Alfred. E. Van Vogt – Bucolique

Baignant dans la lumière brillante d’un soleil lointain, la Forêt vivait et respirait. Elle captait la présence de ce vaisseau qui venait d’apparaître, après avoir traversé les brumes légères de la haute atmosphère. Cependant, son hostilité systématique envers cette chose étrangère ne s’accompagna pas immédiatement d’alarme.

Sur des dizaines de milliers de kilomètres carrés, ses racines s’entrelacaient sous la terre et les cimes de ses innombrables arbres se balançaient nonchalamment sous les multiples caresses d’une brise paresseuse. Au-delà s’étendant par les collines et les montagnes et tout au long d’un bord de mer presque interminable, se dressaient d’autres forêts, toutes aussi vastes et puissantes qu’elle-même.

Aussi loin que sa mémoire remontât, la Forêt se souvenait d’avoir sauvegardé le sol d’une menace quelque peu inintelligible. La nature de cette menace commençait maintenant à lui apparaître. Elle provenait de vaisseaux analogues à celui qui, présentement, descendait du ciel. La Forêt ne parvenait pas à se remémorer clairement la façon dont, dans le passé, elle avait réussi à assurer sa défense, mais elle se rappelait nettement qu’elle avait dû se battre.

Au fur et à mesure qu’elle devenait plus consciente de l’approche du navire filant au-dessus d’elle dans un ciel gris rouge, ses feuilles se murmurèrent le récit sans âge de batailles livrées et remportées. Des pensées, dans leur course lente, se répandaient tout au long des canaux sensoriels et les branches maîtresses de milliers d’arbres se mirent à trembler presque imperceptiblement. L’étendue de ce frémissement, en affectant bientôt tous les arbres, créa graduellement un son, puis une sensation de tension. Tout d’abord, ce fut presque insensible, telle une brise musardant au travers d’un vallon verdoyant, mais bientôt cela prit de l’ampleur et acquit de la substance. Le son se fit envahissant et la Forêt tout entière se dressa, vibrante d’hostilité, guettant l’arrivée de cet engin dans le ciel.

Elle n’eut pas longtemps à attendre.

Le vaisseau grandit, infléchissant sa trajectoire. Maintenant qu’il s’était rapproché du sol, sa vitesse et sa masse se montrèrent plus grandes qu’elle ne les avait tout d’abord jugées. Il plana, menaçant, au-dessus de la Forêt proche, puis s’abaissa encore, insoucieux de la cime des arbres. Des taillis s’enflammèrent, des branches se rompirent et des arbres entiers furent balayés comme s’ils n’étaient que des êtres insignifiants, sans poids ni vigueur. Le vaisseau continuait sa descente, s’ouvrant un chemin au travers de la Forêt gémissante ou hurlante sur son passage. Il, se posa, s’enfonçant lourdement dans le sol, trois kilomètres après avoir frôlé sa première cime. Derrière lui, la trouée d’arbres bridés frémissait et palpitait dans la lumière du soleil. Un long et droit chemin de destruction se dessinait maintenant. La Forêt s’en souvint brusquement, ce n’était là que la répétition de ce qui s’était déjà produit dans le passé.

Elle commença de s’amputer des secteurs atteints. Elle fit refluer sa sève et stoppa son frémissement dans l’aire affectée. Plus tard, elle enverrait de nouvelles pousses pour remplacer ce qui avait été détruit, mais pour le moment elle acceptait cette mort partielle qu’elle avait subie et connaissait la peur. C’était une peur teintée de colère. Elle endurait ce vaisseau gisant sur ces troncs écrasés, sur une partie d’elle-même qui n’était pas encore morte. Elle sentait le froid et la dureté des parois d’acier et sa peur comme sa colère s’accrurent.

Un chuchotis de pensée se propagea le long de ses canaux sensoriels. Attends, disait cette pensée, il y a en moi le souvenir du temps où d’autres vaisseaux semblables à celui-ci vinrent.

Sa mémoire cependant refusait de s’éclaircir. Tendue mais incertaine, la Forêt se prépara à mener sa première attaque. Elle se mit à croître tout autour du navire.

