Récession – George Langelaan

A la mémoire de mon père qui lira peut-être cette histoire sans savoir que les auteurs en sont ses fils.

La mort n’est qu’une récession !

—    Qui vient de dire cela ? demandai-je en m’asseyant brusquement sur mon lit d’hôpital, un lit étroit et sans souplesse, mais cependant confortable.

Je haletais, mon souffle était rauque et je clignais des yeux vers les ombres prêtes à se refermer et à engloutir la veilleuse jaunâtre et insuffisante qui éclairait ma chambre, lampe témoin de quelque plan d’économie.

—Qui vient de dire quoi ? demanda l’infirmière à voix basse.

En même temps, elle essuyait mon front et réajustait l’odieuse sonde à oxygène en l’enfonçant délicatement au fond de ma narine droite.

—    Sûrement raison… murmurai-je, en pensant au téléphone à côté du lit, le téléphone dans lequel je pourrais peut-être encore entendre la voix de mes fils avant…

—    Qui est-ce qui a raison ? demanda l’infirmière, en essayant de me prendre le pouls.

—    Vous avez raison… vous devriez le savoir… une infirmière a toujours raison.

Maintenant, je savais que j’étais en train de mourir. Je m’en doutais, évidemment, depuis quelque temps, mais la certitude n’existait encore que dans mon subconscient. Ce n’était pas la douleur, ni la fatigue, et ce n’était pas davantage la difficulté que j’éprouvais à respirer par moments. Tout cela était normal pour un homme de quatre-vingts ans. Non, ç’avait été autre chose, un sentiment étrange, qui participait à la fois de l’envie de partir et de l’envie de revoir les gens que j’aimais, de les revoir aussi longtemps que possible et le plus longtemps possible. « Ça ne me dit rien de te déranger, mon fils, mais je suis sur la route du déclin, tu le sais, et je ne durerai pas toujours… » C’était mon prétexte habituel pour attirer l’un de mes fils ou tous les deux. Dans ma pensée consciente, c’était un pur mensonge, car je tenais seulement à leur compagnie, mais tout au fond de mon être, je savais que c’était la vérité.

La même situation s’était déjà produite le jour où, après quelques semaines passées au lit chez moi, mes deux fils avaient amené un médecin très connu. Il avait été poli, efficace, réconfortant, mais l’œil subconscient d’un vieillard lit toutes les pensées, même celles d’un spécialiste.

Mes fils m’avaient traité comme un roi. C’étaient de bons fils. Ils m’avaient mis dans une belle clinique pleine de fleurs et de pelouses bien entretenues ; l’infirmière de jour était jolie, très jolie même ; le personnel affable et tellement efficace. Tout ce qui m’entourait était tellement inattendu, ma chambre avait un tel air de gaieté, que j’avais momentanément cru que mes mauvais rêves étaient finis et que je serais sur pied très vite. J’y croyais si fort que lorsque l’infirmière était venue me déshabiller, j’avais fait une mauvaise plaisanterie en lui prédisant que je sortirais de ma chambre plutôt frais et dans la position horizontale. Elle avait ri de bon cœur, tout en me dénudant de ses mains roses, agiles et puissantes. Et même, je me sentais si bien que sa présence m’avait agacé. J’étais malade, certes, mais je n’étais ni un invalide ni un bébé.

—    Je vais garder mes chaussettes, mademoiselle, lui avais-je dit d’une voix calme, neutre, indifférente, mais pleine de détermination.

— Comme vous voudrez, monsieur.

Cette simple acceptation m’avait embarrassé. J’avais toujours pensé que les cliniques, les hôpitaux et les maisons de repos, même les plus luxueuses, avaient des règlements très stricts. L’aisance ahurissante avec laquelle l’infirmière m’avait passé un pyjama propre, son sourire d’hésitation avant de décider de laisser ouvert le bouton du haut, et surtout les petites tapes qu’elle avait données aux revers de ma veste de pyjama pour les aplatir, comme si j’avais été un garçon à qui l’on eût fait porter trop tard son premier costume marin… tout cela m’avait exaspéré. J’avais failli lui annoncer rageusement que je porterais mon gilet dans la journée et un chapeau melon la nuit Mais la quasi-certitude qu’elle m’aurait répondu : « Comme vous voudrez, monsieur ! » m’avait fait monter dans mon lit sans mot dire… encore heureux qu’elle ne m’ait pas tapoté le derrière pendant cette pénible opération.

J’étais fermement décidé à ne jamais lui laisser voir que l’un des ongles de mes orteils était devenu tout noir pour une raison mystérieuse, il y avait quelques années !

Dans le but non avoué de ne pas contredire mon subconscient, j’avais adopté une conduite d’humour nouvelle vis-à-vis de moi-même : elle consistait à prétendre que mes jours étaient comptés, à dire cela d’un ton détaché, sans avoir l’air de trop y croire, mais en paraissant pourtant y croire suffisamment pour inquiéter les auditeurs. Malheureusement, il y a des gens qui ne saisissent qu’un petit nombre de plaisanteries ; leur sens de l’humour se limite aux finesses des arrière-salles et aux évidences. Le médecin de l’établissement était de ceux-là, et il me gronda vertement, comme si j’avais été vraiment persuadé que ma fin était proche !

—    Ne soyez pas stupide ! dit-il en examinant la feuille de température qu’on avait déjà accrochée à l’extrémité de mon lit… votre température baisse très rapidement…

—    Oui, mais elle ne baisse pas aussi vite que moi, répliquai-je avec un petit rire qui se termina par une quinte de toux.

L’infirmière sourit, mais le médecin fronça les sourcils et me prit le pouls.

—    Votre pouls est martelé et régulier… Il s’améliore déjà…

—    C’est qu’il ne s’est pas encore aperçu que mon état empire.

Cette fois, il me regarda dans les yeux et il comprit aussitôt… et sa certitude pénétra brutalement mon subconscient.

« La mort n’est qu’une récession… » Où donc avais- je entendu ou lu cela ? Le cerveau d’un vieillard, surtout d’un vieillard qui a beaucoup lu, est tellement encombré de coins et de recoins bourrés de mots, de phrases, d’histoires, de doutes, de certitudes, qu’il lui est parfois difficile, quand ce n’est pas impossible, de retrouver le point de départ d’une pensée. « La mort n’est qu’une récession… » Etait-ce l’écho d’une voix d’homme que j’avais entendu ? En tout cas, j’avais distingué très nettement tous les mots cette fois… Mais non, j’avais dû rêver. L’infirmière ? Impossible. Aucune infirmière ne pourrait parler comme cela, même une infirmière du service de nuit. Alors ? Shakespeare ? La Bible ? La Rochefoucauld ? Non, certainement pas La Rochefoucauld. Bossuet? Arnold Bennet? Hemingway? Quelque obscur diarrhéique verbal des abords de Hyde Park ? Il ne me servirait à rien de continuer à chercher de cette façon, cela ne donnait jamais rien, je le savais. La mort n’est qu’une récession ! Cela paraissait en accord avec la plupart des religions, sinon avec toutes, du moins toutes celles que je connaissais. Et puis, de toute façon, cette phrase n’avait pas grand sens, et n’importe quel adepte de n’importe quelle religion aurait pu la construire. J’imaginais très bien quelque padre aux mains décharnées prononçant cette phrase de sa voix la plus grave, ou tout aussi bien un prêtre aux mains roses et charnues tonitruant dans la nef d’une cathédrale. « La mort n’est qu’une récession… » J’imaginais tout aussi bien un Oriental sirotant son thé, puis murmurant ces mots à travers la longue fente courbe d’un de ses sourires qui n’en finissent plus, ces sourires que les Orientaux se fabriquent sur commande quand ils sont mal à l’aise.

Mais pourquoi donc ces mots, à cet instant précis, avaient-ils pour moi un sens différent? Etait-ce pour m’avertir que je ferais mieux de laisser mon subconscient s’épancher dans mon cerveau ? Voulait-on me dire ainsi que ma fin était bien plus proche que je ne m’y attendais ? Etait-ce un avertissement ? Un signal ? Un réconfort ?

—    Mademoiselle, voyez-vous pourquoi la mort serait une récession plutôt qu’une fin ou un pas en avant? demandai-je à l’infirmière pendant qu’elle se préparait à prendre ma tension en ajoutant le brassard sur mon biceps.

—    Ne bougez pas, s’il vous plaît ! dit-elle poliment. Elle mit le stéthoscope à ses oreilles et alluma la lampe de chevet.

J’avais dû sommeiller un moment, car je ne l’avais pas vue quitter la salle, mais quand je m’aperçus que toutes les lampes étaient allumées et que mon lit dont les oreillers avaient été retirés pendant mon sommeil était entouré de médecins en blouse blanche, la vérité creva mon subconscient et fit surface. Je sus que je mourais et que c’était la fin.

« La mort n’est qu’une récession », dit encore la voix dans ma tête.

—    Très bien, vous vous répétez, dis-je entre mes dents. Et cette phrase ne signifie pas grand-chose, n’est- ce pas ?

—    Qu’est-ce que vous voulez ? me dit l’un des médecins en s’approchant très près de moi tandis qu’un autre enfonçait une seringue brûlante dans mon bras.

—    Oh ! rien… Ne vaudrait-il pas mieux que… vous téléphoniez ?

—    Allons, ne vous inquiétez pas de ça. Détendez-vous et faites-nous confiance, dit-il, pendant qu’on m’enfonçait une seconde seringue dans l’autre bras.

Le tintement des instruments sur les plateaux de métal était fort désagréable. Mais cela mis à part, leurs voix ressemblaient à celle que j’entendais autour de la table à thé quand j’étais un tout petit garçon ; j’avais l’habitude de tenir ma mère par le cou et de m’endormir sur sa poitrine douce et tiède, à l’intérieur de laquelle je pouvais l’entendre respirer, parler, et vivre.

Mon cœur fit deux ou trois cabrioles qui me ramenèrent à la réalité. Quelqu’un me tenait le menton en se penchant sur moi, et on m’avait mis un nouveau tuyau dans la bouche. Les voix et le bruit des divers instruments me parvenaient de plus en plus faiblement de chaque côté du lit. Je me serais cru au milieu d’un long couloir, deux gammes de sons identiques me parvenant des deux extrémités. Et juste au-dessus de ma tête, en haut d’une cheminée qui faisait bien cent mètres, une lampe brillait, une lampe pareille à celle qui était au- dessus de mon lit.

C’était cela ! La récession, le retour en arrière ! Je me retirais du son et de la lumière… et de la vie bien entendu. Une expérience surprenante et intéressante, très différente de celle que j’avais appréhendée ! Je ne quittais pas la vie, c’était plutôt elle qui se retirait de moi de tous côtés.

Une voix descendit très distinctement les longs couloirs de résonance. C’était la voix de mon fils aîné :

—    Est-il encore conscient? demandait-il.

—    Non… pas vraiment… Il est déjà loin, très loin, vous savez.

—    Je suis là, little Pop, dit la voix de mon fils le long du couloir.

—    Merci, mon fils ! répondis-je en me demandant si ma voix porterait dans tous ces couloirs qui me paraissaient maintenant doublés de métal.

Les deux couloirs s’étaient considérablement rétrécis quand mon deuxième fils annonça d’une voix calme qu’il était près de moi. Ils n’étaient plus que deux étroits tubes de cuivre, un de chaque côté de moi, deux tuyaux qui n’étaient pas très bien ajustés à mes tympans, et qui faisaient bien un kilomètre de long, à en juger par les sons qui entraient à l’autre extrémité.

Au-dessus de ma tête, le puits vertical de la cheminée n’était plus, lui aussi, qu’un tuyau étroit et à son extrémité, environ un kilomètre plus haut, je distinguais vaguement un tout petit point de lumière qui dansait sans arrêt.

— La mort n’est qu’une récession, dis-je en riant doucement. Mais cette fois, les mots restèrent près de moi et ne s’en allèrent pas dans les tuyaux. La lumière au-dessus de moi s’obscurcissait de plus en plus. C’était l’approche de la mort. Je savais qu’à l’instant où mon cœur s’arrêterait, ou tout au plus une seconde après, je cesserais d’entendre, de voir et de sentir. D’ailleurs, me dis-je soudain, je n’ai rien senti depuis quelque temps déjà!

La privation totale de lumière et de son se fit enfin, mais il me fallut encore quelques instants avant d’accepter le fait scientifique de ma mort. Les vieillards aiment discuter et avancer des arguments embarrassants. Par exemple, je me disais que puisque je pouvais encore penser, c’était que mon cerveau fonctionnait encore, et par conséquent, que le sang continuait à l’irriguer, preuve que mon cœur n’avait pas cessé de battre. Logiquement, je me trouvais dans une espèce de coma et la mort ne surviendrait que plus tard.

Beaucoup plus tard seulement, je sentis que mon corps était vraiment mort, que mon cerveau avait cessé de fonctionner, et que ce qui me restait, ce qui était actif, ne pouvait être que moi, mon âme, ou du moins cette partie inconnue qui ne pouvait pas périr. Oui, c’était cela. Quelque chose qui ne pouvait pas périr, qui ne périrait pas ! Mais ce qui me surprit le plus fut que, tout en continuant à me souvenir et à raisonner, je ne savais plus rien d’autre ! Je me demandai si j’étais à l’intérieur ou à l’extérieur de mon corps. A en juger par mes dernières sensations, j’avais le sentiment, un sentiment très désagréable, que je… mon moi, se trouvait juste au centre de ma tête, peut-être dans l’hypophyse. En ce cas, il me faudrait sans doute plusieurs mois, sinon plusieurs années, avant de pouvoir me libérer… à moins que quelque docteur intelligent ne demande une autopsie. Mais cette possibilité était très faible dans la clinique où mes fils m’avaient installé pour finir mes jours : au contraire, j’imaginais mon corps traité royalement dans quelque morgue de luxe, allongé contre un réfrigérateur magique qui ronflait agréablement. Ou bien on m’avait peut-être déjà enterré? Pas de sensation, pas moyen de mesurer le temps, c’était effrayant. Comment pourrais-je savoir si j’étais mort depuis quelques minutes seulement, depuis deux jours ou depuis dix ans ? Il me restait toujours la possibilité de compter dix secondes, ou même une minute ou deux en comptant sur mes doigts, mais je ne pouvais tout de même pas faire cela tout le temps !

