Récession – George Langelaan

A la mémoire de mon père qui lira peut-être cette histoire sans savoir que les auteurs en sont ses fils.

La mort n’est qu’une récession !

—    Qui vient de dire cela ? demandai-je en m’asseyant brusquement sur mon lit d’hôpital, un lit étroit et sans souplesse, mais cependant confortable.

Je haletais, mon souffle était rauque et je clignais des yeux vers les ombres prêtes à se refermer et à engloutir la veilleuse jaunâtre et insuffisante qui éclairait ma chambre, lampe témoin de quelque plan d’économie.

—Qui vient de dire quoi ? demanda l’infirmière à voix basse.

En même temps, elle essuyait mon front et réajustait l’odieuse sonde à oxygène en l’enfonçant délicatement au fond de ma narine droite.

—    Sûrement raison… murmurai-je, en pensant au téléphone à côté du lit, le téléphone dans lequel je pourrais peut-être encore entendre la voix de mes fils avant…

—    Qui est-ce qui a raison ? demanda l’infirmière, en essayant de me prendre le pouls.

—    Vous avez raison… vous devriez le savoir… une infirmière a toujours raison.

Maintenant, je savais que j’étais en train de mourir. Je m’en doutais, évidemment, depuis quelque temps, mais la certitude n’existait encore que dans mon subconscient. Ce n’était pas la douleur, ni la fatigue, et ce n’était pas davantage la difficulté que j’éprouvais à respirer par moments. Tout cela était normal pour un homme de quatre-vingts ans. Non, ç’avait été autre chose, un sentiment étrange, qui participait à la fois de l’envie de partir et de l’envie de revoir les gens que j’aimais, de les revoir aussi longtemps que possible et le plus longtemps possible. « Ça ne me dit rien de te déranger, mon fils, mais je suis sur la route du déclin, tu le sais, et je ne durerai pas toujours… » C’était mon prétexte habituel pour attirer l’un de mes fils ou tous les deux. Dans ma pensée consciente, c’était un pur mensonge, car je tenais seulement à leur compagnie, mais tout au fond de mon être, je savais que c’était la vérité.

La même situation s’était déjà produite le jour où, après quelques semaines passées au lit chez moi, mes deux fils avaient amené un médecin très connu. Il avait été poli, efficace, réconfortant, mais l’œil subconscient d’un vieillard lit toutes les pensées, même celles d’un spécialiste.

Mes fils m’avaient traité comme un roi. C’étaient de bons fils. Ils m’avaient mis dans une belle clinique pleine de fleurs et de pelouses bien entretenues ; l’infirmière de jour était jolie, très jolie même ; le personnel affable et tellement efficace. Tout ce qui m’entourait était tellement inattendu, ma chambre avait un tel air de gaieté, que j’avais momentanément cru que mes mauvais rêves étaient finis et que je serais sur pied très vite. J’y croyais si fort que lorsque l’infirmière était venue me déshabiller, j’avais fait une mauvaise plaisanterie en lui prédisant que je sortirais de ma chambre plutôt frais et dans la position horizontale. Elle avait ri de bon cœur, tout en me dénudant de ses mains roses, agiles et puissantes. Et même, je me sentais si bien que sa présence m’avait agacé. J’étais malade, certes, mais je n’étais ni un invalide ni un bébé.

—    Je vais garder mes chaussettes, mademoiselle, lui avais-je dit d’une voix calme, neutre, indifférente, mais pleine de détermination.

— Comme vous voudrez, monsieur.

Cette simple acceptation m’avait embarrassé. J’avais toujours pensé que les cliniques, les hôpitaux et les maisons de repos, même les plus luxueuses, avaient des règlements très stricts. L’aisance ahurissante avec laquelle l’infirmière m’avait passé un pyjama propre, son sourire d’hésitation avant de décider de laisser ouvert le bouton du haut, et surtout les petites tapes qu’elle avait données aux revers de ma veste de pyjama pour les aplatir, comme si j’avais été un garçon à qui l’on eût fait porter trop tard son premier costume marin… tout cela m’avait exaspéré. J’avais failli lui annoncer rageusement que je porterais mon gilet dans la journée et un chapeau melon la nuit Mais la quasi-certitude qu’elle m’aurait répondu : « Comme vous voudrez, monsieur ! » m’avait fait monter dans mon lit sans mot dire… encore heureux qu’elle ne m’ait pas tapoté le derrière pendant cette pénible opération.