Il y avait bien longtemps qu’elle avait pris conscience de ses formidables pouvoirs de croissance. C’était à une époque où elle était encore loin de sa superficie présente.

A ce moment-là, un jour, elle s’aperçut qu’elle allait bientôt se trouver en contact avec une autre forêt analogue à elle-même. Les deux masses d’arbres en croissance, les deux colosses de racines entrecroisées s’approchèrent l’un de l’autre lentement, avec prudence, dans un émerveillement mutuel mais vigilant, étonnés de découvrir qu’une autre forme de vie identique eût pu exister tout ce temps. Les deux forêts se rapprochèrent, se touchèrent… et se combattirent pendant des années.

Durant cette lutte prolongée, pratiquement toute croissance de la végétation dans les portions centrales de la Forêt stoppa. Les arbres cessèrent de se fournir en branches. Les feuilles, par nécessité, s’endurcirent et remplirent leur fonction pendant de bien plus longues périodes. Les racines se développèrent lentement. Toute la force disponible de la Forêt était concentrée sur les moyens d’attaque et de défense. Des murs d’arbres s’édifiaient en une nuit. D’énormes racines, s’infiltrant verticalement dans le sol, creusaient des tunnels longs de plusieurs kilomètres. Se frayant un passage à travers rocs et métaux, elles construisaient une muraille de bois vivant, pour endiguer la végétation envahissante de l’adversaire.

A la surface, les barrières végétales s’épaissirent au point que sur plus d’un kilomètre les arbres se dressaient presque tronc contre tronc.

Sur cette formule, la grande bataille finalement s’arrêta. Chaque forêt accepta l’obstacle créé par son ennemi.

Plus tard elle contraignit au même statu quo une seconde forêt qui l’attaquait sur un autre front.

Ces limites devinrent bientôt pour la forêt une démarcation aussi naturelle que la grande mer qui s’étalait au sud ou le froid glacial qui régnait tout au long de l’année sur les cimes enneigées des montagnes.

A l’exemple des batailles avec les deux autres forêts, la Forêt concentra son entière énergie contre le vaisseau envahisseur.

Des arbres s’érigèrent à raison d’un mètre par minute. Des plantes grimpantes escaladèrent ces arbres et se jetèrent elles-mêmes par-dessus le haut du navire. Ce torrent végétal courut bientôt sur le métal pour aller se nouer aux arbres du côté opposé. Les racines de ces arbres prirent profondément assise dans le sol et s’ancrèrent au sein d’une couche rocheuse plus résistante qu’aucun vaisseau jamais construit. Les troncs s’épaissirent et les lianes grossirent jusqu’à devenir d’énormes câbles.

Lorsque la lumière de ce premier jour fit place au crépuscule, le navire était enfoui sous des milliers de tonnes d’une végétation si dense que rien n’en était plus visible.

Le temps était venu, pour la Forêt, de passer à l’action destructrice finale.

Presque immédiatement après la chute du jour, de minuscules racines commencèrent à tâtonner sous le vaisseau. Elles étaient microscopiques, si petites dans cette phase initiale que leur diamètre ne dépassait pas celui de quelques douzaines d’atomes. Si fines se faisaient-elles que des parois métalliques apparemment solides s’avéraient pour ces radicules n’être que du vide. Elles pénétraient sans effort, tant elles étaient menues, l’acier trempé lui-même.

Ce fut à ce moment que le vaisseau réagit. Le métal s’échauffa, devint brûlant, puis rouge vif. Cela suffit. Les minuscules racines se ratatinèrent et moururent. Les racines plus importantes implantées près de ce métal se consumèrent lentement au fur et à mesure que cette chaleur desséchante les atteignait.

Au-dessus du sol une autre violence débuta. Une flamme jaillit d’une centaine d’orifices ouverts dans la paroi du vaisseau. D’abord les lianes, puis les arbres se mirent à brûler. Ce n’était pas l’explosion d’un feu incontrôlable ni l’incendie furieux sautant d’arbre en arbre avec une irrésistible ardeur. Depuis fort longtemps, la Forêt avait appris à maîtriser les feux engendrés par la foudre ou par une combustion spontanée. Il s’agissait uniquement d’envoyer de la sève aux arbres frappés par l’incendie. Plus vert était l’arbre, plus la sève l’imbibait et plus le feu aurait alors à prendre d’ampleur pour se maintenir.