J’essayai volontairement de me faire peur. Voilà que j’étais enfermé dans une prison totalement obscure, totalement silencieuse, sans pouvoir jamais dormir, bouger, agir comme je le faisais autrefois, et enfermé ainsi en compagnie d’une seule chose, à ma connaissance : l’éternité. Malheureusement, il est absolument impossible de s’effrayer sans un cœur affolé par l’adrénaline, sans bouche pour hurler de terreur, sans pouvoir rouler des yeux fous, et sans doigts et sans ongles pour les arracher.

Si seulement je pouvais dormir ! De toute façon, il ne fallait pas compter sur l’oubli. J’essayai de compter des moutons, lentement, calmement, sans me presser. Je comptais ainsi des millions de moutons, ce qui aurait pu constituer une sorte d’oubli, mais mon âme, ou mon

moi, put rapidement penser à d’autres choses tandis que je continuais à compter plus de moutons que Noé ou l’Australie n’en ont jamais rêvé. J’essayai ensuite d’estimer combien de temps j’avais passé à compter mes moutons car sans m’être arrêté j’avais atteint le chiffre surprenant de neuf cent quatre-vingt-dix-huit millions de moutons, des moutons que j’avais tous imaginés bien vivants dans leur laine, et que j’avais comptés un par un en les voyant sauter par-dessus une clôture baignée de soleil. Très peu avaient sauté par paire, et autant que j’aie pu en juger, ils avaient mis chacun au moins une seconde à sauter. Par conséquent, à la cadence de soixante moutons par minute ou de trois mille six cents moutons à l’heure, cela faisait quatre-vingt-six mille quatre cents moutons par jour. Pour un million de moutons, il m’avait fallu presque douze jours de travail, et pour un milliard, chiffre que j’avais pratiquement atteint, il m’avait fallu environ douze mille jours. Une année comptant trois cent soixante-cinq jours, cela faisait… grands dieux ! Presque trente ans ! Trois fois dix ans !

Einstein me vint en aide. Comment pouvais-je savoir si le temps que j’assignais à chaque mouton pour sauter, une seconde, avait le moindre rapport avec une seconde G. M. T. ? Dans la solitude totale où j’étais placé, j’avais tout aussi bien pu imaginer qu’un mouton mettait un millième, un millionième ou même un milliardième de seconde à sauter.

Il me parut évident que j’étais devant une terrible alternative : trouver une autre occupation ou devenir fou… Mais voilà que j’avais trouvé une idée merveilleuse ! La folie n’était-elle pas une forme d’oubli ? Mais là encore, mon échec fut complet. Comment peut-on devenir fou sans un cerveau embrumé, sans nerfs pour flancher, sans corps pour frissonner et sangloter, sans bouche pour écumer ou délirer ? C’était absolument impossible.

Une rêverie éveillée tout en comptant mes moutons fut la meilleure approximation du sommeil ou des vrais rêves que je pus inventer. Un vrai rêve aurait pourtant été si rafraîchissant ! Les rêves sont toujours pleins de choses inattendues ; ils sont une des formes de la vie. Une distraction qu’on s’offre involontairement à soi- même. Quant à moi, non seulement j’étais obligé de produire, de fabriquer chacune de mes pensées ou de mes représentations, mais je ne pouvais pas m’arrêter de les fabriquer ainsi, nuit et jour, si le jour et la nuit avaient encore un sens pour moi.

Etais-je enterré ? Et depuis combien de temps ? Les vers s’étaient-ils déjà mis dans ma carcasse ? Que se passerait-il quand ils atteindraient mon moi intérieur ? Cette pensée ne m’amusa même pas et elle ne m’effraya pas ; elle éveilla simplement une vague curiosité.

Et si je revivais toute ma vie ? Il y a bien des gens qui écrivent leurs mémoires ? Tous des menteurs, pensai-je, Jean-Jacques Rousseau en tête. Puisque je n’avais pas de lecteurs ni d’auditeurs, je pouvais profiter des plaisirs d’une honnête autobiographie. Je commençai par mes tout premiers souvenirs et j’essayai de remonter en arrière comme Jung ou Adler ou quelqu’un d’autre l’avait suggéré, mais en vain. Ma vie semblait nécessiter beaucoup moins de temps pour que je me la remémore qu’il ne m’en avait fallu pour compter un milliard de moutons, ce qui signifiait par conséquent que j’avais relativement peu de souvenirs.

Je savais que les prêtres et les religieuses atteignent parfois un état extatique par des prières répétées. Je n’avais pas oublié le Pater et j’essayai. J’y ajoutai aussi une prière que j’avais composée spécialement pour mon cas personnel qui n’était peut-être pas, après tout, un cas particulier. Il y avait sans doute des dizaines d’autres, des centaines, voire des milliers, emprisonnés tout autour de moi là où j’étais enterré. Ou bien mon cas était unique. J’étais peut-être seulement évanoui ou dans le coma et je reprendrais mes sens tôt ou tard, ou, pire encore, je me réveillerais dans mon cercueil et je deviendrais fou en quelques minutes. Mais j’avais déjà pensé à tout cela. Tout était déjà arrivé…

L’histoire me tenta un moment. Dans ma prison, personne ne me dérangeait et je pouvais me concentrer mieux que n’importe quel être vivant. Avec ce que je savais de la Révolution française, je pourrais peut-être résoudre l’énigme du dauphin. Mais j’eus vite fait de conclure que mes connaissances sur cette partie de l’histoire de France, si étendues qu’on les ait supposées de mon vivant, n’étaient pas considérables et j’abandonnai. Alors, je me tournai vers la peinture. Il y avait eu au moins un artiste célèbre parmi mes ancêtres et mon fils cadet gagnait très largement sa vie avec son crayon. Je pus bien imaginer sans peine des paysages, des arrangements de nature morte, une toile, une palette et des pinceaux, mais je fus incapable de peindre avec plus de talent que pendant ma vie. Le jeu d’échecs me vint ensuite à l’esprit, mais en dépit de toute la concentration que je pouvais apporter à n’importe quelle occupation, je m’embrouillai très vite et, de toute façon ce n’est jamais amusant de jouer tout seul aux échecs.

Après avoir essayé de me rappeler tous les livres que j’avais lus (je n’y parvins pas et de loin…), je me rejetai sur les souvenirs des plaisirs amoureux. Essayez un peu d’en faire autant sans corps et sans une goutte de sang pour le parcourir.

L’idée de communiquer avec d’autres prisonniers ou avec des vivants m’attirait beaucoup, mais je ne voyais pas comment m’y prendre. Je me demandais si c’était cette communication qui était l’objet réel des réunions spirites. J’imaginai de telles réunions, et pour faire plus vrai j’y fis participer des membres de ma famille, mais ce ne fut pas du tout convaincant. Alors je me penchai quelque temps sur la transmission de pensée. Mais là encore, la seule pensée qui valût la peine d’être transmise et la seule preuve de succès eût été de convaincre quelqu’un de m’exhumer et d’ouvrir mon cercueil jusqu’au moment où mon âme, mon moi pût se libérer. Mais alors je serais libre sans corps pour communiquer avec le monde que j’avais connu ? Autant que je sache, j’étais déjà libre de cette manière ! J’étais déjà dans le vent et sous le soleil ! Et puis tout cela avait en réalité une importance secondaire. Ce qui seul comptait, c’était que j’avais conscience de moi-même, et de moi seul, et que j’étais prisonnier dans la prison la plus parfaite jamais inventée par l’homme ou par Dieu. Comparé à mon sort, celui du petit ludion dans sa bouteille était le sort d’un homme libre. On peut toujours rêver de s’évader d’un donjon, d’une pièce, d’une bouteille, même d’un cercueil, mais personne ne peut s’évader de rien, d’un espace qui n’a pas de dimensions, de l’atome d’un atome, sinon de l’antiespace !

Un intellect (qu’étais-je donc de plus qu’un intellect ?) ne peut pas creuser de tunnels. Par conséquent, ma seule possibilité d’évasion était une évasion intellectuelle. Mais les usages de l’intellect sont infiniment plus restreints qu’on ne le croit généralement. Se souvenir, essayer de résoudre des problèmes, recomposer le passé à sa manière et envisager toutes les virtualités non réalisées, créer… voilà tout ce qu’il pouvait faire, et rien d’autre. Créer, évidemment, était le plus intéressant et le plus ardu de mes passe-temps.

J’écrivis ainsi dans ma tête un mauvais roman dont le héros était un impossible prisonnier, incapable de s’échapper de sa prison et tout aussi incapable d’échapper à son passé et à lui-même. Puis, comme un enfant, j’essayais d’inventer des choses qui n’existaient pas en m’aidant de mes connaissances terrestres : des formes nouvelles, des couleurs et des mots nouveaux. Je ne fis pas mieux que Joyce ou Picasso.

Mais je pris bien plus de plaisir à construire un pont sur la Manche entre la France et l’Angleterre. Sans connaître rien à l’architecture ou aux ouvrages d’art, je me mis courageusement au travail, je dessinai, je fis des plans, des calculs ; je dus même recommencer tout au début, parce que j’avais omis de tenir compte des marées et de la nature des sols dans lesquels j’allais enfoncer les piliers de mon pont. Je résistai à la tentation de surmonter les difficultés par des procédés magiques ou par l’intervention de quelque Super-man ; au contraire, je me donnai beaucoup de mal et je fis moi-même des milliers de travaux différents. Un jour que j’étais plongeur-scaphandrier, je laissai mon tuyau d’oxygène se rompre et je faillis me noyer, mais comme ma fin aurait été aussi celle de mon pont, je m’arrangeai pour être sauvé au dernier moment par un homme-grenouille.

Ce pont fut la première occupation qui me donna quelque réel plaisir, sans doute parce que l’esprit n’est satisfait qu’en créant. J’étais donc obligé de continuer à créer. Je construisis ainsi un énorme paquebot que je menai jusqu’à son lancement. Puis je bâtis de toutes pièces une ville nouvelle, en comparaison de laquelle Brazilia n’était qu’un petit village d’exposition des méthodes de construction. Avec l’éternité devant moi et aucune perspective de repos ni aucun besoin de repos, je pus réaliser tout ce programme sans « tricher » avec moi-même, en faisant de mon mieux. Après un paquebot et une ville, mon ambition ne connut plus de bornes et je me lançai dans la construction d’un barrage géant, mais même avec les moyens mécaniques les plus perfectionnés, j’eus vite assez de déverser l’une après l’autre des tonnes de béton dans mon barrage. Je menai pourtant l’ouvrage à son terme, car j’avais l’impression qu’il serait indigne de ne pas le terminer. Et ce fut pendant que je regardais l’eau monter derrière mon barrage — l’eau mettait cinq ans à remplir la vallée dans laquelle une ville et une douzaine de villages avaient été sacrifiés, pour être reconstruits ailleurs et bien mieux, inutile de le dire, — ce fut alors qu’une nouvelle idée m’attira : la création de la vie !

Pour créer la vie, il me fallait commencer par créer une cellule, et avec mon maigre bagage scientifique, c’était impossible. Mais la solution me vint brusquement à l’esprit au beau milieu de la cérémonie d’inauguration de mon barrage, au moment même où le nouveau Secrétaire général des Nations Unies allait parcourir en voiture l’immense muraille large de huit cents mètres… C’était facile, presque enfantin ! C’est moi qui serais la première cellule !

Mes connaissances en embryologie, pour le moins, étaient fort limitées, plus encore qu’en architecture. Pendant mes grands travaux, j’avais donné l’ordre à d’autres d’exécuter ce que je ne savais pas faire. J’avais utilisé des machines que je n’aurais jamais pu fabriquer ni assembler, mais pour créer de la vie, je serais obligé de tout faire par moi-même ! Pour commencer, je savais seulement qu’une cellule se divisait en deux cellules nouvelles, qui, à leur tour, se divisaient chacune en deux cellules, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’enfin, une montagne de cellules rassemblées devienne juste perceptible (je n’en étais même pas sûr) au microscope. Pourtant, en continuant à utiliser ce système de division par deux, je pourrais peut-être arriver à quelque chose. Mais alors ? Quand bien même j’obtiendrais une montagne de ces espèces de bulles de savon, à quel moment et comment la vie y ferait-elle son entrée ? Il fallait que je commence avec une cellule qui donnerait la vie, mais je n’étais pas certain que les cellules eussent quelque chose à voir avec la vie elle-même. Il n’y avait donc qu’un seul moyen : laisser la bride sur le cou à mon imagination.

Il ne me fut pas facile de me transformer en cellule, car j’étais certain que ce qui existait de moi était bien plus petit qu’une cellule. Mon moi captif fut donc forcé de se concentrer et de faire un effort terrible pour grossir d’un million de fois au moins, afin de devenir une cellule microscopique. Comme j’avais donné carte blanche à mon imagination, j’étais obligé d’accepter ce qu’elle produisait : j’avais commencé avec une cellule à peu près sphérique, mais à ma surprise elle se divisa en deux cellules allongées qui se divisèrent à leur tour. Au bout d’un moment, là cellule allongée, qui était de nouveau moi, se divisa encore, et comme je ne pouvais pas me trouver dans plus d’une seule cellule, juste avant la division, je choisis celle qui promettait d’être la plus grosse des deux.