J’étais fermement décidé à ne jamais lui laisser voir que l’un des ongles de mes orteils était devenu tout noir pour une raison mystérieuse, il y avait quelques années !

Dans le but non avoué de ne pas contredire mon subconscient, j’avais adopté une conduite d’humour nouvelle vis-à-vis de moi-même : elle consistait à prétendre que mes jours étaient comptés, à dire cela d’un ton détaché, sans avoir l’air de trop y croire, mais en paraissant pourtant y croire suffisamment pour inquiéter les auditeurs. Malheureusement, il y a des gens qui ne saisissent qu’un petit nombre de plaisanteries ; leur sens de l’humour se limite aux finesses des arrière-salles et aux évidences. Le médecin de l’établissement était de ceux-là, et il me gronda vertement, comme si j’avais été vraiment persuadé que ma fin était proche !

—    Ne soyez pas stupide ! dit-il en examinant la feuille de température qu’on avait déjà accrochée à l’extrémité de mon lit… votre température baisse très rapidement…

—    Oui, mais elle ne baisse pas aussi vite que moi, répliquai-je avec un petit rire qui se termina par une quinte de toux.

L’infirmière sourit, mais le médecin fronça les sourcils et me prit le pouls.

—    Votre pouls est martelé et régulier… Il s’améliore déjà…

—    C’est qu’il ne s’est pas encore aperçu que mon état empire.

Cette fois, il me regarda dans les yeux et il comprit aussitôt… et sa certitude pénétra brutalement mon subconscient.

« La mort n’est qu’une récession… » Où donc avais- je entendu ou lu cela ? Le cerveau d’un vieillard, surtout d’un vieillard qui a beaucoup lu, est tellement encombré de coins et de recoins bourrés de mots, de phrases, d’histoires, de doutes, de certitudes, qu’il lui est parfois difficile, quand ce n’est pas impossible, de retrouver le point de départ d’une pensée. « La mort n’est qu’une récession… » Etait-ce l’écho d’une voix d’homme que j’avais entendu ? En tout cas, j’avais distingué très nettement tous les mots cette fois… Mais non, j’avais dû rêver. L’infirmière ? Impossible. Aucune infirmière ne pourrait parler comme cela, même une infirmière du service de nuit. Alors ? Shakespeare ? La Bible ? La Rochefoucauld ? Non, certainement pas La Rochefoucauld. Bossuet? Arnold Bennet? Hemingway? Quelque obscur diarrhéique verbal des abords de Hyde Park ? Il ne me servirait à rien de continuer à chercher de cette façon, cela ne donnait jamais rien, je le savais. La mort n’est qu’une récession ! Cela paraissait en accord avec la plupart des religions, sinon avec toutes, du moins toutes celles que je connaissais. Et puis, de toute façon, cette phrase n’avait pas grand sens, et n’importe quel adepte de n’importe quelle religion aurait pu la construire. J’imaginais très bien quelque padre aux mains décharnées prononçant cette phrase de sa voix la plus grave, ou tout aussi bien un prêtre aux mains roses et charnues tonitruant dans la nef d’une cathédrale. « La mort n’est qu’une récession… » J’imaginais tout aussi bien un Oriental sirotant son thé, puis murmurant ces mots à travers la longue fente courbe d’un de ses sourires qui n’en finissent plus, ces sourires que les Orientaux se fabriquent sur commande quand ils sont mal à l’aise.

Mais pourquoi donc ces mots, à cet instant précis, avaient-ils pour moi un sens différent? Etait-ce pour m’avertir que je ferais mieux de laisser mon subconscient s’épancher dans mon cerveau ? Voulait-on me dire ainsi que ma fin était bien plus proche que je ne m’y attendais ? Etait-ce un avertissement ? Un signal ? Un réconfort ?

—    Mademoiselle, voyez-vous pourquoi la mort serait une récession plutôt qu’une fin ou un pas en avant? demandai-je à l’infirmière pendant qu’elle se préparait à prendre ma tension en ajoutant le brassard sur mon biceps.

—    Ne bougez pas, s’il vous plaît ! dit-elle poliment. Elle mit le stéthoscope à ses oreilles et alluma la lampe de chevet.

J’avais dû sommeiller un moment, car je ne l’avais pas vue quitter la salle, mais quand je m’aperçus que toutes les lampes étaient allumées et que mon lit dont les oreillers avaient été retirés pendant mon sommeil était entouré de médecins en blouse blanche, la vérité creva mon subconscient et fit surface. Je sus que je mourais et que c’était la fin.