La Forêt ne put sur-le-champ se souvenir d’avoir affronté un feu qui pût ainsi tailler dans une rangée d’arbres laissant chacun suinter un liquide visqueux par les crevasses de son écorce. Mais cette flamme le pouvait, elle était différente. Elle n’était pas seulement flamme mais aussi énergie. Elle ne se nourrissait pas de bois mais vivait sur une force contenue en elle-même.

Finalement, cette constatation rendit à la Forêt sa mémoire. C’était un souvenir aigu, sans méprise possible, de ce qui avait été accompli dans le passé pour délivrer elle-même et sa planète d’un vaisseau comme celui-là.

Elle commença par se retirer de la périphérie du navire. Elle abandonna l’échafaudage de bois et de feuillage avec lequel elle avait tenté d’emprisonner cette structure étrangère. A mesure que la précieuse sève réintégrait les arbres qui maintenant devraient former la seconde ligne de défense, les flammes devinrent plus vives et l’incendie s’amplifia, illuminant tout le paysage d’une lueur féérique.

Il s’écoula un certain temps avant que la Forêt sût que les rayons incandescents ne jaillissaient plus du navire et que ce qui restait de flammes et de fumée provenait uniquement de bois brûlant normalement. Cela aussi correspondait au souvenir qu’elle avait de ce qui s’était déroulé bien longtemps auparavant.

Frénétiquement bien qu’avec répugnance, la Forêt mit en chantier ce qui, elle s’en rendait maintenant compte, était la seule méthode pour se débarrasser de l’intrus.

Frénétiquement, parce qu’elle était terriblement convaincue que la flamme émise par le vaisseau était en mesure de dévaster des forêts entières.

Avec répugnance, car le moyen de défense envisagé l’amènerait à souffrir de brûlures par énergie à peine moins violentes que celles qu’avait engendrées la machine.

Des dizaines de milliers de racines s’enfoncèrent vers des terrains et des formations rocheuses qu’elles avaient soigneusement évitées depuis la venue du vaisseau précédent. En dépit d’une hâte nécessaire, le processus en lui-même était lent.

De microscopiques racines, frémissantes d’impatience, se contraignirent à s’enfouir dans d’inaccessibles poches de minerai et par un procédé osmotique complexe tirèrent des grains de métal pur du minerai impur originel. Ces grains étaient presque aussi petits que les racines qui précédemment avaient pénétré les parois d’acier du navire. Ils étaient suffisamment menus pour être transportés, en suspension dans la sève, au travers du labyrinthe des grosses racines.

Bientôt il y eut des milliers, puis des millions de ces grains en mouvement tout au long des canaux du bois. Bien que chacun fût en lui-même imperceptible, le sol où ils furent déposés étincela avant peu à la lumière de l’incendie mourant. Au moment où le soleil de cette planète s’élança au-dessus de l’horizon, un reflet argenté large de trois cents mètres entourait tout le vaisseau.

Ce fut tôt après midi que le navire réagit. Une douzaine de sas s’ouvrirent et des engins volants en sortirent. Ils se posèrent et se mirent à écrémer cette poussière blanchâtre avec des buses qui aspiraient la fine pellicule de métal de façon ininterrompue.

Ils travaillaient avec de grandes précautions et une heure avant la chute du jour ils avaient amassé plus de douze tonnes de l’uranium 235 finement dispersé.

A la tombée de la nuit, tous les êtres à deux jambes disparurent dans le navire dont les sas se fermèrent. Le long vaisseau profilé en torpille décolla en douceur et fila vers le ciel où le soleil brillait encore.