A ce moment, un changement inattendu bouleversa mes plans. J’attendais une nouvelle division, mais rien n’arriva. Je commençais à grandir et derrière moi un corps poussait, ou peut-être était-ce une queue ? Etais- je ? Pouvais-je?… Je n’avais conscience d’aucun environnement ni d’aucun milieu spécifique, d’aucun mouvement non plus, mais j’en savais assez pour m’étonner. Quoi que je fusse, je ne pouvais ni entendre, ni voir, ni sentir, mais j’éprouvais une étrange envie de bouger, de m’achever, comme la fin d’un commencement…

Tout arriva en un éclair. Elle était là tout près. C’était ma mère la Terre et j’étais un astronaute qui rentre après un long voyage dans les espaces. Si seulement je pouvais l’atteindre ! Je savais qu’elle était là, devant moi, magnifique et sphérique, tandis que je faisais des efforts pour progresser, des efforts désespérés et fous. Si seulement je pouvais traverser l’épaisseur de l’atmosphère sans être détruit… si seulement je pouvais atterrir !

Ça y était! J’avais traversé… et j’étais entré! Je criais, je hurlais, je n’arrêtais pas de rire et… je mangeais ! J’avais tellement faim et j’étais si heureux ! Je savais que celle que j’aimais m’attendait là quelque part dans l’obscurité chaude ! Ayant perdu mon corps, ma queue ou mon costume d’astronaute, j’étais de nouveau redevenu une cellule ou un noyau. J’étais toujours prisonnier, mais le prisonnier le plus heureux qui soit dans un monde inversé. Oui, j’étais bien à l’intérieur du monde et j’avais gagné, et d’une manière encore inexplicable. Et celle que j’aimais m’attendait, oui, elle m’attendait !

Comment nous nous sommes confondus, détruits, créés et recréés l’un l’autre, aucun poète ne l’a encore chanté. Je sais seulement que nous sommes JE et, naturellement, que je suis nous…, car nous avons recommencé à nous diviser en deux, mais cette fois il y a une différence : j’ai cessé d’aller de l’une à l’autre des cellules en division, je reste dans la plupart, dans toutes celles qui sont moi. Il y a bien d’autres cellules qui paraissent bien disposées à mon égard, mais qui ne sont pas moi. Encore une chose étonnante. Pour la première fois depuis ma… récession, j’ai des vides, oui, de vraies périodes de repos !

Mon moi, mon âme, subit elle aussi une transformation d’importance. Je recommence à me sentir cerveau autant qu’âme, et à l’extérieur de mon cerveau, qui est long et incurvé, absolument différent du cerveau qui m’a quitté il y a si longtemps déjà, je perçois une masse, une masse sans cerveau qui est aussi moi.

Dormir ! Oui, j’ai dormi merveilleusement. Ai-je dormi une minute ou un siècle ? Cela a peu d’importance. C’était un sommeil confortable, le sommeil dans la nuit d’un paradis pourpre et or. Et à mon réveil j’ai reçu un gros choc. Je suis devenu une entité, j’ai une queue !

Maintenant, j’ai compris. J’ai accompli une vraie merveille, un miracle d’imagination, bien supérieur à mon barrage ou à mon paquebot. Sans avoir les connaissances scientifiques nécessaires, j’ai réussi à imaginer la vie et, en l’imaginant, j’ai trouvé le sommeil. Oui, je suis un embryon imaginaire, et je sais que cette masse chaude à l’extérieur de mon énorme cerveau est un cœur prêt a vivre et je sais qu’il faut que je trouve le moyen de la mettre en moi ! Suis-je un poussin dans un œuf, ou un veau en puissance, ou peut-être quelque cheval extraordinaire qui va gagner des millions ? Quoi que je devienne, je vivrai entièrement la vie de ce que je serai. Et ensuite ? Puisque je sais comment m’y prendre, je pourrai facilement recommencer avec un autre animal.

Quel succès ! Merveilleux ! Croyez-moi si vous voulez, je suis un bébé. Un garçon. J’en ai eu conscience dès que j’ai commencé à donner des coups de pied, sans doute vers le cinquième mois.

Mais quel sommeil extraordinaire j’ai trouvé ! Dans ma vie d’homme, je n’avais jamais dormi aussi bien.

L’instant approche, ce n’est plus sans doute qu’une affaire de minutes. J’ai eu une grande frayeur quand le milieu chaud qui m’entourait s’est écoulé brusquement loin de moi, me laissant enveloppé dans une chair tendue. Je ne vois pas d’autre comparaison que celle-ci : imaginez un homme dans un sous-marin qui coule brusquement. Mon seul espoir est de me frayer un chemin, par tous les moyens, vers la surface.

Il y a déjà un bon moment que je lutte, que je m’évanouis et que je m’endors. Seigneur ! Comme ce tunnel est long… un tunnel qui colle à vous, qui vous tient et vous écrase. Maintenant je sais pourquoi tant de gens ont des cauchemars terribles dans lesquels ils se voient lutter devant des crevasses immenses, au pied de grandes falaises, de murailles, ou encore enfermés dans des tunnels trop étroits pour eux.

Oh! cette bande d’acier autour de ma tête ! Les forceps, bien sûr ! Hé ! Attention à mon oreille ! Mon oreille ! Quel bruit ! Mais quel bruit ! Et ce froid glacial qui vous saisit… Je suis sorti ! Je ne vois pas encore avec mes yeux, mais mon moi voit très bien la scène. Une clinique de première classe, encore plus luxueuse que celle où je suis mort… Des gants, des médecins masqués, des chirurgiens, des infirmières… quel spectacle ! Mais je n’aime pas beaucoup leur façon de me manier dans tous les sens. Ils paraissent tous s’amuser à me prendre par les talons et à me lancer comme une balle.

Voilà. On m’a habillé et on m’a transporté dans une chambre pleine de fleurs. Pas mal, cette fille dans un lit. Ma mère ! Seigneur ! Elle est vraiment très belle. Et ce type trop grand, avec cette affreuse moustache, qui me regarde en fronçant les sourcils ? Non, ce n’est pas possible ! C’est mon père ! C’est un menteur, un abominable menteur ! Il n’a jamais rien vu d’aussi laid que moi, et pourtant il se retourne et pleure en embrassant la dame dans le lit et lui dit que je suis très beau.

Je vais vivre d’autres vies, maintenant que je sais comment faire. Le sommeil, l’oubli total que donne le sommeil en valent bien la peine. Peut-être est-ce après tout un moyen d’atteindre à l’oubli… Non, je m’embrouille, mais le sommeil… merveilleux !

…et nous avons décidé de l’appeler Edouard, comme son grand-père. Il n’a encore que cinq jours, mais il est magnifique. Je ne sais pourquoi, mais, jusqu’à ce matin, son crâne et son visage étaient ceux d’un petit vieillard. Enfin, d’un seul coup, il est devenu un très beau bébé.

Nous vous embrassons tous,

Peggy.

La Dame d’Outre Nulle-Part – Georges Langelaan

Au poète Jean Cocteau qui m’inspira cette Eurydice.

Plus tard, tout le monde trouva normal que je me fusse chargé de mettre le nez dans les affaires personnelles de Bernard. J’en avais doublement le droit : j’étais son seul parent, et le responsable de la sécurité et du contrôle pour le secteur. J’étais venu habiter son pavillon, au bord du lac. Ç’avait été un accident, j’en étais persuadé, mais appelez cela comme vous voudrez, intuition, instinct, ou, ce qui serait plus près de la vérité, le flair acquis en trente années de métier, je fus certain, dès que j’eus mis le nez dans sa salle de séjour, que Berny y avait eu une part de responsabilité. Quand un chien veut cacher un os, il creuse un trou, l’enfouit dedans et le recouvre de terre ; un homme qui veut empêcher les autres de pénétrer un secret qu’il a écrit sur un papier, brûle ce papier et éparpille les cendres aux quatre vents. Les cendres étaient dans la cheminée. Beaucoup de cendres. Les rassembler n’eût servi à rien, car mon frère avait visiblement passé le pied dessus pour les écraser. Et pourtant, à la base du tas de cendres (donc, l’endroit qui aurait dû s’enflammer le premier), un bout de feuille avait été épargné. Je parvins à déchiffrer ces mots, tapés à la machine… Ne heure quinze demain. Vous aime… Entraîné par l’habitude, je tapai ces mots sur la machine à écrire de Berny pour comparer les deux textes, mais j’avais la conviction que c’était bien lui qui en était l’auteur. Et c’était arrivé à treize heures seize précises, ce qui est assez proche d’une heure quinze ! Et j’apprends du même coup que Berny avait eu une aventure amoureuse…

— Allez, mon vieux, au travail, cherche la femme ! marmottai-je à ma propre intention, en allumant ma pipe et en secouant les cendres durcies.

Je n’ai pas trouvé la femme, mais j’ai mis la main sur quelque chose qui ressemblait aux débris d’une photo. Un cadre vide, sur le dessus du téléviseur, me fit faire le rapprochement : c’était « son » cadre.

Et presque en même temps, je remarquai le microphone, près du cadre vide. Il était branché sur le téléviseur ; je mis le courant, laissai chauffer, et en parlant dans ce micro, j’entendis ma voix amplifiée par le haut-parleur du récepteur. Il n’était relié à aucun autre appareil.

Sur le bureau de Berny, je trouvai quatre feuilles de papier enfouies sous une pile de documents techniques. Au milieu de chacune de ces feuilles, quelques mots avaient été tapés à la machine, en capitales. Bernard avait-il reçu ces messages ou les avait-il lui-même préparés ? J’essayai de leur trouver un ordre, une chronologie. Trois semblaient aller ensemble, mais le quatrième me laissa perplexe. C’était le plus court : trois mots seulement : Etes-vous heureuse ? Sur les trois autres feuilles, voici ce que je lus :

Qu’est-ce que vous savez de moi exactement alors ?

Je voudrais bien pouvoir aller là-bas avec vous.

A supposer que je vous crois, que voulez-vous que je fasse ?

Morceau par morceau, petit à petit, je trouvai la réponse à ces questions. J’y ai passé deux années complètes. A dire vrai, sans ma femme, j’y serais certainement encore. Au début, je refusai d’ajouter crédit à ses découvertes, mais elle eut bientôt fait de me fournir des preuves irréfutables, et quand je’ fus enfin en possession de tous les éléments de l’histoire, je n’eus plus aucun doute : personne ne me croirait. Et même plus, si je me décidais vraiment à faire un rapport officiel, il y avait cinquante chances sur cent pour qu’on m’expédie à la maison de santé du coin. Mais maintenant que j’en ai fait une histoire, je ne risque plus rien ; si on la publie un jour, je pourrai toujours dire que c’est une histoire et rien de plus. Ma femme et peut-être un petit groupe de savants seront les seuls à savoir que c’est une histoire vraie.

De l’aveu de tous, mon frère Bernard était le cerveau de la famille. Au fil des années, je ne fus jamais surpris d’entendre dire qu’il faisait collection de diplômes et de certificats, un peu comme d’autres collectionnent les papillons et les timbres. Et je fus évidemment très heureux, quand il revint à Ray Falls avec le titre de docteur. Le Dr Bernard E. Marsden ! Et plus heureux encore lorsqu’à sa descente du train, il m’annonça qu’on l’avait nommé à un poste important à l’Institut de recherches nucléaires. Bernard habitait au bord du lac, au-dessus des chutes, dans un petit pavillon très confortable. Une vieille dame du voisinage venait chaque matin lui préparer son petit déjeuner et nettoyer la maison. Le soir, il

préparait lui-même son dîner. En dehors de son immuable bain matinal dans le lac, par tous les temps et toute l’année, ce n’était pas un sportif, mais il avait toutefois hérité de la solide charpente des Marsden, et de leurs yeux bleus ; j’avais acquis une bonne expérience de la bagarre dans la police, mais je crois qu’il m’aurait facilement battu.

Voici ce qui a dû se passer :

Un soir qu’il avait travaillé très tard sur des formules à chiffrer pour le cerveau électronique, Berny bâilla, s’étira, et se dit qu’il était largement temps qu’il aille se coucher. Mais il était bien placé pour savoir que s’il n’arrivait pas tout d’abord à oublier son travail, il ne dormirait pas de la nuit. Aussi avait-il pris l’habitude de descendre jusqu’au bord du lac en fumant sa pipe ; mais, ce soir-là, il pleuvait si fort qu’il décida d’allumer la télévision. L’écran s’illumina, deux hommes apparurent ; ils semblaient en conversation, mais il ne put rien entendre, et l’image manquait de netteté. Il essaya de régler le son et de mettre l’image au point, mais finit par y renoncer en se disant que son récepteur ou la station locale de retransmission fonctionnait mal. Il éteignit.

Quelques jours plus tard, après avoir terminé la dactylographie d’un rapport, il alluma de nouveau la télévision. Au bout d’une minute, il entendit une voix d’homme confuse et inarticulée, et quand l’écran s’illumina, il ne put voir que de vagues ombres le traverser dans tous les sens.

« Doit être en panne, » se dit Berny en manœuvrant les divers boutons de réglage de l’appareil.

Il était sur le point d’éteindre quand une main passa sur l’écran, très nette et très claire, et semblant tâtonner à la recherche de quelque chose. Immédiatement

après, elle fut remplacée par la tête d’un homme très âgé qui fit un clin d’œil, tourna la tête pour dire quelque chose que Berny ne put comprendre, et disparut en glissant, « un peu comme un poisson dans un aquarium », pensa Berny. Encore des bruits indistincts, des ombres fuyantes, et ce fut tout.

Berny regarda sa montre et prit le journal du soir. La dernière émission télévisée semblait être la réédition du journal télévisé à 23 h 35. Impossible qu’elle se soit prolongée jusqu’à une heure du matin ! Alors il y avait eu autre chose. Il faudrait qu’il fasse réparer son récepteur… Ou encore, c’était peut-être l’émetteur local qui expérimentait des images en couleurs ou une nouvelle méthode de transmission. Oui, dans ce cas, il s’expliquait très bien le manque de netteté des images et la mauvaise qualité du son. Le lendemain matin, il téléphona à Dick Rowlands, l’un des ingénieurs de la station locale.

Non, Berny, nous n’avons aucune expérience en cours. A quelle heure avez-vous dit ?

