Deux Dents, Pas Plus – Claude Seignolle

DEUX DENTS, PAS PLUS…

En ce temps-là un fameux coup de poing m’avait brisé les dents du devant ; bref geste de rival, vite oublié sans rancune mais qui me jeta pour des mois dans le fauteuil d’inquisition d’un larmoyant vieux juif, petit Russien de bas quartier, encore en lévite, trembleur, myope et laid comme cent gorets en un. C’était un méticuleux, et la diversité des cas que lui soumettait ma denture en tesson le ravissait en lui permettant de se refaire la main. Il me gâtait de soins comme si je devais encore vivre cent ans à sourire.

Je le laissais à son plaisir car, arrivé à un tel point d’indolorance, je pensais aisément à toute autre chose, pendant qu’à la façon d’un marteleur-piqueur il m’enfonçait jusqu’à l’os sa roulette d’acier, en geignant avec nostalgie sur la disparition des solides et antiques maisons du ghetto de Minsk, où était resté son cœur d’enfant.

En ce triste temps-là, je promenais toujours une misère — une de plus ! une de moins ! — et qu’elle fût en gousset ou en chair, le mauvais état de l’un entraînant celui de l’autre, sans jamais me laisser le répit de pouvoir garder au creux de la main la plus petite bulle de joie baladeuse… Enfin ! n’en parlons plus, c’est du passé et tant mieux.

En trois mots : j’étais fauché de partout. Aussi, lorsqu’il eut économiquement cerclé mes débris d’incisives avec du commun métal blanc, j’envisageai la pose de deux canines en plastique. Le prix m’en fut soumis : si élevé que, ne voulant pas qu’il perdît trop d’argent avec moi, j’hésitai entre garder deux trous dans la bouche, ou… Et je lui suggérai l’emploi de dents inutiles à un autre qui, pour cause de décès, n’en avait plus besoin… Les crânes n’appartenant plus à personne couraient les amphithéâtres et les boutiques d’antiquailles t quelques coups de scie et l’affaire me serait profitable.

Il approuva mon désir judicieux et, le dimanche suivant, il alla secouer le célèbre pucier d’entre la Porte Clignancourt et Saint-Ouen, où il brica-braqua consciencieusement.

La chance voulut qu’il tombât des deux yeux sur un tas de breloques et de bijoux douteux d’Europe centrale, restes de la collection dispersée d’un balkanisant distingué, trahi par ses héritiers ; la chance, parce que dans un écrin de velours fané se trouvait mon affaire : deux superbes, canines assorties, peut-être un peu trop jaunes et voyantes, mais majestueuses à souhait ; vénérables vestiges d’un homme

viril, à juger leur splendide aigu ; reliques d’un saint tombé en désuétude ; d’un voïvode tout- puissant ; d’un brigand ayant égorgé une ville entière, ou, tout simplement, d’un amant trop aimé?

Qu’importait ! Ainsi passèrent d’un écrin dans l’autre les deux longues dents de là-bas. Je fus sérieusement remarqué. Hélas, pas longtemps. Mon cœur cessa d’ânonner la même chanson. Je décédai.

– Pour tout le monde ce fut un accident mortel ; mais, pour moi, il s’avéra très vite que ce n’était qu’un incident tout court : une simple transition.

On me bascula dans le noir glacé, sous une belle dalle de calcaire pustulé, seule richesse restée de ma famille, prodigue bien avant que je n’aie pu en profiter.

Quant à mon dentiste, il n’eut pas à me maudire pour impécuniosité. C’était un homme compréhensif : un client mort ne pouvait décemment payer.

A présent, je me sens heureux et sain comme jamais. Plus de gousset à remplir, ni de douleurs à repousser. Non, tout cela je le laisse aux vivants.

Ah ! le bon vieux dentiste de Minsk ; je lui dois des joies qu’aucun des meilleurs jouisseurs en vie ne pourrait ressentir.

Le bougre avait eu les yeux sales au point de ne pas remarquer sur le bout de chaque canine qu’il acheta, ce petit trou qui était l’orifice d’un fin canal central, traversant la dent. Mais, peut-être le vit-il et exigea-t-il qu’on lui fasse une remise pour mauvais état : petit gain qu’il me cacha, histoire de gagner une thune de mieux ?

Quant à moi je n’en ai d’abord rien su ; et même ! Il a fallu que, mort, je ressente une soif insupportable ; telle que, pour m’irriguer, je suis sorti de ma tombe. Rien ne m’a résisté et ne résistera jamais aux forces renouvelées qui m’animent chaque nuit.

Je ne dirai pas comment je me nomme, ni où je suis enterré — ce serait trop bête, hein ! On ne me trouvera que si on ouvre une à une les centaines de milliers de sépultures de la ville dont je saigne les vivants sans qu’il paraisse.

Laisser un commentaire