La première connaissance de cette nouvelle situation parvint à la Forêt lorsque les racines qui étaient profondément enterrées sous le vaisseau rapportèrent une diminution de pression. Il lui fallut plusieurs heures pour décider que le vaisseau ennemi avait été chassé. D’autres heures s’écoulèrent encore avant qu’elle réalisât la nécessité de déménager la poussière d’uranium demeurée sur le terrain, car les radiations émises s’étendaient trop à l’entour.

L’accident qui se produisit eut une cause fort simple. La Forêt avait extrait des rocs cette substance radio-active et, pour s’en débarrasser, elle n’avait simplement qu’à la remettre dans les plus proches couches uranifères, particulièrement dans ce genre de roc qui absorbe la radio-activité. Pour la Forêt, la situation apparaissait aussi claire que cela.

Une heure après qu’elle eût entrepris la réalisation de son plan, une explosion atomique fusa vers le ciel.

Cette explosion fut vaste, vaste au-delà de la capacité de compréhension de la Forêt. Elle n’entendit ni ne vit cette effroyable silhouette messagère de mort. Ce qu’elle ressentit fut suffisant. Un ouragan rasa des kilomètres carrés de végétation. L’onde calorique et la vague de radiation provoquèrent des incendies qui demandèrent, pour les éteindre, des heures d’effort.

La peur s’effaça peu à peu lorsqu’elle se remémora que cela aussi s’était produit dans le passé.

Plus nette de beaucoup que ce souvenir fut la vision des possibilités d’action future grâce à ce qui venait de se produire. L’opportunité de l’occasion ne lui échappa pas.

Dès l’aube le matin suivant elle lança son attaque. Sa victime fut la forêt qui, selon sa mémoire défaillante, avait originellement envahi son territoire.

Tout le long du front qui séparait les deux colosses, de petites explosions atomiques se déclenchèrent. La solide muraille d’arbres qui formait les défenses extérieures de l’autre forêt s’effrita devant les attaques successives d’une aussi irrésistible énergie.

L’ennemi, réagissant normalement, mit en ligne ses réserves de sève. Lorsqu’il fut pleinement engagé dans sa tâche de reconstruction d’une nouvelle barrière, de nouvelles explosions se déclenchèrent. Elles aboutirent à la complète destruction du gros des réserves en sève de l’adversaire. Dès lors, puisqu’il ne comprenait pas ce qui lui advenait, celui-ci fut perdu.

Dans le no man’s land où avaient eu lieu les explosions, la Forêt attaquante envoya une innombrable armée de racines. Chaque fois que la résistance se manifestait, une explosion atomique se produisait. Tôt après le midi suivant, une explosion gigantesque détruisit les arbres composant le centre sensitif de l’adversaire — et la bataille se termina.

Cela prit des mois à la Forêt de pousser dans le territoire de son ennemi défait, d’éjecter les racines mourantes de l’adversaire, de déborder des arbres maintenant sans défense et de s’installer elle-même en pleine et complète possession de son nouveau territoire.

Dès que cette tâche fut accomplie, elle se tourna comme une furie contre la forêt résidant sur son autre flanc. Une fois de plus elle attaqua avec la foudre atomique et tenta de submerger son opposant sous une pluie de feu.

Elle fut contrée net par une force égale d’atomes en explosion !

Ses connaissances avaient transpiré à travers la barrière de racines entrelacées qui formait la séparation entre les deux forêts.

Les deux monstres se détruisirent mutuellement presque totalement. Chacun d’eux devint un être mutilé qui dut remettre en branle le pénible processus d’une lente croissance. Comme les années passaient, le souvenir de ce qui s’était écoulé s’estompa. Cela n’avait d’ailleurs que peu d’importance. A cette époque-là, en effet, les vaisseaux affluaient. Même si la Forêt s’en était souvenue, ses explosions atomiques, de toute façon, n’auraient pu avoir lieu en présence d’un navire.

La seule méthode pour chasser les vaisseaux consistait à les entourer chacun d’une fine poussière de matériau radio-actif. Dès lors, le navire raflait le métal pulvérulent et se repliait aussitôt.

Et la victoire lui fut toujours aussi aisée.

Jacques Sternberg – Les conquérants

L’histoire, on l’avait assez dit, n’est qu’un éternel recommencement. C’était vrai.