Une heure ou quelques minutes après. Et ça a recommencé il y a deux jours, mais encore plus tard. Avant-hier… Non, rien non plus. A l’écoute de quelle chaîne étiez-vous ?

La deuxième.

C’est bien nous. C’est peut-être une émission lointaine que vous avez captée, par suite d’une anomalie technique. Ça arrive, vous savez. Quelle sorte d’antenne avez-vous ?

Une antenne intérieure.

Alors, c’est très, très curieux. Voulez-vous me prévenir si ça se reproduit. Je viendrai tout de suite.

Deux jours plus tard, ça avait recommencé. Il avait revu les mêmes hommes aux formes vagues et enten

du à nouveau les mêmes paroles gutturales et à peine audibles.

Votre appareil marche très bien, Berny, dit Dick Rowlands, le lendemain. Ce que vous avez vu sur l’écran doit être un programme très lointain réfléchi par la stratosphère. Sans raison connue, il arrive que ces programmes soient captés par des récepteurs ordinaires.

Et d’où ça pourrait-il venir dans ce cas ? La Russie, l’Australie ?

Pas d’aussi loin à mon avis, mais on ne sait jamais. Vous n’avez pas reconnu la langue dans laquelle ils parlaient ?

Non.

Le jour où il m’emprunta mon téléviseur portatif, Berny acquit la certitude qu’il avait affaire à un phénomène très singulier. Les ombres étaient revenues sur son écran et il voulait savoir si elles apparaîtraient aussi sur un autre poste. Il les alluma tous les deux après le « bonsoir » final de notre station locale. Deux minutes plus tard, des ombres commencèrent à apparaître sur les deux écrans. Soudain, Berny se leva d’un bond. C’étaient bien les ombres et les visages qu’il avait déjà vus, mais ils différaient sur chacun des écrans ! Voilà qui excluait la possibilité d’avoir capté un programme lointain, ou alors il fallait supposer qu’il y en avait deux ! Quand les ombres disparurent et que le son s’éteignit progressivement avec son ronronnement habituel, il coupa le courant et alluma sa pipe. Il n’y avait que deux solutions. Des expériences, locales ou éloignées, dont Dick n’avait pas entendu parler, ou… ou toute autre chose. Il allait vérifier très soigneusement la première possibilité. Si c’était d’expériences qu’il s’agissait, elles n’avaient certainement pas un caractère très secret, puisque n’importe qui pouvait les capter.

Mais Berny s’était trompé sur toute la ligne. Il s’en aperçut quelques jours plus tard, quand le son lui parvint plus fort qu’à l’ordinaire. Il était prêt à diminuer l’intensité quand il entendit très distinctement une voix étrange qui semblait caqueter. Et presque aussitôt, une autre voix lui répondit sur un ton plus aigu. Une seconde plus tard, l’écran s’éclaira, et il vit très distinctement deux hommes qui parlaient. Visiblement, ils étaient japonais. L’un d’eux se retourna, montra l’écran du doigt, et ils s’avancèrent tous les deux en direction de Berny.

Ainsi donc, Dick avait raison, marmotta Berny. Une simple anomalie technique lui avait permis de capter un programme japonais. Les deux hommes sur l’écran s’étaient arrêtés de parler et regardaient vers la caméra. L’un d’eux dit quelque chose et pointa l’index vers Berny.

Puis il fit semblant de prendre un verre imaginaire et de boire. Simple coïncidence, pensa Berny en jetant un coup d’œil vers le verre de lait posé à côté de lui, et, cherchant ses allumettes dans sa poche ; mais le petit homme sur l’écran fouillait dans la sienne, et quand Berny, les sourcils froncés, eut trouvé ses allumettes et eut commencé à allumer sa pipe, le petit homme le singea avec une pipe imaginaire. L’autre Japonais, qui était resté spectateur de la petite scène, se mit à rire et dit quelque chose ; aussitôt, trois ou quatre personnes, dont une ou deux portaient des robes très simples, vinrent emplir l’écran, les yeux fixés sur Berny.

Le verre de lait, la pipe, leur façon de le regarder et de parler de lui, tout cela ne pouvait avoir qu’un sens : il se trouvait placé à l’un des bouts d’une expérience fantastique. Il avait sans doute affaire à des ingénieurs, des Japonais, semblait-il, qui avaient découvert un procédé permettant de transformer en émetteur-récepteur de télévision un simple récepteur. Mais il ne pouvait pas se contenter d’une hypothèse. Sans quitter des yeux l’écran, il dénoua lentement sa cravate ; aussitôt, faisant un léger salut accompagné d’un ricanement, le petit homme qui était au centre de l’écran fit semblant de l’imiter. Le doute n’était plus possible.

Est-ce que vous m’entendez ? demanda Berny, qui sursauta au son de sa propre voix.

Ils le regardèrent tous fixement, puis l’un d’eux dit quelque chose très vite et un vieil homme qui portait des lunettes vint au centre de l’écran et dit très distinctement :

Parler anglais ?

Oui, dit Berny, très surexcité. Est-ce que vous m’entendez ?

Ils recommencèrent à parler très vite tous ensemble, et celui qui avait imité les mouvements et les gestes de Berny dit un mot au vieil homme, qui secoua la tête. La discussion se prolongea encore quelques instants et le vieil homme regarda Berny et lui dit :

Attendez, s’il vous plaît… oui, compris?

Vous voulez que j’attende ? demanda Berny, en se montrant du doigt.

Ils firent tous un petit salut.

Il n’attendit pas longtemps. Il resta stupéfait en voyant apparaître devant lui sur l’écran une jeune fille assez belle, vêtue d’une robe blanche très simple, qui s’avançait en rejetant ses longs cheveux sur un côté de la tête. Elle jeta un coup d’œil sur les hommes qui l’entouraient, et avança jusqu’à ce que ses deux mains étroites semblent toucher l’écran. Elle avait certainement entendu leur conversation, car elle regarda Berny. Les hommes s’étaient rassemblés autour d’elle et continuaient à parler. Elle attendit patiemment qu’ils aient fini, puis, les yeux rivés sur Berny, elle lui dit dans un anglais absolument parfait :

Parlez-vous anglais, s’il vous plaît ?

Oui. M’entendez-vous ? Qui êtes-vous ? Où êtes- vous ?

Elle le regarda d’un air triste, et ils se mirent à parler tous en même temps.

Apparemment, vous nous entendez, mais nous ne vous entendons pas. Avez-vous compris ?

Oui, dit Berny en faisant un signe de tête. Il fonça à son bureau, prit un stylo à encre rouge et écrivit en capitales sur une grande feuille : Pouvez-vous lire ceci ? Qui êtes-vous ?

Oui, nous vous lisons très bien, répondit-elle quand il eut placé son message devant l’écran. Nous… Mais elle fut interrompue par le caquetage d’une demi-douzaine de voix surexcitées autour d’elle. Levant les yeux vers Berny, elle dit simplement :

— On me dit que nous allons répondre à vos questions le moment venu. Nous voulons d’abord savoir qui vous êtes et où vous êtes.

Faisant « oui » de la tête, Berny fonça de nouveau pour apporter une petite table et sa machine à écrire qu’il plaça devant le récepteur. Il inséra une feuille dans la machine et tapa en capitales : Mon nom est Bernard Marsden. Je suis chez moi, à Ray Falls. Qui êtes-vous ? Où êtes-vous ?

Il mit la feuille à la hauteur de l’écran. En se penchant, la jeune fille put lire et traduire.

Où est Ray Falls ? Est-ce que ça ne serait pas le Centre de recherches atomiques ? demanda-t-elle, un instant plus tard.

Montrant du doigt la dernière question de son message, Berny fit un signe d’assentiment pour Ray Falls.

Attendez, il faut que je demande, dit-elle, se tournant vers ses compagnons.

Etes-vous prisonnière ? tapa rapidement Berny pendant qu’elle prenait conseil des autres.

La jeune fille regarda le message et sourit.

Non. Ces hommes sont des sages et ils sont très intelligents. C’est grâce à eux que nous avons pu entrer en communication avec vous. Il m’est difficile de vous expliquer où nous sommes, parce qu’à vrai dire, nous ne sommes nulle part.

Berny sauta sur sa machine à écrire, sous le regard curieux des hommes et de la jeune fille et il tapa très vite :

Je suis tout prêt à croire que c’est une expérience fantastique mais je ne veux pas qu’on se paie ma tête. Dites à ces types de jouer cartes sur table s’ils tiennent à ma coopération. Je répète : Qui êtes-vous ? Et où êtes-vous ?

Il tint la feuille un instant devant l’écran pendant que la jeune fille traduisait le texte. Ses compagnons regardaient par-dessus son épaule. Ils dirent quelque chose et aussitôt elle leva les yeux vers Berny et lui dit :

Ils doivent se mettre d’accord sur la meilleure façon de vous répondre. Voulez-vous avoir la patience d’attendre quelques minutes ?

Berny acquiesça d’un signe de tête. Elle poursuivit :

En attendant, je peux vous dire mon nom, Mr. Marsden. Elle jeta un coup d’œil en arrière par dessus son épaule. Je m’appelle Mary Seymour, et je suis originaire de Hull, dans le Yorkshire.

Elle fut interrompue par le retour du groupe d’hommes qui l’entoura. Le plus âgé d’entre eux, celui qui portait des lunettes, parla un bon moment. Enfin, elle se retourna vers Berny en souriant :

Ils veulent d’abord vous assurer que tout cela n’est pas une plaisanterie. Ils vont essayer de vous donner les moyens de comprendre, mais ce n’est pas facile et vous devrez faire preuve de patience. Nous ne faisons plus partie de votre monde… Non Mr. Marsden, je vous jure que je dis la vérité, et je vous prie de m’écouter… De votre point de vue, nous sommes morts. Non, nous ne sommes pas des fantômes. Je vous en prie, soyez patient !

Berny avait haussé les épaules en signe de doute. Aussitôt les hommes se rassemblèrent et semblèrent se concerter à nouveau. Ils parlaient à toute allure.

Ils disent que si vous ne voulez pas m’écouter jusqu’au bout, nous allons quitter votre écran et essayer chez quelqu’un d’autre.

D’accord. Je vous écouterai jusqu’au bout, tapa Berny le plus vite qu’il put.

Merci. Où en étais-je?… Ah ! Les hommes qui m’entourent sont des Japonais. Quelques-uns de ceux qui furent tués juste au centre de l’explosion de la bombe atomique de Nagasaki. J’y étais aussi, et je fus, pour parler comme vous, tuée dans les mêmes circonstances.

Vous mentez, griffonna Berny sur l’une des feuilles qu’il avait déjà utilisées.

Au nom du ciel, supplia la jeune fille. Il n’y a ici qu’une seule personne capable de vous donner l’explication. C’est le professeur Kizoki. Personnellement, je n’entends rien aux choses scientifiques, mais je ferai de mon mieux pour traduire ce qu’il me dira. Il tient d’abord à vous faire savoir que nous n’avons pas été tués. Nous n’avons pas été tués parce que nous nous trouvions au centre même de la désintégration moléculaire et atomique. La réaction en chaîne qui a produit cette désintégration a gagné le temps de vitesse, je dis bien « gagné le temps de vitesse », ce sont les mots du professeur. D’ailleurs vous savez de quoi il s’agit. Pour vous donner une approximation, ça s’est passé beaucoup plus vite… à une vitesse beaucoup plus grande que celle de la lumière, qui, comme vous le savez peut- être, est la vitesse la plus élevée connue de l’homme.

— A quelle vitesse ? tapa Berny avec un ricanement.

Elle posa une question, attendit la réponse du professeur et se tourna vers Berny.

Vous ne pouvez pas comprendre, mais pour vous en donner une idée, le professeur suggère ceci : supposez que ça se soit passé à une vitesse telle que selon la seule théorie de la relativité, et avec vos unîtés de temps, la désintégration ait été complète, avant ou du moins, presque avant d’avoir commencé. Ecoutez-moi, je vous en prie. Le professeur dit qu’il ne voit pas d’autre moyen de vous donner une idée de cette vitesse ou une possibilité de comprendre.

Berny fit plusieurs fois oui de la tête, et elle poursuivit :    .

Le résultat de tout cela est au moins aussi difficile à expliquer, mais le professeur suggère ces deux images d’un état à trois dimensions dans un univers à quatre dimensions, nous avons été transférés ou changés en un état à quatre dimensions dans un univers à cinq dimensions. Ou, si vous voulez, nous sommes devenus une forme de l’antimatière, ce qui revient au même, dit le professeur. Est-ce que ça vous paraît clair ?

Berny tapa rapidement sur sa machine :

Théoriquement, c’est possible, mais je n’y crois pas. Pouvez-vous me donner des preuves ?

Je pense qu’ils pourront vous en donner, dit-elle en souriant avant de traduire.

Est-ce que vous le croyez ? tapa Berny, tandis qu’elle écoutait le professeur.

Oui, parce qu’il n’y a pas d’autre explication possible.

Comment puis-je être certain que vous n’êtes pas dans un studio quelque part et que vous n’êtes pas en train de monter le meilleur canular de votre vie ?

Non, Mr. Marsden. Je vous assure que c’est la première fois que je me vois depuis… depuis que j’ai disparu à Nagasaki. Mais, écoutez-moi bien : le professeur dit qu’il peut vous donner une preuve par l’absurde. Par exemple, vous pourriez facilement vérifier l’existence réelle de deux au moins de ceux qui sont ici et qui étaient très connus à Nagasaki. Le professeur dit que vous pourrez trouver des photos de lui dans de nombreux ouvrages à Tokyo, et aussi qu’il a figuré sur la liste des victimes de la bombe de Nagasaki. Il dit qu’il était très connu dans les milieux scientifiques pour ses travaux sur l’œil. Il ajoute que, lorsque vous aurez vérifié tout cela, ce qui devrait aller très vite, le simple fait que vous ayez pu converser avec nous dans votre téléviseur sera une preuve de plus, une preuve encore plus convaincante.

Et vous, Miss Seymour ? Puis-je trouver quelque part une photo de vous et des renseignements sur votre vie ?

