que je parle anglais.

Où est Miss Seymour ? Pourquoi n’est-elle pas venue ?

Tout simplement parce qu’une seule apparition de plus pourrait être très dangereuse pour elle.

Et ce n’est pas dangereux pour vous ?

Ce le serait si je restais longtemps ou si je revenais fréquemment. C’est aussi dangereux pour nous que la radio-activité pour vous. J’ai donc peu de temps et je vous prie de m’écouter attentivement.

Miss Seymour va-t-elle bien ?

Oui, à condition de ne plus s’exposer…

Puis-je lui parler, même sans la voir ?

Non, mais ne m’interrompez plus, je vous en prie.

Ce que j’ai à vous dire est important et mon temps de sécurité est déjà presque terminé.

Bien. Allez-y.

Miss Seymour nous a parlé de vos plans. Nous ne sommes pas d’accord. Pour deux raisons : d’abord, nous ne voulons pas reprendre notre forme antérieure, et ensuite, les expériences que vous pourriez entreprendre peuvent avoir des suites fatales pour nous.

Et quel est l’avis de Miss Seymour dans tout cela? .    .

Vous m’avez promis de ne pas m’interrompre. Oui,

Miss Seymour est d’accord avec nous. Nous savons que vous ne pouvez pas réussir et nous vous en avertissons. Mais, pour être francs, nous avons peur des expériences que vous envisagez. Nous avons donc décidé de vous offrir quelque chose en échange de votre silence. Vous pouvez nous rejoindre sans trop de difficultés si vous le voulez. Et justement, Miss Seymour me prie de vous faire savoir que si, malgré son désir de vous voir conserver votre forme actuelle, vous décidez de nous rejoindre, elle n’y mettra pas opposition.

Et… m’épousera-t-elle ?

Si vous voulez, oui… Mais ça n’a pas de sens. Vous ne pouvez pas comprendre.

Comment dois-je m’y prendre ?

Pour vous, ça ne doit pas présenter d’obstacles majeurs. Placez-vous au centre d’une explosion atomique. Nous savons que vous n’êtes pas employé au service des explosions nucléaires, mais vous pourrez certainement vous arranger pour participer à un prochain essai.

C’est ridicule, grogna Berny.

Oui, peut-être. Je dois partir. Ma limite de sécurité est atteinte. Malheureusement, le temps compte quand nous apparaissons de cette manière. Avertissez Miss Seymour si vous vous décidez, et nous prendrons les dispositions nécessaires pour qu’elle vous retrouve.

Hop ! Une minute !

Mais l’homme était déjà parti.

Berny n’était pas homme à se suicider, mais en y réfléchissant bien, il ne s’agissait pas vraiment de suicide. Il subirait seulement une transformation qui n’avait rien de commun avec celle de la mort.

Quoi qu’il arrivât, personne ne dépendait de lui, et sa disparition ne causerait d’ennuis à personne.

Il eut tôt fait de s’apercevoir que le fonctionnement des divers dispositifs de sécurité rendait pratiquement impossible l’approche d’une bombe. En faire exploser une accidentellement semblait encore plus difficile. D’ailleurs, il abandonna très vite cette idée, parce qu’elle signifiait un grave danger pour beaucoup. C’était loin d’être aussi facile que le messager avait semblé le croire. Pourtant, un matin, il trouva un moyen. En parcourant des papiers qui avaient été mis par erreur sur son bureau, à l’Institut, il apprit qu’un de ses collègues, le professeur Brenden, était sur le point de faire exploser une grenade A expérimentale. C’était une grenade à main, qui, selon son inventeur, provoquerait une explosion nucléaire miniature capable de « détruire absolument tout dans un rayon de quelques mêtres. Elle présentait aussi l’avantage de n’entraîner aucune retombée radio-active, et par suite, il était possible quelques secondes après l’explosion d’occuper le terrain sans aucun risque d’exposition aux radiations. A la différence des grenades ordinaires, elle n avait pas de détonateur fusant. Quand on avait enlevé la goupille de sécurité, tout choc supérieur à deux kilos actionnait le détonateur.