Depuis le XXIIe siècle, l’histoire avait considérablement élargi son rayon d’action, mais, projetée dans l’espace, elle semblait garder ses propriétés de mythe soumis aux lois de la pesanteur terrestre. En somme, tout ce qui s’était passé dans l’infini au cours des quelques siècles de l’Age Spatial s’était déjà passé sur Terre au Moyen Age. L’histoire n’avait décidément que quelques circonstances à sa disposition pour écrire sa légende : des guerres, des conquêtes, des trêves et des paix, des révoltes et de nouvelles guerres, puis, inutiles, de nouvelles trêves.

A part le fait que la Terre était devenue depuis longtemps déjà la Métropole de l’Univers, rien n’avait changé.

Rien de vraiment essentiel. L’homme après avoir conquis sa planète natale avait réussi à conquérir les planètes étrangères, mais il n’avait pas réussi à conquérir ce bonheur dont on parlait tant depuis la création du monde. L’homme avait gagné, en plus de son titre de fils divin, ses galons de titan de l’espace, comme son brevet de roi des étoiles, mais il n’en restait pas moins une chose vulnérable qui vivait moins longtemps qu’une carpe et, s’il avait ajouté des pages de gloire au grand livre d’or de l’humanité, il n’avait pas réussi à prolonger de quelques années son bail d’existence. On peut même admettre que, délibérément, il avait raccourci ce bail, car les occasions de mourir par accident devenaient de plus en plus nombreuses, et les hommes de plus en plus avides de courir à la rencontre de leur mort.

L’homme, en effet, qui d’instinct avait toujours été curieux et agressif, était devenu depuis des siècles un explorateur et un guerrier.

A présent que les hypothèses les plus hasardeuses s’étaient effondrées pour laisser la parole aux déductions de la réalité, on pouvait l’affirmer : de toutes les races de l’Univers, les Terriens s’étaient révélés, non pas exactement les plus braves, mais certainement les plus ingénieux, les plus rapaces et les plus meurtriers. Beaucoup de races leur avaient résisté, aucune n’avait jamais pu les vaincre ni même les repousser. C’est dire que la Terre, peu à peu, avait annexé l’infini et ses dépendances, ses galaxies et ses planètes, comme de simples lopins de terre. Le ciel était ensanglanté depuis des siècles par les exploits des Terriens et leur besoin exacerbé de posséder. Et l’espace était devenu pour l’homme, non seulement un gigantesque terrain de voltige dans l’absolu, mais un champ de bataille et un vaste cimetière militaire. Pour chaque créature de l’espace, qu’elle fût monstre, larve ou bulle de vie, le Terrien était synonyme de meurtrier et « terrestre » avait le même sens que le mot « implacable ». Et quand on signalait dans quelque monde encore épargné par l’avidité humaine l’arrivée imminente des Terriens, la panique se levait comme un orage et rasait tout sur son passage. L’arrivée des Terriens signifiait fatalement la mort, la défaite, puis la colonisation irréductible, sans pitié. Telle était la loi : chaque planète conquise devenait pour les Terriens une source à exploiter de gré ou de force, par tous les moyens. Et tout servait à l’homme, semblait-il : les liquides, les pierres, les plantes, les déchets, les immondices. Il ne négligeait jamais rien, il digérait tout, il voyait immédiatement l’utilisation pratique de n’importe quoi. Toujours et partout il était disposé à tout prendre. Ou plus exactement il emportait tout, mais il obligeait les autres à arracher, à transporter, à manipuler ce qu’il désirait emporter. En fait, la venue du Terrien sous-entendait l’esclavage à perpétuité, le travail de forçat sans trêve et sans contreremboursement. Or, il faut bien le préciser, le travail était un mythe qui n’appartenait qu’à la Terre. Nulle part ailleurs, dans l’espace, on n’avait jamais songé à travailler. Demeurée ou civilisée, larvaire ou souterraine, aucune créature n’avait jamais ressenti le besoin saugrenu d’amasser des biens, de se faire une situation ou de gagner sa vie en acceptant de la perdre suivant un horaire judicieusement prémédité selon tous les barèmes du sadisme mental. Les Terriens seuls, s’affirmant comme une triomphale exception, pensaient et agissaient ainsi. Inutile de préciser qu’ils avaient toujours transporté avec eux, par gouffres et par cieux, leurs principes, et que, sans se soucier des avis étrangers, ils imposaient partout leur façon d’envisager les choses.