Oui ! J’ai une tante qui vit encore à Hull. Je sais qu’elle détient une photo de moi où je suis vêtue en infirmière ; cette photo date du début de mon apprentissage à l’hôpital de Hull. Vous devriez pouvoir retrouver ma trace très facilement. Vous découvrirez que j ai été expédiée à Singapour, et qu’à l’arrivée des troupes japonaises, j’ai été portée disparue. Je fus amenée au Japon, avec deux autres infirmières. L’une d’elles vit d’ailleurs toujours, je peux vous donner son nom et son adresse, elle confirmera ce que je vous ai dit. Nous nous sommes quittées à Yokohama.

Comment pouvez-vous savoir qu’elle vit encote ?

je l’ai vue très souvent. Je dois vous dire que nous nous déplaçons sans aucune difficulté et très rapidement.

Etes-vous apparue sur son écran de télévision ?,

C’est la première fois que je parais sur un écran. Le professeur a essayé sans succès un bon nombre d’appareils ; mais les conditions favorables sont rarement réunies. Nous ne pouvons intégrer une image de nous-mêmes dans le courant d’électrons que sur un récepteur allumé mais libre, c’est-à-dire en dehors des heures d’émission. Si nous entrions en concurrence avec une image télévisée, nous courrions de graves dangers. Et, comme vous l’imaginez facilement,. les gens n’ont pas l’habitude de laisser leurs récepteurs allumés quand il n’y a rien à voir. Il se trouve tout simplement que vous êtes la première personne dont il ait réussi à attirer l’attention.

Si je vous croyais (Je n’ai rien dit de tel, remarquez-le bien). Que voulez-vous que je fasse ?

Que vous serviez de liaison avec certains savants que le professeur voudrait joindre.

Etes-vous nombreux? Avez-vous rencontré des gens qui sont dans votre cas ?

Oui. Beaucoup de gens que nous avons du mal a comprendre. Des êtres venus d’autres mondes. A quoi ressemblent-ils ?

— Je ne sais vraiment pas… Les formes, les traits, les sons, rien de tout cela n’a de sens dans notre… dimension. C’est impossible à expliquer.

L’image sur l’écran trembla soudain : une sonnerie de trompettes et un bref claquement de cymbales accompagnèrent la projection sur l’écran, de l’horloge de l’hôtel de ville de Ray Falls. Berny, surpris, jeta un coup d’œil sur sa montre et courut à la fenêtre. Un peu en contrebas, réfléchie par les eaux lisses du lac, une bande de ciel rose lui confirma qu’il était bien six heures et qu’une nouvelle journée venait de commencer.

Berny prit la décision de garder pour lui sa « vision », du moins pour le moment. En arrivant à l’Institut de recherches, un peu plus tard, il gagna directement la bibliothèque et passa une partie de la matinée à consulter des ouvrages qu’il n’avait pas ouverts depuis des années. En théorie, il semblait presque impossible que des atomes composant un objet, ou même un animal, puissent être transposés en quelque chose d’entièrement différent tout en restant une entité.

Berny resta debout toute la nuit, mais la lumière tremblotante de son écran ne composa aucune forme. Le haut-parleur ronfla et craqua jusqu’à l’apparition de l’horloge avec son habituel accompagnement de musique, à six heures le lendemain matin.

Pendant toute une semaine, Berny passa ses nuits devant son téléviseur, attendant en vain le retour de Mary. Sans pouvoir imaginer comment, il n’était pas tout à fait certain qu’il n’avait pas été joué. D’ailleurs, même dans ce cas, quelqu’un avait fait une découverte scientifique prodigieuse. Cependant, il doutait que quelqu’un ait pu aussi bien jouer le rôle de Mary Seymour ; son visage avait exprimé avec une vérité poignante sa douceur et la simplicité de son drame. Tombait-il amoureux d’un visage, d’une ombre entrevue une seule fois sur son écran de télévision ? Mary existait-elle ou non ? Elle lui avait dit qu’elle n’était pas un fantôme, mais elle lui avait laissé entendre qu’elle n’était plus une personne humaine.

Quand il s’assit devant son petit déjeuner, Berny avait pris une décision : il vérifierait l’histoire de Mary Seymour. Dans ce but, il demanda un congé pour se rendre à Hull.

En rentrant à Ray Falls, trois semaines plus tard, Berny avait acquis une certitude : Mary Seymour avait réellement existé. A Hull, la directrice de la Royal Infirmary lui avait confirmé que Mary Seymour avait effectivement été infirmière de l’établissement. Sans même consulter ses archives, elle lui avait dit que Miss Seymour était partie pour Singapour avec un groupe de médecins et infirmières, tout au début de la guerre et elle lui avait montré la plaque de marbre sur laquelle le nom de Miss Seymour avait été inscrit.

A la section locale du Y W. C. A., la secrétaire se souvenait très bien de Mary Seymour qui y avait habité quelques mois. Le premier A. Seymour qu’il avait trouvé dans l’annuaire du téléphone avait été le bon. Oui, Mrs. Anne Seymour avait bien eu une nièce qui avait disparu pendant la guerre. Pouvait-il passer la voir ? Très volontiers. La vieille dame avait confirmé tout ce qu’il savait déjà et, sous le prétexte de vérifier la liste des Anglais présents à Singapour au début de la guerre, il était parti avec la preuve qu’il n’avait pas rêvé. Cette preuve était une photo de Mary Seymour, vieille de vingt ans, et c’était bien la même jeune fille qui lui avait parlé à travers l’écran de son téléviseur.

Avant même de défaire ses valises, Berny s’assit à son bureau pour classer ses notes. Il n’avait plus aucune hésitation maintenant. Il allait rédiger un rapport aussi précis, aussi documenté et aussi complet que possible. Il le soumettrait au professeur Holmes, le directeur général de l’Institut. Il était certain que Holmes le croirait, mais même au cas où il lui déconseillerait de le publier en alléguant qu’il était trop fantastique, Berny était résolu. Il publierait son rapport, dût-il le faire imprimer par le journal local. Il s’arrêta et considéra la photo de Mary Seymour. Puis, il se leva et prit un cadre sur une étagère, en enleva une vieille photo et y glissa celle de Mary. Au lieu de replacer le cadre sur l’étagère, il le posa sur le téléviseur. Il regarda sa montre, alluma l’appareil et, une minute plus tard, avant même que l’écran ne se fût illuminé il comprit aux bruits qu’il entendit, crissements de pneus, avertisseurs de police, coups de revolver, qu’il avait droit à un film policier. Il baissa le ton et revint à son bureau.

Il dut travailler un bon moment car au moment où, fatigué, il bâilla, s’étira et tourna la tête, Mary était sur l’écran en train de lui parler.

Mary ! dit-il dans un souffle…

Il bondit et mit toute la puissance.

… ne veux pas.

Répétez, s’il vous plaît, tapa-t-il très vite sur sa machine.

Nous savons que vous préparez un rapport sur nous, mais vous nous supplions d’abandonner ce

projet.

Mary, je sais maintenant que tout ceci est vrai. Où sont les autres ?

Ils ne veulent plus apparaître sur votre écran. C’est douloureux… et… deux de nos amis ont été détruits la dernière fois.

Vous n’avez pas trop souffert ?

Non, mais me promettez-vous de ne pas faire ce rapport ?

Pourquoi ? Il écrivit ce mot à toute vitesse avec son crayon.

Ce sont les autres qui ont pris la décision. Même si nous pouvions revenir sur la Terre, nous ne le voudrions pas. Et la majorité s’est prononcée contre toute nouvelle communication avec… avec les gens de la Terre.

Berny lui remit sous les yeux le papier sur lequel il avait griffonné pourquoi ?

Les humains… les gens de la Terre sont méchants.

Il prit la photo de Mary et la lui montra,

Oui, je sais. J’y étais, dit Mary en souriant.

Mary ! M’avez-vous suivi partout ?

Je ne puis vous entendre… Berny !

Il tapa la question sur sa machine et la lui montra.

Oui. Nous allons où nous voulons sans difficulté et je me trouvais justement à Hull quand vous êtes arrivé.

Mary, êtes-vous heureuse ?

C’est tellement différent ici… tellement différent. Oui, Berny, mais un bonheur que vous ne pouvez pas comprendre.

Comment vivez-vous ? Que faites-vous ?

C’est impossible à expliquer. Voyez-vous, toutes les choses simples et toutes les choses qui ont un sens pour vous n’existent absolument pas ici. Par exemple, nous n’avons pas de forme. Nous sommes, tout simplement.

Alors, comment pouvez-vous vous voir les uns les autres ?

Nous ne nous voyons pas. Nous savons que nous sommes là ; c’est d’ailleurs beaucoup mieux ainsi. Comment vous expliquer? Quand vous me regardez, vous voyez seulement mon visage. Ici, quand nous nous rencontrons — et d’ailleurs sans nous rencontrer — nous ne voyons pas l’extérieur ni l’âme des autres, nous les connaissons. Je veux dire que si toutes nos connaissances sur les autres pouvaient se transformer en visions, ce serait comme si vous pouviez voir quelqu’un sous tous les angles en même temps, y compris à l’intérieur.

Pouvez-vous lire dans les pensées des autres ?

Non, je ne vous ai pas dit cela, quoique nous n’ayions pas à lire dans les pensées des autres… Nous les connaissons tout simplement.

Alors, comment communiquez-vous ?

Nous n’avons jamais besoin de communiquer. Nous savons, mais… c’est inutile, vous ne pourriez pas comprendre.

Je pourrais essayer.

Oui, Berny, mais… Je crois que je ne pourrais pas vous expliquer.

Pouvez-vous nous voir et lire dans nos pensées de la même façon ?

Non, parce que vous n’avez que trois dimensions. Mais nous pouvons nous promener parmi vous, vous regarder et vous écouter.

Pourquoi ne m’entendez-vous pas maintenant ?

Parce que pour vous permettre de me voir et de m’entendre, je dois m’insinuer, disons mes atomes, dans votre tube cathodique, si c’est bien comme cela qu’on dit.

Qu’est-ce que vous savez de moi, Mary ?

Je crois que je sais tout de vous, Berny. Je suis près de vous depuis longtemps, surtout depuis que vous avez rendu visite à ma tante à Hull.

Il rougit, eut un instant d’hésitation et tapa enfin :

Je pense que vous savez que je vous aime ?

Oui, Berny. En fait, je le savais avant vous, je crois.

Connaissez-vous aussi l’avenir ?

Pas de la manière dont vous le connaissez.

Est-ce que je compte pour vous, Mary ?

Oui, mais d’une manière très différente.

Il ne peut y avoir qu’une seule manière.

Oh ! Non! dit-elle en riant. Mais là encore, vous ne pourriez pas comprendre.

Mais je compte quand même pour vous ?

Oui. Pour être juste, selon vos… vos critères, je… je pense que moi aussi je vous aime, Berny. J’aimerais pouvoir vous rejoindre là-bas.

Ça n’aurait aucun sens pour vous, Berny. Je vous assure qu’il est impossible d’embrasser quelque chose qui, pour vous, n’a pas de réalité matérielle. Mais je m’attarde, il faut que je vous quitte. Est-il tard? Ici, nous n’avons plus conscience du temps.

Berny acquiesça de la tête et lui montra l’heure.

Oh ! Il est tard. Bonsoir, Berny. Au revoir.

Elle lui envoya un baiser et se glissa hors de l’écran qui continua à clignoter, tout blanc maintenant. Aucun bruit ne sortait plus de l’appareil.

Pendant le reste de la nuit, Berny resta éveillé à travailler. Il réfléchit beaucoup et écrivit beaucoup.

Entre autres, il avait achevé, le matin venu, une lettre dactylographiée de trois pages pour Mary Seymour.

Le lendemain, au lieu de continuer son rapport, il alla voir son électricien et lui acheta un micro. Rentré chez lui, il l’installa de telle façon que, en parlant devant, sa voix était amplifiée par le haut-parleur de son téléviseur. Sur une autre feuille dactylographiée, il rédigea une explication : il espérait qu’avec ce procédé Mary l’entendrait et qu’ainsi il n’aurait plus à s’exprimer par le canal fastidieux de la machine à écrire. Il disposa soigneusement cette feuille avec sa lettre de trois pages devant l’écran de son poste et, tard ce soir-là, quand les émissions locales furent terminées, il laissa l’appareil allumé.

Il était dans sa cuisine, occupé à préparer une collation de lait et de biscuits, quand il entendit Mary l’appeler :

Berny ! S’il vous plaît, n’utilisez pas ce micro tout de suite. Je crains qu’il n’ait les mêmes suites que l’arrivée d’une image télévisée. Ça pourrait être dangereux, vous ne croyez pas ?

Berny claqua la porte de son réfrigérateur et vint en courant débrancher son micro.

Berny, ça marche, ça marche merveilleusement, dit Mary d’une voix émue. J’ai entendu très distinctement cette porte claquer et je n’ai eu aucun mal. Essayez de dire quelque chose… à voix basse pour commencer.

Tremblant comme une feuille, Berny murmura :

Mary, je vous aime.

Merci, Berny. Je le savais déjà. Je sais aussi tout ce que vous avez écrit, parce que dès que je reprends mon autre « état » je reste près de vous et je peux voir tout ce que vous faites.

Et vous avez regardé par-dessus mon épaule pendant que je rédigeais ?

Non, pas exactement. J’étais en même temps dans vos doigts, dans le papier sur lequel vous écriviez… mais comment vous expliquer cela ?

Ce que je comprends, Mary, c’est que vous m’aimez… et il faut absolument que nous trouvions une solution à cela.

Quelle solution ?

Enfin, chérie, vous n’êtes pas un fantôme. Vous êtes vivante, très vivante même ! La preuve, c’est que vous pouvez apparaître sur un écran de télévision, parler et discuter intelligemment. J’en conclus donc ceci : vous êtes vivante, donc il y a de l’espoir.

Quel espoir, Berny ?