« La mort n’est qu’une récession », dit encore la voix dans ma tête.

—    Très bien, vous vous répétez, dis-je entre mes dents. Et cette phrase ne signifie pas grand-chose, n’est- ce pas ?

—    Qu’est-ce que vous voulez ? me dit l’un des médecins en s’approchant très près de moi tandis qu’un autre enfonçait une seringue brûlante dans mon bras.

—    Oh ! rien… Ne vaudrait-il pas mieux que… vous téléphoniez ?

—    Allons, ne vous inquiétez pas de ça. Détendez-vous et faites-nous confiance, dit-il, pendant qu’on m’enfonçait une seconde seringue dans l’autre bras.

Le tintement des instruments sur les plateaux de métal était fort désagréable. Mais cela mis à part, leurs voix ressemblaient à celle que j’entendais autour de la table à thé quand j’étais un tout petit garçon ; j’avais l’habitude de tenir ma mère par le cou et de m’endormir sur sa poitrine douce et tiède, à l’intérieur de laquelle je pouvais l’entendre respirer, parler, et vivre.

Mon cœur fit deux ou trois cabrioles qui me ramenèrent à la réalité. Quelqu’un me tenait le menton en se penchant sur moi, et on m’avait mis un nouveau tuyau dans la bouche. Les voix et le bruit des divers instruments me parvenaient de plus en plus faiblement de chaque côté du lit. Je me serais cru au milieu d’un long couloir, deux gammes de sons identiques me parvenant des deux extrémités. Et juste au-dessus de ma tête, en haut d’une cheminée qui faisait bien cent mètres, une lampe brillait, une lampe pareille à celle qui était au- dessus de mon lit.

C’était cela ! La récession, le retour en arrière ! Je me retirais du son et de la lumière… et de la vie bien entendu. Une expérience surprenante et intéressante, très différente de celle que j’avais appréhendée ! Je ne quittais pas la vie, c’était plutôt elle qui se retirait de moi de tous côtés.

Une voix descendit très distinctement les longs couloirs de résonance. C’était la voix de mon fils aîné :

—    Est-il encore conscient? demandait-il.

—    Non… pas vraiment… Il est déjà loin, très loin, vous savez.

—    Je suis là, little Pop, dit la voix de mon fils le long du couloir.

—    Merci, mon fils ! répondis-je en me demandant si ma voix porterait dans tous ces couloirs qui me paraissaient maintenant doublés de métal.

Les deux couloirs s’étaient considérablement rétrécis quand mon deuxième fils annonça d’une voix calme qu’il était près de moi. Ils n’étaient plus que deux étroits tubes de cuivre, un de chaque côté de moi, deux tuyaux qui n’étaient pas très bien ajustés à mes tympans, et qui faisaient bien un kilomètre de long, à en juger par les sons qui entraient à l’autre extrémité.

Au-dessus de ma tête, le puits vertical de la cheminée n’était plus, lui aussi, qu’un tuyau étroit et à son extrémité, environ un kilomètre plus haut, je distinguais vaguement un tout petit point de lumière qui dansait sans arrêt.

— La mort n’est qu’une récession, dis-je en riant doucement. Mais cette fois, les mots restèrent près de moi et ne s’en allèrent pas dans les tuyaux. La lumière au-dessus de moi s’obscurcissait de plus en plus. C’était l’approche de la mort. Je savais qu’à l’instant où mon cœur s’arrêterait, ou tout au plus une seconde après, je cesserais d’entendre, de voir et de sentir. D’ailleurs, me dis-je soudain, je n’ai rien senti depuis quelque temps déjà!

La privation totale de lumière et de son se fit enfin, mais il me fallut encore quelques instants avant d’accepter le fait scientifique de ma mort. Les vieillards aiment discuter et avancer des arguments embarrassants. Par exemple, je me disais que puisque je pouvais encore penser, c’était que mon cerveau fonctionnait encore, et par conséquent, que le sang continuait à l’irriguer, preuve que mon cœur n’avait pas cessé de battre. Logiquement, je me trouvais dans une espèce de coma et la mort ne surviendrait que plus tard.