Pour cette raison, pour d’autres encore et, surtout, parce que vraiment ils étaient les plus forts, les Terriens étaient aussi redoutés aux quatre coins de l’infini que n’importe quel cataclysme. D’autant plus redoutés que la chance ne pouvait jamais jouer aucun rôle en faveur des autres, ni la chance, ni le hasard. Les Terriens arrivaient toujours à leurs fins, la victoire ne pouvait jamais leur échapper.

C’est en 2125, date célèbre entre toutes, que les Terriens avaient inscrit en lettres de feu dans le ciel le premier événement de cette conquête qui, à présent qu’elle avait un commencement, ne pouvait plus avoir de fin.

A cette date, en effet, les Terriens avaient enfin réalisé ce rêve qui avait fait couler tant d’encre et de salive : échapper à leur monde, en aborder un autre. Ils avaient donc débarqué en force et en masse sur P. 1, ce monde que l’on appelait autrefois la Planète Mars. Au premier contact, les habitants de ce monde terrifièrent les Terriens. Mis à part le fait que leur aspect était soumis à une quantité d’incompréhensibles fluctuations, leurs dimensions parurent tellement écrasantes aux yeux des hommes que ceux-ci, hantés par 200 ans de sinistres récits de science-fiction, faillirent bien prendre la fuite sans même entamer le combat. Mais, dès le premier engagement, l’homme comprit qu’il s’emparerait facilement de ce monde, sans le moindre risque d’y laisser sa peau : en effet, les énormes choses de la Planète P. 1 — les Pustrules, comme on les appela — se dégonflaient et se vidaient de leur vie au moindre contact d’un objet de métal. Avec une simple épingle, on pouvait faire une effroyable tuerie. On ne s’en priva point. La chasse aux Pustrules devint aussi populaire sur P. 1 que la chasse aux canards sur Terre. Après un an, on dut parquer dans des réserves les survivants de la planète P. 1 comme on l’avait fait avec les Sioux au XXe siècle, en Amérique du Nord, cette vaste région qui en 2043 avait été sacrifiée aux exigences d’une expérience atomique particulièrement réussie.

Bref, la conquête de P. 1 se fit sans une seule victime pour les Terriens et ce premier exploit mené Outre-Terre donna à l’homme une telle confiance en ses moyens qu’on aurait pu, si on l’avait voulu, le catapulter dans l’espace sans fusée en le persuadant qu’il devait être capable d’y voler comme un aigle des galaxies.

Sans plus attendre, on envoya sur P. 1 des milliers de colons chargés d’extraire le sel de la planète — c’était son unique ressource naturelle — et l’armée de choc qui avait conquis ce monde s’enfonça dans l’avenir pour en conquérir un autre, la planète P. 2, puisque l’on respectait toujours l’énumération inspirée de l’arithmétique dont les règles, en dépit du progrès, n’avaient pas changé.

Sur P. 2, monde surchauffé, la conquête fut tout aussi facile. En arrosant les Pastres d’eau glacée, on les tuait avec une facilité tellement dérisoire que le jeu lassa les plus combatifs après une semaine de tuerie. Combat sans gloire et sans but, car sur ce monde on ne trouva strictement rien à exploiter. A part la chaleur, cependant. On fit donc de P. 2 une colonie de vacances pour désœuvrés frileux et cette Côte du Feu connut pendant de longues années une vogue qui fit la fortune d’une quantité d’agences de tourisme.