Je ne sais pas, mais si une bombe atomique a pu vous mettre là où vous êtes, et vous y mettre intacte, nous devons trouver le moyen de refaire l’opération inverse. C’est pourquoi je dois faire un rapport sur tout cela tout de suite pour permettre aux hommes les plus doués de travailler sur cette question.

Berny, vous êtes un amour… mais c est tout à fait impossible, dit Mary, les yeux pleins de

larmes.

_ Mary, il doit bien y avoir un moyen de… de vous sauver!

Nous n’avons pas besoin d’être sauvés, Berny. Et les autres, de toute façon, ne veulent pas être sauvés… Berny, si vous dites un seul mot de notre aventure à qui que ce soit, vous ne me reverrez jamais.

Comment pouvez-vous me dire cela !

Le choix vous appartient, Berny. Je reviendrai ici demain soir si notre secret est toujours un secret. Sinon… vous allumerez votre poste inutilement.

Non, ne partez pas encore.

Mais son visage souriant avait déjà disparu.

Elle n’apparut pas le lendemain soir, ni le suivant. Le troisième soir, juste après la fin des émissions régulières, elle parut soudain, tenant serré contre un côté de son visage quelque chose qui ressemblait a un foulard.

Mary ! Qu’est-ce qui s’est passé ? Regardez-moi ! dit Berny en s’approchant de l’écran.

Berny, mon chéri… Je n’aurais pas dû venir. Je commence à en ressentir les effets, et on craint que je me désintègre lentement si je continue à paraître sur votre écran.

Oh ! ma chérie, comment cela vous atteint-il ? Montrez-moi votre visage !

Je préférerais que vous vous souveniez de la Mary qui est sur la photo. Il faut que je parte, Berny. Vous me comprenez, n’est-ce pas ? Et rappelez-vous que je suis près de vous, parce que, du moins en termes terrestres, je vous aime.

Mais, Mary, attendez ! Comment allons-nous communiquer ?

Je serai près de vous, Berny. Si je reste plus longtemps, ce sera une séparation d’une tout autre sorte. Rappelez-vous bien : je ne suis pas morte. Au revoir, mon… Au revoir, Berny !

Berny se pencha sur l’écran, elle vint tout près, embrassa la surface de verre et s’évanouit.

Berny laissa aller son travail à la dérive pendant les semaines qui suivirent. Ce fait ne passa pas inaperçu et le professeur Holmes, l’ayant convoqué dans son bureau, lui demanda s’il avait des ennuis. Oui et non, monsieur… Je… je travaille sur un rapport… quelque chose d’entièrement… et…

Bon. En tout cas, ne vous tuez pas au travail, Marsden, et prévenez-moi quand vous aurez fini. Je serais content d’en prendre connaissance.

Il avait fait faire copie de la photo de Mary et il en agrafa une à son rapport qui était maintenant achevé. Il le relut avec soin, hésita encore une semaine et, s’étant finalement décidé, il tapa sur sa machine un mot pour Mary. Il avait essayé une ou deux fois de parler à haute voix, et, tout assuré qu’il fût de sa présence à proximité, il s’était senti capable de continuer. Il relut son billet :

Mary, je vais essayer de vous faire revenir sur terre. Pour y parvenir, il me faut des meilleurs savants, et c’est pourquoi, comme vous le savez sans doute, j’ai fait un rapport complet de notre aventure. Je sais que vous ne m’approuvez pas, mais je suis sûr que vous me comprenez. Un jour, peut-être, vous m’en serez reconnaissante.

Il signa ce papier et le laissa en évidence sur son bureau. Il attrapa son chapeau et, au même moment, le téléphone sonna.

Oui, c’est bien le Dr Marsden.

Je m’appelle Perkins, docteur. Je viens de trouver votre numéro dans l’annuaire. Ecoutiez-vous la radio il y a quelques instants ?

Je suis désolé. Non. Excusez-moi, mais je n’ai pas de temps…

Attendez, docteur, ce n’est pas une plaisanterie. J’ai entendu un message radiodiffusé pour vous. Quelle sorte de message ?

On l’a passé en urgence entre les sports et le concert symphonique.

Et comment savez-vous que c’était pour moi ? Que disait ce message ?

C’était très court. Il disait simplement que le Dr Marsden, de Ray Falls, devait appeler Miss Seymour, sans faute, ce soir.

Et qui l’a lu ?

Je ne sais pas. Le speaker, sans doute.

Etait-ce un homme ou une femme ?

Enfin, docteur, je ne plaisante pas. Appelez vous- même l’émetteur. On vous donnera tous les renseignements que vous désirez. J’ai seulement voulu vous rendre service.

Et je vous en remercie infiniment.

Il avait à peine raccroché que la sonnerie retentit de nouveau.

C’est le docteur Marsden ? On a passé un message pour vous à la radio, il y a cinq minutes.

Je sais. Merci beaucoup.

Il raccrocha, et comme la sonnerie recommençait, il débrancha l’appareil, mit son chapeau et son pardessus et sortit. Une voiture de police s’arrêta près de lui devant l’entrée de son garage.

Etes-vous le docteur Marsden ?

Un policeman était sorti de la voiture et il alluma une lampe de poche qu’il braqua vers lui.

Oui, c’est moi. Pourquoi ?

Il y a eu un message urgent à la radio pour vous, et nous avons reçu plusieurs coups de téléphone de gens qui l’ont entendu.

Merci. Je l’ai entendu également et je m’en occupe.

Bon. Peut-on vous conduire quelque part, docteur ?

Non, merci beaucoup. Ce n’est pas si urgent que ça.

Berny alluma son téléviseur à 23 h 30 et regarda patiemment la fin d’un film, les dernières nouvelles, le dernier bulletin météorologique, et le bonsoir final de la speakerine. Une heure plus tard seulement, la lumière scintilla plus vivement et il se trouva face à face avec un homme chauve qu’il n’avait jamais vu.

Docteur Marsden, je me suis porté volontaire pour apparaître ici ce soir, et on m’a accepté parce que je parle anglais.

Où est Miss Seymour ? Pourquoi n’est-elle pas venue ?

Tout simplement parce qu’une seule apparition de plus pourrait être très dangereuse pour elle.

Et ce n’est pas dangereux pour vous ?

Ce le serait si je restais longtemps ou si je revenais fréquemment. C’est aussi dangereux pour nous que la radio-activité pour vous. J’ai donc peu de temps et je vous prie de m’écouter attentivement.

Miss Seymour va-t-elle bien ?

Oui, à condition de ne plus s’exposer…

Puis-je lui parler, même sans la voir ?

Non, mais ne m’interrompez plus, je vous en prie.

Ce que j’ai à vous dire est important et mon temps de sécurité est déjà presque terminé.

Bien. Allez-y.

Miss Seymour nous a parlé de vos plans. Nous ne sommes pas d’accord. Pour deux raisons : d’abord, nous ne voulons pas reprendre notre forme antérieure, et ensuite, les expériences que vous pourriez entreprendre peuvent avoir des suites fatales pour nous.

Et quel est l’avis de Miss Seymour dans tout cela? .    .

Vous m’avez promis de ne pas m’interrompre. Oui,

Miss Seymour est d’accord avec nous. Nous savons que vous ne pouvez pas réussir et nous vous en avertissons. Mais, pour être francs, nous avons peur des expériences que vous envisagez. Nous avons donc décidé de vous offrir quelque chose en échange de votre silence. Vous pouvez nous rejoindre sans trop de difficultés si vous le voulez. Et justement, Miss Seymour me prie de vous faire savoir que si, malgré son désir de vous voir conserver votre forme actuelle, vous décidez de nous rejoindre, elle n’y mettra pas opposition.

Et… m’épousera-t-elle ?

Si vous voulez, oui… Mais ça n’a pas de sens. Vous ne pouvez pas comprendre.

Comment dois-je m’y prendre ?

Pour vous, ça ne doit pas présenter d’obstacles majeurs. Placez-vous au centre d’une explosion atomique. Nous savons que vous n’êtes pas employé au service des explosions nucléaires, mais vous pourrez certainement vous arranger pour participer à un prochain essai.

C’est ridicule, grogna Berny.

Oui, peut-être. Je dois partir. Ma limite de sécurité est atteinte. Malheureusement, le temps compte quand nous apparaissons de cette manière. Avertissez Miss Seymour si vous vous décidez, et nous prendrons les dispositions nécessaires pour qu’elle vous retrouve.

Hop ! Une minute !

Mais l’homme était déjà parti.

Berny n’était pas homme à se suicider, mais en y réfléchissant bien, il ne s’agissait pas vraiment de suicide. Il subirait seulement une transformation qui n’avait rien de commun avec celle de la mort.

Quoi qu’il arrivât, personne ne dépendait de lui, et sa disparition ne causerait d’ennuis à personne.

Il eut tôt fait de s’apercevoir que le fonctionnement des divers dispositifs de sécurité rendait pratiquement impossible l’approche d’une bombe. En faire exploser une accidentellement semblait encore plus difficile. D’ailleurs, il abandonna très vite cette idée, parce qu’elle signifiait un grave danger pour beaucoup. C’était loin d’être aussi facile que le messager avait semblé le croire. Pourtant, un matin, il trouva un moyen. En parcourant des papiers qui avaient été mis par erreur sur son bureau, à l’Institut, il apprit qu’un de ses collègues, le professeur Brenden, était sur le point de faire exploser une grenade A expérimentale. C’était une grenade à main, qui, selon son inventeur, provoquerait une explosion nucléaire miniature capable de « détruire absolument tout dans un rayon de quelques mêtres. Elle présentait aussi l’avantage de n’entraîner aucune retombée radio-active, et par suite, il était possible quelques secondes après l’explosion d’occuper le terrain sans aucun risque d’exposition aux radiations. A la différence des grenades ordinaires, elle n avait pas de détonateur fusant. Quand on avait enlevé la goupille de sécurité, tout choc supérieur à deux kilos actionnait le détonateur.

Berny savait que s’il portait un intérêt trop manifeste aux travaux du professeur Brenden, les règles de sécurité à l’intérieur de l’Institut étaient telles qu’il serait interrogé et que, par mesure de précaution, une enquête serait ouverte et son secret peut-etre éventé. Ayant examiné toutes ces éventualités, il ébaucha un rapport concernant les moyens de réaliser des explosions très limitées, la charge nucléaire pouvant etre contenue dans une simple balle de fusil. Cette explosion ne serait dangereuse que dans un rayon de quelques dizaines de centimètres. Il était bien conscient des vraies difficultés qui faisaient obstacle à son projet, mais dans ce rapport préliminaire, il esquissa a grands traits les moyens de les surmonter. Le rapport achevé et remis à ses supérieurs, Berny n’eut pas a attendre longtemps. Le professeur Holmes entra un matin dans son bureau :

Vos idées sont intéressantes, Marsden. Vous semblez même plus avancé que Brenden. Dites-moi, que penseriez-vous d’une collaboration avec Brenden ? Il va commencer ses premiers essais. Vous pourriez lui être très utile.

En quelques jours, Berny apprit tout ce qu’il voulait savoir et établit en conséquence un plan d’action.

Il amorcerait l’une des grenades de Brenden, l’emporterait dans un entrepôt spécial, fermerait la porte blindée et ferait sauter la grenade à ses pieds. Il aurait préféré la faire exploser en plein air, mais il savait qu’il n’arriverait pas à tromper les détecteurs automatiques et les compteurs Geiger disposés à toutes les sorties de l’Institut.

Quand il fut assuré qu’il ne lui restait plus qu’à choisir son moment, Berny rentra chez lui et rédigea une lettre pour Mary, lui expliquant comment il comptait s’y prendre, et lui demandant de faire paraître un messager à la télévision, ce soir-là. A minuit quinze, treize heures exactement avant l’heure qu’il avait choisie pour son expérience, le même personnage chauve qui lui était déjà apparu se montra sur l’écran.

— Miss Seymour vous demande toujours de renoncer. Mais elle m’a dit de vous assurer qu’au cas où vous réaliseriez votre expérience, elle vous attendra.

Et il disparut.

Berny commit une erreur tragique. Il aurait dû jeter un coup d’œil sur les autres entrepôts souterrains. Dans l’un d’entre eux étaient stockées trois bombes tactiques de moyenne puissance. Dieu merci, une seule explosa ; elle était sans doute toute proche de la grenade de Berny. Malgré la relative faiblesse de cette bombe, Ray Falls fut durement touché. Six mille quatre-vingt-trois personnes moururent instantanément. Et sur les cent vingt-deux mille trois cent quarante-neuf personnes qui furent exposées aux radiations, huit pour cent seulement ont des chances de survivre. La partie est de la ville fut entièrement détruite, tant par l’explosion que par l’incendie gigantesque qui s’ensuivit.

Comment puis-je connaître ce qui est arrivé à Berny ? C’est ma femme qui m’a tout raconté. J’ai fait sa connaissance peu après la catastrophe, et elle resta très longtemps notre principal suspect. J’avais, quant à moi, la conviction que ç’avait été un accident. On l’avait trouvée dans les ruines de l’Institut de recherches. C’est la première équipe de sauveteurs qui la découvit. On l’emmena à l’hôpital pour la soigner d’une profonde brûlure, qui a d’ailleurs considérablement rétréci la partie droite de son visage. Elle était gravement choquée et avait totalement perdu la mémoire. Elle croyait s’appeler Mary, mais n’en était pas sûre, et malgré nos efforts, nous ne réussîmes jamais à l’identifier. Ce qui intriguait les médecins, plus encore que la perte de sa mémoire, c’est le fait qu’elle n’avait absolument pas souffert de la radio-activité intense qui tua tant de gens et qui en tue encore tant chaque jour. En tant que responsable de la sécurité, je la vis beaucoup, et elle sembla s’attacher à moi. (Elle disait que je lui rappelais quelqu’un). Quand, enfin, je lui proposai un soir de m’épouser, elle accepta très simplement. Après notre lune de miel, je vins vivre avec elle dans notre cottage du bord du lac, que j’avais hérité de mon frère Berny. Nous y arrivâmes un soir, et le lendemain matin, pendant le petit déjeuner, elle aperçut brusquement le téléviseur. Je crus qu’elle allait s’évanouir.