Beaucoup plus tard seulement, je sentis que mon corps était vraiment mort, que mon cerveau avait cessé de fonctionner, et que ce qui me restait, ce qui était actif, ne pouvait être que moi, mon âme, ou du moins cette partie inconnue qui ne pouvait pas périr. Oui, c’était cela. Quelque chose qui ne pouvait pas périr, qui ne périrait pas ! Mais ce qui me surprit le plus fut que, tout en continuant à me souvenir et à raisonner, je ne savais plus rien d’autre ! Je me demandai si j’étais à l’intérieur ou à l’extérieur de mon corps. A en juger par mes dernières sensations, j’avais le sentiment, un sentiment très désagréable, que je… mon moi, se trouvait juste au centre de ma tête, peut-être dans l’hypophyse. En ce cas, il me faudrait sans doute plusieurs mois, sinon plusieurs années, avant de pouvoir me libérer… à moins que quelque docteur intelligent ne demande une autopsie. Mais cette possibilité était très faible dans la clinique où mes fils m’avaient installé pour finir mes jours : au contraire, j’imaginais mon corps traité royalement dans quelque morgue de luxe, allongé contre un réfrigérateur magique qui ronflait agréablement. Ou bien on m’avait peut-être déjà enterré? Pas de sensation, pas moyen de mesurer le temps, c’était effrayant. Comment pourrais-je savoir si j’étais mort depuis quelques minutes seulement, depuis deux jours ou depuis dix ans ? Il me restait toujours la possibilité de compter dix secondes, ou même une minute ou deux en comptant sur mes doigts, mais je ne pouvais tout de même pas faire cela tout le temps !

J’essayai volontairement de me faire peur. Voilà que j’étais enfermé dans une prison totalement obscure, totalement silencieuse, sans pouvoir jamais dormir, bouger, agir comme je le faisais autrefois, et enfermé ainsi en compagnie d’une seule chose, à ma connaissance : l’éternité. Malheureusement, il est absolument impossible de s’effrayer sans un cœur affolé par l’adrénaline, sans bouche pour hurler de terreur, sans pouvoir rouler des yeux fous, et sans doigts et sans ongles pour les arracher.

Si seulement je pouvais dormir ! De toute façon, il ne fallait pas compter sur l’oubli. J’essayai de compter des moutons, lentement, calmement, sans me presser. Je comptais ainsi des millions de moutons, ce qui aurait pu constituer une sorte d’oubli, mais mon âme, ou mon

moi, put rapidement penser à d’autres choses tandis que je continuais à compter plus de moutons que Noé ou l’Australie n’en ont jamais rêvé. J’essayai ensuite d’estimer combien de temps j’avais passé à compter mes moutons car sans m’être arrêté j’avais atteint le chiffre surprenant de neuf cent quatre-vingt-dix-huit millions de moutons, des moutons que j’avais tous imaginés bien vivants dans leur laine, et que j’avais comptés un par un en les voyant sauter par-dessus une clôture baignée de soleil. Très peu avaient sauté par paire, et autant que j’aie pu en juger, ils avaient mis chacun au moins une seconde à sauter. Par conséquent, à la cadence de soixante moutons par minute ou de trois mille six cents moutons à l’heure, cela faisait quatre-vingt-six mille quatre cents moutons par jour. Pour un million de moutons, il m’avait fallu presque douze jours de travail, et pour un milliard, chiffre que j’avais pratiquement atteint, il m’avait fallu environ douze mille jours. Une année comptant trois cent soixante-cinq jours, cela faisait… grands dieux ! Presque trente ans ! Trois fois dix ans !

Einstein me vint en aide. Comment pouvais-je savoir si le temps que j’assignais à chaque mouton pour sauter, une seconde, avait le moindre rapport avec une seconde G. M. T. ? Dans la solitude totale où j’étais placé, j’avais tout aussi bien pu imaginer qu’un mouton mettait un millième, un millionième ou même un milliardième de seconde à sauter.

Il me parut évident que j’étais devant une terrible alternative : trouver une autre occupation ou devenir fou… Mais voilà que j’avais trouvé une idée merveilleuse ! La folie n’était-elle pas une forme d’oubli ? Mais là encore, mon échec fut complet. Comment peut-on devenir fou sans un cerveau embrumé, sans nerfs pour flancher, sans corps pour frissonner et sangloter, sans bouche pour écumer ou délirer ? C’était absolument impossible.