Et, de planète en planète, d’astéroïde en galaxie, les Terriens se firent une réputation, un avenir également, et, pataugeant dans le torrent des siècles, ils s’enfoncèrent de plus en plus profondément dans le gouffre de l’inconnu, y posant non seulement des jalons et des fosses communes, mais des institutions et des exigences humaines. L’univers, irrémédiablement, peu à peu, s’humanisait.
Cela ne se fit pas toujours aussi facilement que sur P. 1 ou P. 2. Mais le sang de l’homme ne coula jamais à flots. Et, en fin de compte, on n’eut que très peu de monuments aux morts pour la Galaxie à édifier sur Terre. Toujours, même si les premiers combats coûtaient quelques pertes, les Terriens arrivaient à renverser la situation et, le temps de faire quelques gammes sur leur clavier déductif. ils trouvaient bientôt le moyen de semer la mort, la déroute et la soumission. Ironie supplémentaire : le plus souvent, tuer était tellement facile que les armes redoutables, mises au point par des siècles de techniques, ne servaient à rien. On pouvait parfaitement s’en passer et lutter avec une parfaite désinvolture par d’autres moyens. Ainsi la mousse de savon servit à conquérir P. 56, la fumée de cigarette mit les Elges de P. 75 en déroute, la parole sema la panique parmi les Otriges sur P. 33 et, avec quelques odeurs d’encens, les Terriens provoquèrent la capitulation des Faragres dont les épines vénéneuses avaient pourtant inquiété les plus endurcis. Les Terriens, toujours soucieux de faire des économies. ne négligèrent jamais la possibilité de tuer sans dépenses inutiles en optant pour les procédés les plus frustes, les plus efficaces en même temps. Mais toujours, partout, ils tuèrent, ils tuaient. Des siècles de conquête leur avaient appris que les carnivores et les sanguinaires n’appartenaient qu’à la Terre et que les monstres les plus repoussants des planètes les plus lugubres étaient en réalité aussi doux que des herbivores, mais la tuerie en abordant une planète était devenue un rite bien établi. Une suite d’actes que les hommes accomplissaient d’une façon méthodique, sans rien en penser, exactement comme sur Terre ils accomplissaient des travaux de bureau.

Ainsi, ligne par ligne, s’écrivait l’Histoire. Une Histoire monotone en somme.

En 2647, la Terre possédait quelques centaines de colonies, des protectorats et des mondes occupés, des camps de concentration et des bagnes perdus, des banlieues lointaines et des parcs nationaux. Et, bien entendu, la plupart de ces mondes étaient de véritables mines industrielles ou commerciales dont le fond, en dépit des incroyables distances, était relié à un unique réceptacle : la Terre.

Et la Terre ne songeait nullement à étouffer ses ambitions. Au contraire, plus elle acquérait de possessions, plus elle en voulait. En vain, car si la Terre croulait sous les richesses accumulées, les habitants n’étaient pas plus riches pour autant et l’avalanche de ressources donnait à chaque homme, qu’il fût industriel ou employé, un effrayant surcroît de travail. Mais, depuis longtemps déjà, on avait fixé les horaires légaux du travail à douze heures par jour.

En résumé, la Terre se faisait un nom dans l’Univers, sang songer qu’elle se taillait en même temps une place dans le néant. Mais l’homme n’avait rien perdu de sa faculté de s’aveugler à bon compte et il se laissait envoyer dans l’espace, à des millions de kilomètres de son lien de naissance, sans même se rendre compte qu’il ne faisait que se rapprocher, non pas de Dieu dont le domicile était toujours inconnu, mais de son tombeau. Car les explorateurs de l’Infini ne vivaient jamais après quarante ans. C’était la rançon des voyages qui formaient la jeunesse et supprimaient la vieillesse. Mais personne ne songeait jamais à cela et la Terre, on le sait, ne s’était jamais souciée de l’opinion de ses locataires. Elle avait un but et, avec une force de météore, elle le poursuivait.