Immédiatement, elle recouvra l’usage de sa mémoire.

Maintenant, nous menons une vie très calme et nous sommes très heureux. J’ai mis en pièces le téléviseur, parce qu’il la rendait inquiète. D’ailleurs, nous évitons toujours de nous approcher des récepteurs de télévision, dans la mesure du possible. Je crois savoir ce qui lui fait peur.

Et j’en ai peur, moi aussi.

La Mémoire du Bois – Claude Seignolle

Malloye était mon copain de ce temps à pantalons de velours côtelés et à cafés-crèmes, que chaque artiste honore momentanément ou à vie.

Bienheureux d’une euphorique trentaine, nous ne doutions pas alors de pouvoir retenir à pleines mains les quatre fougueuses pattes du génie convoité : Malloye celui de la sculpture ; moi, de l’art dramatique.

Mais, de nous deux, ce fut Malloye qui, douce brute, eut la poigne la plus solide pour garder les pantalons de velours. Je m’engageai dans l’anonyme légion des journalistes-à-tout-dire, satisfait à la longue du nid de phrases creuses que je fis à mon nom.

Pour subsister sans mendier, Malloye, opportun, sut d’abord prendre le vent des goûts du moment et gagner plus que d’envie en taillant du sous-Un-tel ou du presque-Tel-autre en vogue, que lui achetaient à yeux fermés des Américains gobeurs de toutes œuvres d’art à la mode.

Il aurait vendu une traverse de voie ferrée, vernie et baptisée « Adam au supplice ».

Son atelier de la rue Mazarine était à la fois un entrepôt d’objets au rebus et la chapelle-à-boire pour tous les traîne-ciseaux de Saint-Germain-des-Prés, Malloye bon garçon, généreux comme le soleil en juin.

Mais, heureusement pour l’Art, il y eut soudain Esther.

Pas belle, la fille ! Sans âge, maigre jusqu’à l’os, blond filasse sur un visage farineux, une coriace haleine d’humus mouillé et, avec ça, toujours ironique, jamais copine avec d’autres que Malloye, comme d’une proie, lui qui trouvait à l’épouvantail un fascinant charme cruel.

Elle débarquait tout juste de quelque Lithuanie, ou je ne sais quelle autre Russie et, guidée par de mystérieuses intuitions slaves, sut d’abord le détourner de l’argent facile — ce qui, pour elle-même ne devait pas l’être —; puis, peu à peu, lui passer les menottes de la création personnelle, comptant sur l’amour pour en adoucir les douleurs.

Esther visa juste. Malloye, qui avait une secrète âme de croque-mort, se fossoya une place en plein expressionnisme nécrophage.

Jugeant l’air et le cadre de la rue Mazarine trop pur et trop clair, il loua place Dauphine un rez-de-chaussée pourvu d’une vaste cave profonde, voûtée de plusieurs siècles, où il enfouit son atelier, lui avec.

Je n’eus pas tout de suite accès à l’antre-à-Malloye. Esther veillant, impitoyable telle une porte-clefs de la Tour de Londres, sur la réclusion créatrice de son époux d’enseveli, car, oncques ne le voyait plus hors de là.

Parfois, elle consentait à m’offrir une amère liqueur de politesse forcée, mais nous n’en restions pas moins seuls, debout face à face dans leur studio du rez-de-chaussée réservé à la cuisine et au lit ; elle, à dire à tout bout de champ le mot qui congédie ; moi, celui qui aide à rester et gagne du temps. Cela sans que jamais je ne parvienne à atteindre la minute espérée où Malloye surgirait des Enfers ; lui, là-dessous peut être cadavre, égorgé depuis des semaines par cette femelle frisant le moribondage et goulue d’un mort pour elle seule.

Et cette stupide pensée aurait pu sérieusement prendre corps, tant la garce finissait par m’en donner l’impression avec son allure raide, fermant un œil tel un rapace fatigué tout d’un côté, si, un jour, l’ayant sensibilisée par ma tenace amitié — ou y trouvant son intérêt ? — elle ne m’avait enfin autorisé à descendre chez le génie es-Ténèbres.

… Mais de quel regard canaille elle m’accompagna !

Dans le sombre, je tâtais à semelle hésitante les hautes marches de pierre épaisse et j’arrivai en plein au-delà… Des bougies soignaient un climat équivoque, et une sourde musique d’orgue envoyait des bouffées d’enterrement. Ajoutez une soûlante odeur de suif en pleurs et une nauséeuse senteur de bois vermoulu.

Pourtant ce climat de deuil fut bien plus joyeux que la grimace qu’eut Malloye en m’apercevant !

Elle ne me laissa aucun doute : j’étais importun. Esther me l’avait vraiment transformé !

Après un mauvais grognement, je crus qu’il allait bondir et me mordre à la chien méchant.

Mais, en regardant autour de moi, je fus encore plus saisi et bouleversé par l’effroyable compagnie de Malloye. Le souffle me resta un long moment à mi-gorge, en boule douloureuse.

Battues par les vagues de la lumière douteuse qui coulait d’un peu partout avec des répits, telles les pulsations blêmes d’un foyer dispersé, jaillissaient et disparaissaient de longues planches sombres, sculptées ; relief en plein bois, précis et réaliste, étalant les pires cadavres de cauchemar : hommes et femmes en supplice statique, couchés longueur nature; détails animés par les ombres vivifiantes, çà et là rehaussés de couleurs idoines mais qui n’effaçaient pas le moisi naturel de ces horribles fresques.

Malloye avait saisi des poses d’agonies torturantes : chairs putréfiées de tons verdâtres et blanchâtres d’os apparents ; gestes envoyant des malédictions à les sentir ; visages quasi décharnés, douloureux et haineux de cris muets entre leurs mâchoires lancées en avant avec le visible besoin de donner des morsures empoisonneuses ; pourritures et ferments de pestilentes rondes bosses qui jonchaient le sol, ou grimpaient, sur d’autres planches, aux murs de cette repoussante fosse commune en décomposition figée.

Enfin, remis de la surprise qu’Esther ait pu laisser passer quelqu’un, ou, peut-être, me reconnaissant seulement ; satisfait de voir l’atterrement sincère et spontané que son œuvre secrète provoquait en moi, le compagnon estimé, Malloye se radoucit.

Il vint me prendre par le bras et, sans un mot, me guida de force entre les personnages de cette tragédie mortuaire que je frôlais avec répulsion, la peau moite et le cœur retourné.

Nous allâmes vers la coulisse de ses exploits. Là, il me montra ce que je compris et jugeai être son chef-d’œuvre.

Taillé en plein chêne, un homme jeune, vêtu d’un habit élégant destiné à paraître de salons en galas, se tendait atrocement convulsé, effroyablement expressif, mort récent encore avec ses chairs tout juste flétries. Son plastron amidonné était sauvagement arraché sur sa poitrine lacérée et hersée par ses ongles qui, m’expliqua Malloye, avaient continué à pousser aigus durant le temps de sa pseudo mort cataleptique. Celle-ci trompant les vivants, on l’avait livré à l’ensevelissement dans le ventre d’une bière cupide de son mort personnel : solide coquille d’un fruit à pourrir. Mais, revenu à un souffle normal et à la vie reprenante, l’homme, d’abord angoissé par les ténèbres, n’avait pas tout de suite compris — oh, peu de temps ! — et, soudain épouvanté jusqu’à la folie, passant par toutes les gammes de la mort, il avait usé, avec des hurlements venus de ses tripes, la bulle d’oxygène restée dans son cercueil en droit de trépassé. Les ongles d’une de ses mains étaient profondément enfoncés dans sa gorge tels des scalpels voulant l’ouvrir pour respirer par cinq bouches nouvelles. L’autre s’était brisée ongles et os au couvercle, en cherchant à le crever comme s’il n’était que le ventre d’un ballon posé là, prometteur d’air pur. Ses jambes, tendues raides, avaient couru sans répit dans une impossible fuite. Quant à son visage aux traits houleux, je chancelai de mâle fascination en voyant dans ses yeux vitreux, ravivés par

Malloye d’un féroce glacis, l’épouvantement arrivé au paroxysme où le feu de la peur sublime les chauffe à devenir des diamants qui éclaboussent les flammes crépusculaires de l’enfer des terreurs.

Tout cela était tellement ce que ce devait être, mais si rarement vu par les vivants que, là, dans cette tombe collective, je ressentis l’angoisse subite de l’enterré-vif qui va devoir se battre avec la seule arme de son vain souffle contre la mort, gagnante d’avance.

Et je suffoquai brusquement devant Malloye qui continuait à commenter son œuvre avec les mots et le sourire de la vanité satisfaite.

Je parvins à lui dire que je désirais partir et je m’éloignai aussitôt, trouvant une réconfortante allure de douceur aux autres trépassés qui, pourtant, m’avaient précédemment jeté dans l’anxiété.

Malloye me rejoignit au moment où je posais le pied sur la première marche.

—    J’espère que tu as compris d’où me venait tout cela, me dit-il, en cherchant à me retenir par le bas de ma veste.

Mais je n’éprouvais aucun désir de savoir quoi que ce fût d’autre sur son œuvre atroce.

Je montai rapidement l’escalier et je l’entendis me crier sur un ton victorieux:

—    … Maintenant Ils m’obéissent… Ils m’obéissent tous…

En me voyant sortir de la cave et traverser aussi vite que possible son studio pour partir, Esther posa à mon intention un index moqueur sur le bout de son nez.

Alors, pour la première fois, j’eus le temps de lui surprendre une toute autre teinte d’yeux : ses pupilles, habituellement vert d’eau, étaient devenues deux taches rouillées qui ressemblaient à la tête de gros clous carrés, enfoncés là comme pour la faire tenir debout contre la panoplie de notre monde qui… qui

ne devait pas être le sien.

Plusieurs nuits consécutives, je fus étouffé et roulé dans de boueux cauchemars où s’ébattaient l’un après l’autre, les personnages Malloyens. Ils m’étreignaient, me maudissaient ou me suppliaient de les délivrer de leur honteuse exposition chez ce vivant sans pitié pour leur impudique laideur d’au-delà : celle-ci n’appartenant qu’à ceux qui l’avaient payée avec le haut prix d’une agonie rageuse.

Et pourtant, Dieu sait si, dans ma profession, j’avais vu les pires écrasés ou déchiquetés, mais jamais encore de morts vivant à ce point leur mort comme ceux de Malloye !

Une brusque flambée d’actualité me sauva de cette hantise et, bien que ce fût un meurtre, j’y trouvai un dérivatif salutaire.

Qui ne se souvient de l’assassinat de Liz Palmaire ! Le plus mystérieux des crimes ; la plus belle des actrices !

On la trouva étranglée chez elle, à Auteuil, sur son lit sans qu’elle ait appelé au secours, les pupilles dilatées par une brusque et angoissante surprise. —

A vrai dire, elle était autant morte de peur que la gorge broyée.

Or, il était absolument impossible de pénétrer dans l’hôtel particulier de Liz Palmaire qui, idole, subissait les assauts inlassables de ses admirateurs ; au point que la police devait se livrer à d’incessantes rondes afin d’enlever ceux venus dormir contre sa grille pour y trouver la jouissance d’un sommeil presque partagé.

L’assassin ne pouvait être qu’un intime ; connaissant parfaitement les lieux, sinon comment aurait-il pu entrer à l’insu de dix domestiques attentifs, se relayant par équipe et se méfiant même de leur propre ombre ! Pour parvenir à la chambre de sa victime il fallait qu’il sût où passer sans risquer de se faire voir. Ce que comprit tout de suite le commissaire principal Jeandhomme, porté du jour au lendemain à l’égale célébrité de Liz Palmaire par un public qui l’encouragea à venger la perte de sa divine.

Sébastien, le plus ancien serviteur de la maison, révéla alors qu’il existait un couloir et un escalier secret partant derrière une cloison mobile de la buanderie et aboutissant au fond d’un des deux placards qui encadraient le lit où fut trouvée Liz.

La seule personne, à part lui, ayant connaissance de ce passage réservé à l’amour, était Monsieur le Marquis Marc Alexis d’Aultremont, l’ancien propriétaire de l’hôtel et premier grand protecteur de Mademoiselle Palmaire au temps où celle-ci n’était qu’une discrète élève du Conservatoire, et —

Sébastien osa l’avouer — tributaire de certains autres messieurs, tous très honorables.

Elle réussit sur les planches et dans son avenir, Monsieur le Marquis lui ayant fait la donation de ses biens ; ce qui entraîna sa ruine totale puisqu’il lui offrit non seulement l’hôtel, ses terres charentaises et normandes mais, de surcroît, perdit l’amour intéressé de Mademoiselle Liz qui trouva alors plus décent de se montrer en compagnie de jeunes et beaux garçons, d’âge plus en rapport avec le sien. Autrement dit, elle l’envoya au diable des amants naïfs et imprévoyants.

En apprenant cela, Jeandhomme crut tenir son coupable ; le motif était évident : vengeance d’abandonné fort de sa connaissance d’un passage secret. Il fit ouvrir l’entrée confidentielle. On releva dans la poussière ancienne, de fraîches empreintes de pas. Ce n’était pas celles de Sébastien qui fut également mis hors de cause par ses collègues avec lesquels il avait manillé pendant l’agression. Ce ne pouvait être que le Marquis revenu.

Aussi le commissaire principal s’apprêtait- il à signer un mandat d’arrêt contre Marc Alexis d’Aultremont ; mais ce fut lui qui s’arrêta avant ! On savait officiellement que le Marquis, désespéré, s’était tiré une balle dans la tête voici cinq ans en forêt de Fontainebleau… Maintenant il appartenait à la terre des pauvres du cimetière de Milly-la-Forêt !