Une rêverie éveillée tout en comptant mes moutons fut la meilleure approximation du sommeil ou des vrais rêves que je pus inventer. Un vrai rêve aurait pourtant été si rafraîchissant ! Les rêves sont toujours pleins de choses inattendues ; ils sont une des formes de la vie. Une distraction qu’on s’offre involontairement à soi- même. Quant à moi, non seulement j’étais obligé de produire, de fabriquer chacune de mes pensées ou de mes représentations, mais je ne pouvais pas m’arrêter de les fabriquer ainsi, nuit et jour, si le jour et la nuit avaient encore un sens pour moi.

Etais-je enterré ? Et depuis combien de temps ? Les vers s’étaient-ils déjà mis dans ma carcasse ? Que se passerait-il quand ils atteindraient mon moi intérieur ? Cette pensée ne m’amusa même pas et elle ne m’effraya pas ; elle éveilla simplement une vague curiosité.

Et si je revivais toute ma vie ? Il y a bien des gens qui écrivent leurs mémoires ? Tous des menteurs, pensai-je, Jean-Jacques Rousseau en tête. Puisque je n’avais pas de lecteurs ni d’auditeurs, je pouvais profiter des plaisirs d’une honnête autobiographie. Je commençai par mes tout premiers souvenirs et j’essayai de remonter en arrière comme Jung ou Adler ou quelqu’un d’autre l’avait suggéré, mais en vain. Ma vie semblait nécessiter beaucoup moins de temps pour que je me la remémore qu’il ne m’en avait fallu pour compter un milliard de moutons, ce qui signifiait par conséquent que j’avais relativement peu de souvenirs.

Je savais que les prêtres et les religieuses atteignent parfois un état extatique par des prières répétées. Je n’avais pas oublié le Pater et j’essayai. J’y ajoutai aussi une prière que j’avais composée spécialement pour mon cas personnel qui n’était peut-être pas, après tout, un cas particulier. Il y avait sans doute des dizaines d’autres, des centaines, voire des milliers, emprisonnés tout autour de moi là où j’étais enterré. Ou bien mon cas était unique. J’étais peut-être seulement évanoui ou dans le coma et je reprendrais mes sens tôt ou tard, ou, pire encore, je me réveillerais dans mon cercueil et je deviendrais fou en quelques minutes. Mais j’avais déjà pensé à tout cela. Tout était déjà arrivé…

L’histoire me tenta un moment. Dans ma prison, personne ne me dérangeait et je pouvais me concentrer mieux que n’importe quel être vivant. Avec ce que je savais de la Révolution française, je pourrais peut-être résoudre l’énigme du dauphin. Mais j’eus vite fait de conclure que mes connaissances sur cette partie de l’histoire de France, si étendues qu’on les ait supposées de mon vivant, n’étaient pas considérables et j’abandonnai. Alors, je me tournai vers la peinture. Il y avait eu au moins un artiste célèbre parmi mes ancêtres et mon fils cadet gagnait très largement sa vie avec son crayon. Je pus bien imaginer sans peine des paysages, des arrangements de nature morte, une toile, une palette et des pinceaux, mais je fus incapable de peindre avec plus de talent que pendant ma vie. Le jeu d’échecs me vint ensuite à l’esprit, mais en dépit de toute la concentration que je pouvais apporter à n’importe quelle occupation, je m’embrouillai très vite et, de toute façon ce n’est jamais amusant de jouer tout seul aux échecs.

Après avoir essayé de me rappeler tous les livres que j’avais lus (je n’y parvins pas et de loin…), je me rejetai sur les souvenirs des plaisirs amoureux. Essayez un peu d’en faire autant sans corps et sans une goutte de sang pour le parcourir.

L’idée de communiquer avec d’autres prisonniers ou avec des vivants m’attirait beaucoup, mais je ne voyais pas comment m’y prendre. Je me demandais si c’était cette communication qui était l’objet réel des réunions spirites. J’imaginai de telles réunions, et pour faire plus vrai j’y fis participer des membres de ma famille, mais ce ne fut pas du tout convaincant. Alors je me penchai quelque temps sur la transmission de pensée. Mais là encore, la seule pensée qui valût la peine d’être transmise et la seule preuve de succès eût été de convaincre quelqu’un de m’exhumer et d’ouvrir mon cercueil jusqu’au moment où mon âme, mon moi pût se libérer. Mais alors je serais libre sans corps pour communiquer avec le monde que j’avais connu ? Autant que je sache, j’étais déjà libre de cette manière ! J’étais déjà dans le vent et sous le soleil ! Et puis tout cela avait en réalité une importance secondaire. Ce qui seul comptait, c’était que j’avais conscience de moi-même, et de moi seul, et que j’étais prisonnier dans la prison la plus parfaite jamais inventée par l’homme ou par Dieu. Comparé à mon sort, celui du petit ludion dans sa bouteille était le sort d’un homme libre. On peut toujours rêver de s’évader d’un donjon, d’une pièce, d’une bouteille, même d’un cercueil, mais personne ne peut s’évader de rien, d’un espace qui n’a pas de dimensions, de l’atome d’un atome, sinon de l’antiespace !