Berny savait que s’il portait un intérêt trop manifeste aux travaux du professeur Brenden, les règles de sécurité à l’intérieur de l’Institut étaient telles qu’il serait interrogé et que, par mesure de précaution, une enquête serait ouverte et son secret peut-etre éventé. Ayant examiné toutes ces éventualités, il ébaucha un rapport concernant les moyens de réaliser des explosions très limitées, la charge nucléaire pouvant etre contenue dans une simple balle de fusil. Cette explosion ne serait dangereuse que dans un rayon de quelques dizaines de centimètres. Il était bien conscient des vraies difficultés qui faisaient obstacle à son projet, mais dans ce rapport préliminaire, il esquissa a grands traits les moyens de les surmonter. Le rapport achevé et remis à ses supérieurs, Berny n’eut pas a attendre longtemps. Le professeur Holmes entra un matin dans son bureau :

Vos idées sont intéressantes, Marsden. Vous semblez même plus avancé que Brenden. Dites-moi, que penseriez-vous d’une collaboration avec Brenden ? Il va commencer ses premiers essais. Vous pourriez lui être très utile.

En quelques jours, Berny apprit tout ce qu’il voulait savoir et établit en conséquence un plan d’action.

Il amorcerait l’une des grenades de Brenden, l’emporterait dans un entrepôt spécial, fermerait la porte blindée et ferait sauter la grenade à ses pieds. Il aurait préféré la faire exploser en plein air, mais il savait qu’il n’arriverait pas à tromper les détecteurs automatiques et les compteurs Geiger disposés à toutes les sorties de l’Institut.

Quand il fut assuré qu’il ne lui restait plus qu’à choisir son moment, Berny rentra chez lui et rédigea une lettre pour Mary, lui expliquant comment il comptait s’y prendre, et lui demandant de faire paraître un messager à la télévision, ce soir-là. A minuit quinze, treize heures exactement avant l’heure qu’il avait choisie pour son expérience, le même personnage chauve qui lui était déjà apparu se montra sur l’écran.

— Miss Seymour vous demande toujours de renoncer. Mais elle m’a dit de vous assurer qu’au cas où vous réaliseriez votre expérience, elle vous attendra.

Et il disparut.

Berny commit une erreur tragique. Il aurait dû jeter un coup d’œil sur les autres entrepôts souterrains. Dans l’un d’entre eux étaient stockées trois bombes tactiques de moyenne puissance. Dieu merci, une seule explosa ; elle était sans doute toute proche de la grenade de Berny. Malgré la relative faiblesse de cette bombe, Ray Falls fut durement touché. Six mille quatre-vingt-trois personnes moururent instantanément. Et sur les cent vingt-deux mille trois cent quarante-neuf personnes qui furent exposées aux radiations, huit pour cent seulement ont des chances de survivre. La partie est de la ville fut entièrement détruite, tant par l’explosion que par l’incendie gigantesque qui s’ensuivit.

Comment puis-je connaître ce qui est arrivé à Berny ? C’est ma femme qui m’a tout raconté. J’ai fait sa connaissance peu après la catastrophe, et elle resta très longtemps notre principal suspect. J’avais, quant à moi, la conviction que ç’avait été un accident. On l’avait trouvée dans les ruines de l’Institut de recherches. C’est la première équipe de sauveteurs qui la découvit. On l’emmena à l’hôpital pour la soigner d’une profonde brûlure, qui a d’ailleurs considérablement rétréci la partie droite de son visage. Elle était gravement choquée et avait totalement perdu la mémoire. Elle croyait s’appeler Mary, mais n’en était pas sûre, et malgré nos efforts, nous ne réussîmes jamais à l’identifier. Ce qui intriguait les médecins, plus encore que la perte de sa mémoire, c’est le fait qu’elle n’avait absolument pas souffert de la radio-activité intense qui tua tant de gens et qui en tue encore tant chaque jour. En tant que responsable de la sécurité, je la vis beaucoup, et elle sembla s’attacher à moi. (Elle disait que je lui rappelais quelqu’un). Quand, enfin, je lui proposai un soir de m’épouser, elle accepta très simplement. Après notre lune de miel, je vins vivre avec elle dans notre cottage du bord du lac, que j’avais hérité de mon frère Berny. Nous y arrivâmes un soir, et le lendemain matin, pendant le petit déjeuner, elle aperçut brusquement le téléviseur. Je crus qu’elle allait s’évanouir.

Immédiatement, elle recouvra l’usage de sa mémoire.

Maintenant, nous menons une vie très calme et nous sommes très heureux. J’ai mis en pièces le téléviseur, parce qu’il la rendait inquiète. D’ailleurs, nous évitons toujours de nous approcher des récepteurs de télévision, dans la mesure du possible. Je crois savoir ce qui lui fait peur.

Et j’en ai peur, moi aussi.

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