A partir de là ce fut le grand jeu habituel : dix suspects utiles à nourrir l’attente du public, ainsi que l’appétit des journaux, furent tour à tour arrêtés et relâchés après avoir laissé traîner l’espoir qu’ils étaient coupables.

Enfin, on pleura moins sur Liz Palmaire et Rêva Smyrne commença à faire parler de ses jambes, puis de son talent… Mais, c’est la vie !

Ces événements avaient réussi à me faire oublier Malloye et sa ménagerie de sculptures macabres, lorsque je reçus ce billet de lui : … Viens vite, il faut que je t’explique… Toi seul peut m’aider… Attention, méfie-toi d’Esther…

Ces simples phrases faillirent me vitrioler les yeux. En un instant, je plongeai par l’esprit dans l’œuvre repoussante et me sentis un suaire humide à même la peau.

Non, je ne voulais plus retourner là-bas. Et puis, le dernier regard d’Esther m’était resté aussi pénible qu’une extrême-onction.

Mais je ne pouvais le voir que là, … Alors ?

Alors, le lendemain matin, caché derrière un des arbres de la place Dauphine, j’épiai le départ d’Esther à ses courses, souhaitant que ses fournisseurs se trouvent à l’autre bout de la capitale.

La chance se fit bonne fille. Esther ne tarda pas à sortir, un panier à provision au bras. Je la vis s’éloigner vers le pont Neuf. Sans doute allait-elle aux Halles acheter en gros, Malloye ne boudant pas sur la nourriture.

Je me précipitai. La porte n’était pas fermée. J’en fus heureux et, tout à la fois, je le regrettai : j’aurais aimé être empêché d’entrer chez Malloye par Esther rien que pour me trouver quitte avec ma conscience de saint-bernard. Mais le sort en était jeté ! La main sur le cœur, je descendis dans la fosse.

Il m’accueillit tout de suite avec les affectueux élans d’autrefois, si bien que, réconforté, le décor me parut moins hostile.

Je dévisageai le retrousseur de linceul : Ah çà ! depuis ma dernière visite, il avait sérieusement maigri et son visage hâve avouait qu’un tourment le ruinait. Qui ou quoi pouvait bouleverser et détruire à ce point un tel insensible à la souffrance et à l’horrible ?

Il me prit aux poignets et me les serra violemment, comme pour mieux me faire comprendre par la douleur ce qu’il me hurla d’une voix encore plus désespérée que les lieux :

— …A présent, c’est moi qui dois leur obéir… Je suis perdu… Un, déjà, m’a contraint à… Et j’y suis allé… C’est épouvantable… Maintenant les autres veulent leur tour…

S’arrêtant, il me lâcha et détourna la tête pour geindre sur Dieu qu’il n’avait jamais voulu cela… C’était Esther… elle qui…

Comprenant que je le dominais par le seul fait de sa culpabilité inavouée, j’exigeai qu’il s’expliquât : toutes ces phrases amorcées, et bien que restées sans queue, fouettaient ma curiosité.

Il m’apprit alors qu’il taillait ses sujets, non dans du bois ordinaire, mais à même de véritables planches de cercueil qu’Esther allait chercher dans des cimetières parisiens ou des environs, soudoyant les fossoyeurs, ne regardant pas à l’argent pour obtenir les meilleurs bois : ceux qu’elle désirait particulièrement, sans donner ses raisons… Elle s’y prenait si bien que les ensevelisseurs se coupaient en quatre pour lui fournir ce qu’elle désirait, quitte à creuser pendant la nuit et basculer à même la terre les débris humains, pour avoir leur caisse vide qu’elle faisait alors rapporter jusque-là, déclouée et remise en planches anonymes, par des transporteurs indifférents à ces marchandises mais heureux du bon pourboire et du coup de rouge qu’elle leur offrait sans lésiner.

Alors lui, Malloye, les descendait dans sa cave et, les posant l’une après l’autre sur des tréteaux, il les tâtait, les humait et créait le climat musical propre à chacune pour faciliter la révélation de la silhouette du défunt qui s’y était empreinte au moment de son horreur optima.

Lorsqu’il trouvait un sujet favorable à cette révélation, il entrait aussitôt en transes : ses gestes se faisaient d’eux-mêmes, guidés par un visage ; là, les contours d’un bras ; ailleurs la forme d’une jambe…

Ainsi, peu à peu, aidé par la lumière frisante des bougies disposées à cet effet, il trouvait les détails exacts des traits et attitudes ; faisant resurgir des cadavres comme photographiés par les parois de leur cercueil, lui medium de la mémoire du bois.

Il avait ressenti ce don dès sa première rencontre avec Esther qui, nous le savions, l’obligea aussitôt à ne plus se gaspiller dans le faux art. D’ailleurs, de son côté, Esther possédait la faculté de découvrir les cercueils contenant les morts les plus effrayants puisqu’il n’apparaissait sous le ciseau de Malloye que des êtres torturés par la haine ou la peur.

Mais, à la longue, ces sujets d’abord dociles, qui s’étaient laissé dévoiler ainsi par un maître du post mortem, l’avaient à leur tour pénétré de leur volonté apparemment inerte mais agissante… Certaines commençaient à exiger, et, récemment, l’un d’eux avait réussi à le mettre en état d’hypnose, l’obligeant à faire comme il désirait qu’il fît à sa place…

Oui, Malloye, obéissant et comme porté, était allé malgré lui à un certain endroit. Il ne se rappelait plus du tout où ; mais, là, il avait accompli une certaine chose terrible dont il se souvenait nettement… Et, il regarda avec honte ses deux énormes mains aux gros doigts écartés…

Suant à grosses gouttes, tremblant, il me montra alors, posé debout contre un mur, le relief d’un squelette intégral badigeonné d’une épaisse couche de peinture blanche, grumeleuse, qui lui redonnait du calcaire, et me fit comprendre que c’était celui auquel il avait obéi.

Troublé, je m’approchai. La face et les maxillaires avaient un sourire de crâne satisfait. Je regardai de plus près : un trou rond et net crevait le temporal.

—    C’est lui le vrai coupable… jura soudain Malloye en donnant un violent coup de pied qui retourna la planche face à terre, sa place normale.

Une plaque de métal galvanisé, rongée par la terre, y était encore fixée. Des lettres frappées au poinçon s’y distinguaient. Je me penchai et lus :

Marc Alexis décédé

Je revis aussitôt Liz Palmaire étranglée, et, l’esprit éclairé, je crus tout comprendre :

—    Alors, c’est toi ! m’écriai-je… c’était toi ! Et Malloye baissa la tête.

Deux Dents, Pas Plus – Claude Seignolle

DEUX DENTS, PAS PLUS…

En ce temps-là un fameux coup de poing m’avait brisé les dents du devant ; bref geste de rival, vite oublié sans rancune mais qui me jeta pour des mois dans le fauteuil d’inquisition d’un larmoyant vieux juif, petit Russien de bas quartier, encore en lévite, trembleur, myope et laid comme cent gorets en un. C’était un méticuleux, et la diversité des cas que lui soumettait ma denture en tesson le ravissait en lui permettant de se refaire la main. Il me gâtait de soins comme si je devais encore vivre cent ans à sourire.

Je le laissais à son plaisir car, arrivé à un tel point d’indolorance, je pensais aisément à toute autre chose, pendant qu’à la façon d’un marteleur-piqueur il m’enfonçait jusqu’à l’os sa roulette d’acier, en geignant avec nostalgie sur la disparition des solides et antiques maisons du ghetto de Minsk, où était resté son cœur d’enfant.

En ce triste temps-là, je promenais toujours une misère — une de plus ! une de moins ! — et qu’elle fût en gousset ou en chair, le mauvais état de l’un entraînant celui de l’autre, sans jamais me laisser le répit de pouvoir garder au creux de la main la plus petite bulle de joie baladeuse… Enfin ! n’en parlons plus, c’est du passé et tant mieux.

En trois mots : j’étais fauché de partout. Aussi, lorsqu’il eut économiquement cerclé mes débris d’incisives avec du commun métal blanc, j’envisageai la pose de deux canines en plastique. Le prix m’en fut soumis : si élevé que, ne voulant pas qu’il perdît trop d’argent avec moi, j’hésitai entre garder deux trous dans la bouche, ou… Et je lui suggérai l’emploi de dents inutiles à un autre qui, pour cause de décès, n’en avait plus besoin… Les crânes n’appartenant plus à personne couraient les amphithéâtres et les boutiques d’antiquailles t quelques coups de scie et l’affaire me serait profitable.

Il approuva mon désir judicieux et, le dimanche suivant, il alla secouer le célèbre pucier d’entre la Porte Clignancourt et Saint-Ouen, où il brica-braqua consciencieusement.

La chance voulut qu’il tombât des deux yeux sur un tas de breloques et de bijoux douteux d’Europe centrale, restes de la collection dispersée d’un balkanisant distingué, trahi par ses héritiers ; la chance, parce que dans un écrin de velours fané se trouvait mon affaire : deux superbes, canines assorties, peut-être un peu trop jaunes et voyantes, mais majestueuses à souhait ; vénérables vestiges d’un homme

viril, à juger leur splendide aigu ; reliques d’un saint tombé en désuétude ; d’un voïvode tout- puissant ; d’un brigand ayant égorgé une ville entière, ou, tout simplement, d’un amant trop aimé?

Qu’importait ! Ainsi passèrent d’un écrin dans l’autre les deux longues dents de là-bas. Je fus sérieusement remarqué. Hélas, pas longtemps. Mon cœur cessa d’ânonner la même chanson. Je décédai.

– Pour tout le monde ce fut un accident mortel ; mais, pour moi, il s’avéra très vite que ce n’était qu’un incident tout court : une simple transition.

On me bascula dans le noir glacé, sous une belle dalle de calcaire pustulé, seule richesse restée de ma famille, prodigue bien avant que je n’aie pu en profiter.

Quant à mon dentiste, il n’eut pas à me maudire pour impécuniosité. C’était un homme compréhensif : un client mort ne pouvait décemment payer.

A présent, je me sens heureux et sain comme jamais. Plus de gousset à remplir, ni de douleurs à repousser. Non, tout cela je le laisse aux vivants.

Ah ! le bon vieux dentiste de Minsk ; je lui dois des joies qu’aucun des meilleurs jouisseurs en vie ne pourrait ressentir.

Le bougre avait eu les yeux sales au point de ne pas remarquer sur le bout de chaque canine qu’il acheta, ce petit trou qui était l’orifice d’un fin canal central, traversant la dent. Mais, peut-être le vit-il et exigea-t-il qu’on lui fasse une remise pour mauvais état : petit gain qu’il me cacha, histoire de gagner une thune de mieux ?

Quant à moi je n’en ai d’abord rien su ; et même ! Il a fallu que, mort, je ressente une soif insupportable ; telle que, pour m’irriguer, je suis sorti de ma tombe. Rien ne m’a résisté et ne résistera jamais aux forces renouvelées qui m’animent chaque nuit.

Je ne dirai pas comment je me nomme, ni où je suis enterré — ce serait trop bête, hein ! On ne me trouvera que si on ouvre une à une les centaines de milliers de sépultures de la ville dont je saigne les vivants sans qu’il paraisse.

Le Christ Est Vengé – Claude Seignolle

LE CHRIST EST VENGÉ

—    La pie, vois-tu, est une des noires escarbilles d’enfer, trahie de blanc.

—    Je sais…

—    Elle a même, coquetterie infernale, sept poils du diable sur la tête.

—    Je sais… je sais…

—    Une sur cent porte dans sa chair un petit os de Satan.

—    Oui… je sais…

—    Alors tu sais que celle-là en est la messagère !

—    Oui… oui… Je sais… je sais…

—    Mais sais-tu le pire    ?

—    Comment peut-on    connaître pire quand on est à ce point accablé du diable !

—    Écoute : … Jadis, l’une d’elles, arracha l’épine la plus aiguë du roncier le plus sauvage de Judée et, à tire-d’ailes, alla l’offrir aux doigts bourreaux qui tressaient la couronne de douleur de Jésus.

—    Le Christ souffrit en plus. Cela s’est su à travers les siècles jusqu’en Berry, où encore, dans un village que je sais, les enfants de chœur jouent à vengeance…

— Le jour de la Passion, ils posent des gluaux sur un chemin où les pies d’aujourd’hui aiment venir donner oracle en volant, soit de droite à gauche pour dire ceci, ou de gauche à droite pour dire cela ; perdant tant ou tant de plumes ; jacassant de telle ou telle manière ; allant par deux ou seule… En un mot : généreuses de repentir en avertissant les hommes de leur destin.

— Sais-tu qu’aussitôt l’une d’elles engluée, les enfants de Dieu la saisissent méchamment et la maintiennent dans la prison de leurs doigts, tête hors dressée.

—    Sais-tu qu’alors le plus méritant de ces garçons lui enfonce dévotieusement, d’une tempe à l’autre et l’y laissant, cette longue aiguille si belle dans le chapeau de sa mère mais si douloureuse dans un tiède crâne de pie, même maudite…

—    O Mon Dieu, priez pour elle !

—    Puis une fine épingle à travers nuque et entre-yeux… puis une autre d’en dessous à en dessus… Et, le plaisir donnant envie, il perfore le crâne de partout avec dix, vingt aiguilles à coudre, si bien que celui-ci ressemble bientôt à une châtaigne vive…

—    O Mon Dieu, priez pour lui !

—    Sais-tu que pendant cette sainte torture, tous les autres hurlent joyeusement : Christ!… Christ !… Christ !

—    O Mon Dieu, priez pour eux !

—    Ensuite, ils vont gaiement à chaque porte de maison et montrent, contre monnaie, la pie aux yeux révulsés dans sa pantelante punition. Le Christ est vengé… Le Christ est vengé !… exultent-ils en signant avec le corps de l’oiseau, la poitrine des plus généreux… Et sais-tu que les vieilles pleurent doucement à la joie de savoir leurs petits enfants déjà en mérite de Paradis !

—    O Mon Dieu, priez pour nous !