Un intellect (qu’étais-je donc de plus qu’un intellect ?) ne peut pas creuser de tunnels. Par conséquent, ma seule possibilité d’évasion était une évasion intellectuelle. Mais les usages de l’intellect sont infiniment plus restreints qu’on ne le croit généralement. Se souvenir, essayer de résoudre des problèmes, recomposer le passé à sa manière et envisager toutes les virtualités non réalisées, créer… voilà tout ce qu’il pouvait faire, et rien d’autre. Créer, évidemment, était le plus intéressant et le plus ardu de mes passe-temps.

J’écrivis ainsi dans ma tête un mauvais roman dont le héros était un impossible prisonnier, incapable de s’échapper de sa prison et tout aussi incapable d’échapper à son passé et à lui-même. Puis, comme un enfant, j’essayais d’inventer des choses qui n’existaient pas en m’aidant de mes connaissances terrestres : des formes nouvelles, des couleurs et des mots nouveaux. Je ne fis pas mieux que Joyce ou Picasso.

Mais je pris bien plus de plaisir à construire un pont sur la Manche entre la France et l’Angleterre. Sans connaître rien à l’architecture ou aux ouvrages d’art, je me mis courageusement au travail, je dessinai, je fis des plans, des calculs ; je dus même recommencer tout au début, parce que j’avais omis de tenir compte des marées et de la nature des sols dans lesquels j’allais enfoncer les piliers de mon pont. Je résistai à la tentation de surmonter les difficultés par des procédés magiques ou par l’intervention de quelque Super-man ; au contraire, je me donnai beaucoup de mal et je fis moi-même des milliers de travaux différents. Un jour que j’étais plongeur-scaphandrier, je laissai mon tuyau d’oxygène se rompre et je faillis me noyer, mais comme ma fin aurait été aussi celle de mon pont, je m’arrangeai pour être sauvé au dernier moment par un homme-grenouille.

Ce pont fut la première occupation qui me donna quelque réel plaisir, sans doute parce que l’esprit n’est satisfait qu’en créant. J’étais donc obligé de continuer à créer. Je construisis ainsi un énorme paquebot que je menai jusqu’à son lancement. Puis je bâtis de toutes pièces une ville nouvelle, en comparaison de laquelle Brazilia n’était qu’un petit village d’exposition des méthodes de construction. Avec l’éternité devant moi et aucune perspective de repos ni aucun besoin de repos, je pus réaliser tout ce programme sans « tricher » avec moi-même, en faisant de mon mieux. Après un paquebot et une ville, mon ambition ne connut plus de bornes et je me lançai dans la construction d’un barrage géant, mais même avec les moyens mécaniques les plus perfectionnés, j’eus vite assez de déverser l’une après l’autre des tonnes de béton dans mon barrage. Je menai pourtant l’ouvrage à son terme, car j’avais l’impression qu’il serait indigne de ne pas le terminer. Et ce fut pendant que je regardais l’eau monter derrière mon barrage — l’eau mettait cinq ans à remplir la vallée dans laquelle une ville et une douzaine de villages avaient été sacrifiés, pour être reconstruits ailleurs et bien mieux, inutile de le dire, — ce fut alors qu’une nouvelle idée m’attira : la création de la vie !

Pour créer la vie, il me fallait commencer par créer une cellule, et avec mon maigre bagage scientifique, c’était impossible. Mais la solution me vint brusquement à l’esprit au beau milieu de la cérémonie d’inauguration de mon barrage, au moment même où le nouveau Secrétaire général des Nations Unies allait parcourir en voiture l’immense muraille large de huit cents mètres… C’était facile, presque enfantin ! C’est moi qui serais la première cellule !

Mes connaissances en embryologie, pour le moins, étaient fort limitées, plus encore qu’en architecture. Pendant mes grands travaux, j’avais donné l’ordre à d’autres d’exécuter ce que je ne savais pas faire. J’avais utilisé des machines que je n’aurais jamais pu fabriquer ni assembler, mais pour créer de la vie, je serais obligé de tout faire par moi-même ! Pour commencer, je savais seulement qu’une cellule se divisait en deux cellules nouvelles, qui, à leur tour, se divisaient chacune en deux cellules, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’enfin, une montagne de cellules rassemblées devienne juste perceptible (je n’en étais même pas sûr) au microscope. Pourtant, en continuant à utiliser ce système de division par deux, je pourrais peut-être arriver à quelque chose. Mais alors ? Quand bien même j’obtiendrais une montagne de ces espèces de bulles de savon, à quel moment et comment la vie y ferait-elle son entrée ? Il fallait que je commence avec une cellule qui donnerait la vie, mais je n’étais pas certain que les cellules eussent quelque chose à voir avec la vie elle-même. Il n’y avait donc qu’un seul moyen : laisser la bride sur le cou à mon imagination.

Il ne me fut pas facile de me transformer en cellule, car j’étais certain que ce qui existait de moi était bien plus petit qu’une cellule. Mon moi captif fut donc forcé de se concentrer et de faire un effort terrible pour grossir d’un million de fois au moins, afin de devenir une cellule microscopique. Comme j’avais donné carte blanche à mon imagination, j’étais obligé d’accepter ce qu’elle produisait : j’avais commencé avec une cellule à peu près sphérique, mais à ma surprise elle se divisa en deux cellules allongées qui se divisèrent à leur tour. Au bout d’un moment, là cellule allongée, qui était de nouveau moi, se divisa encore, et comme je ne pouvais pas me trouver dans plus d’une seule cellule, juste avant la division, je choisis celle qui promettait d’être la plus grosse des deux.

A ce moment, un changement inattendu bouleversa mes plans. J’attendais une nouvelle division, mais rien n’arriva. Je commençais à grandir et derrière moi un corps poussait, ou peut-être était-ce une queue ? Etais- je ? Pouvais-je?… Je n’avais conscience d’aucun environnement ni d’aucun milieu spécifique, d’aucun mouvement non plus, mais j’en savais assez pour m’étonner. Quoi que je fusse, je ne pouvais ni entendre, ni voir, ni sentir, mais j’éprouvais une étrange envie de bouger, de m’achever, comme la fin d’un commencement…

Tout arriva en un éclair. Elle était là tout près. C’était ma mère la Terre et j’étais un astronaute qui rentre après un long voyage dans les espaces. Si seulement je pouvais l’atteindre ! Je savais qu’elle était là, devant moi, magnifique et sphérique, tandis que je faisais des efforts pour progresser, des efforts désespérés et fous. Si seulement je pouvais traverser l’épaisseur de l’atmosphère sans être détruit… si seulement je pouvais atterrir !

Ça y était! J’avais traversé… et j’étais entré! Je criais, je hurlais, je n’arrêtais pas de rire et… je mangeais ! J’avais tellement faim et j’étais si heureux ! Je savais que celle que j’aimais m’attendait là quelque part dans l’obscurité chaude ! Ayant perdu mon corps, ma queue ou mon costume d’astronaute, j’étais de nouveau redevenu une cellule ou un noyau. J’étais toujours prisonnier, mais le prisonnier le plus heureux qui soit dans un monde inversé. Oui, j’étais bien à l’intérieur du monde et j’avais gagné, et d’une manière encore inexplicable. Et celle que j’aimais m’attendait, oui, elle m’attendait !

Comment nous nous sommes confondus, détruits, créés et recréés l’un l’autre, aucun poète ne l’a encore chanté. Je sais seulement que nous sommes JE et, naturellement, que je suis nous…, car nous avons recommencé à nous diviser en deux, mais cette fois il y a une différence : j’ai cessé d’aller de l’une à l’autre des cellules en division, je reste dans la plupart, dans toutes celles qui sont moi. Il y a bien d’autres cellules qui paraissent bien disposées à mon égard, mais qui ne sont pas moi. Encore une chose étonnante. Pour la première fois depuis ma… récession, j’ai des vides, oui, de vraies périodes de repos !

Mon moi, mon âme, subit elle aussi une transformation d’importance. Je recommence à me sentir cerveau autant qu’âme, et à l’extérieur de mon cerveau, qui est long et incurvé, absolument différent du cerveau qui m’a quitté il y a si longtemps déjà, je perçois une masse, une masse sans cerveau qui est aussi moi.

Dormir ! Oui, j’ai dormi merveilleusement. Ai-je dormi une minute ou un siècle ? Cela a peu d’importance. C’était un sommeil confortable, le sommeil dans la nuit d’un paradis pourpre et or. Et à mon réveil j’ai reçu un gros choc. Je suis devenu une entité, j’ai une queue !

Maintenant, j’ai compris. J’ai accompli une vraie merveille, un miracle d’imagination, bien supérieur à mon barrage ou à mon paquebot. Sans avoir les connaissances scientifiques nécessaires, j’ai réussi à imaginer la vie et, en l’imaginant, j’ai trouvé le sommeil. Oui, je suis un embryon imaginaire, et je sais que cette masse chaude à l’extérieur de mon énorme cerveau est un cœur prêt a vivre et je sais qu’il faut que je trouve le moyen de la mettre en moi ! Suis-je un poussin dans un œuf, ou un veau en puissance, ou peut-être quelque cheval extraordinaire qui va gagner des millions ? Quoi que je devienne, je vivrai entièrement la vie de ce que je serai. Et ensuite ? Puisque je sais comment m’y prendre, je pourrai facilement recommencer avec un autre animal.

Quel succès ! Merveilleux ! Croyez-moi si vous voulez, je suis un bébé. Un garçon. J’en ai eu conscience dès que j’ai commencé à donner des coups de pied, sans doute vers le cinquième mois.

Mais quel sommeil extraordinaire j’ai trouvé ! Dans ma vie d’homme, je n’avais jamais dormi aussi bien.

L’instant approche, ce n’est plus sans doute qu’une affaire de minutes. J’ai eu une grande frayeur quand le milieu chaud qui m’entourait s’est écoulé brusquement loin de moi, me laissant enveloppé dans une chair tendue. Je ne vois pas d’autre comparaison que celle-ci : imaginez un homme dans un sous-marin qui coule brusquement. Mon seul espoir est de me frayer un chemin, par tous les moyens, vers la surface.

Il y a déjà un bon moment que je lutte, que je m’évanouis et que je m’endors. Seigneur ! Comme ce tunnel est long… un tunnel qui colle à vous, qui vous tient et vous écrase. Maintenant je sais pourquoi tant de gens ont des cauchemars terribles dans lesquels ils se voient lutter devant des crevasses immenses, au pied de grandes falaises, de murailles, ou encore enfermés dans des tunnels trop étroits pour eux.

Oh! cette bande d’acier autour de ma tête ! Les forceps, bien sûr ! Hé ! Attention à mon oreille ! Mon oreille ! Quel bruit ! Mais quel bruit ! Et ce froid glacial qui vous saisit… Je suis sorti ! Je ne vois pas encore avec mes yeux, mais mon moi voit très bien la scène. Une clinique de première classe, encore plus luxueuse que celle où je suis mort… Des gants, des médecins masqués, des chirurgiens, des infirmières… quel spectacle ! Mais je n’aime pas beaucoup leur façon de me manier dans tous les sens. Ils paraissent tous s’amuser à me prendre par les talons et à me lancer comme une balle.

Voilà. On m’a habillé et on m’a transporté dans une chambre pleine de fleurs. Pas mal, cette fille dans un lit. Ma mère ! Seigneur ! Elle est vraiment très belle. Et ce type trop grand, avec cette affreuse moustache, qui me regarde en fronçant les sourcils ? Non, ce n’est pas possible ! C’est mon père ! C’est un menteur, un abominable menteur ! Il n’a jamais rien vu d’aussi laid que moi, et pourtant il se retourne et pleure en embrassant la dame dans le lit et lui dit que je suis très beau.

Je vais vivre d’autres vies, maintenant que je sais comment faire. Le sommeil, l’oubli total que donne le sommeil en valent bien la peine. Peut-être est-ce après tout un moyen d’atteindre à l’oubli… Non, je m’embrouille, mais le sommeil… merveilleux !

…et nous avons décidé de l’appeler Edouard, comme son grand-père. Il n’a encore que cinq jours, mais il est magnifique. Je ne sais pourquoi, mais, jusqu’à ce matin, son crâne et son visage étaient ceux d’un petit vieillard. Enfin, d’un seul coup, il est devenu un très beau bébé.

Nous vous embrassons tous,

Peggy.

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