C’est en 2735 que l’on prit la décision de conquérir la planète P. 473 située au N. O. du carrefour de Lactos et de la Nationale 002. A vrai dire, depuis un certain temps déjà, on pensait à débarquer sur P. 473, la planète Mauge comme l’appelaient les savants. Mais on avait tenu à préparer cette expédition avec un soin tout particulier. La planète Mauge, en effet, d’après les rapports des observateurs, contenait une matière première introuvable sur Terre depuis trois cents ans, très rare dans d’autres mondes : du bois. Cette révélation avait galvanisé toutes les énergies et la Terre, pour éliminer tout risque d’échec, décida d’envoyer vers P. 473 la plus colossale armée d’invasion que l’on eût jamais constituée. De toute façon, cela tombait bien : on fêtait justement le centième anniversaire d’un général qui avait sauvé dans la Galaxie des Marais toute une division terrienne tombée dans le piège fatal des sangsues de l’espace et on donna donc son nom à l’armée qui allait annexer P. 473. Puis on leva un bataillon de cardinaux pour bénir les dix millions d’hommes qui avaient été jetés dans les scaphandres de combat ; le pape lui-même se dérangea pour survoler l’escadre d’invasion et lui donner de haut sa très humble bénédiction.

À l’aube d’une journée décrétée fête nationale, partant de différents points du globe pour converger vers un lieu convenu entre deux infinis, la gigantesque vague d’assaut creva les nuages, puis la stratosphère, et, du vacarme assourdissant dans lequel elle avait pris son vol, elle s’enfonça dans le silence glacial du vide.

A voir cet essaim monstrueux de bourdons d’acier filer dans l’espace, on aurait pu croire que les Terriens allaient conquérir, non pas un simple monde d’importance secondaire, mais tout un morceau d’espace particulièrement insalubre et dangereux. En fait, et tout le monde le savait, aucune planète n’était plus anodine que P. 473. Les Mastres de Mauge, tous les rapports l’affirmaient, étaient des êtres d’une grande douceur, parfaitement conditionnés à leur monde où tout était forêts, bois et broussailles. De tête, ils ressemblaient de façon assez frappante aux castors que l’on pouvait trouver autrefois sur Terre. Ils avaient leurs mœurs, leurs ambitions : construire, ronger et détruire, puis reconstruire. On pouvait difficilement imaginer des êtres plus simples et plus inoffensifs. Ils ne devaient même pas savoir ce que signifiaient la méfiance, la haine ou le meurtre, car ils étaient les seules créatures vivantes de leur monde et jamais ils ne se battaient entre eux. Leur vie s’écoulait, fluide et incolore, comme une eau limpide, dans le calme et le silence de leurs interminables étendues boisées. Juchés sur d’énormes pattes filiformes, les Mastres avaient de grosses mains-outils sans membres, un corps trapu et une minuscule tête de cyclope au regard mélancolique de biche, avec de longues incisives de rongeur et un long nez dentelé qui leur servait à scier les arbres. Bien entendu, ils étaient essentiellement herbivores et toute leur civilisation tournait au ralenti autour du culte béat de l’arbre, unique détail que la nature leur avait légué.

Tout cela disait assez que la conquête de cette planète serait une partie de plaisir et que le fait d’avoir mobilisé l’élite des conquérants terriens pour s’approprier ce monde ne pouvait être qu’une mesure de prestige complètement dénuée de sens. Mais l’élan étant donné dans une mise en scène spectaculaire, il fallait bien assumer les conséquences de cette décision et on ne pouvait qu’attiser ce grandiose spectacle en y jetant des flambées artificielles de gloriole. Durant tout le voyage, les haut-parleurs diffusèrent donc des ordres et des discours vengeurs, des hymnes de guerre et des allocutions pleines de bruit et de fureur. Comme on pouvait difficilement alléguer que la Terre Patrie était menacée par les Mastres et qu’elle exigeait le sacrifice de chacun, on retraça en mots et en technicolor l’épopée du bois, sa disparition depuis des siècles, et on fit comprendre à chaque homme, qu’enfin était venu le moment de sauver la Civilisation par la Conquête du Bois, matière première plus importante que l’atome qui assurerait à la Terre un sort meilleur sous le soleil d’un avenir régénéré. On arriva même à persuader chaque guerrier que les Mastres défendraient jusqu’à la dernière goutte de leur vie leur territoire et que ce débarquement risquait d’être l’événement du siècle.

Le bois devint la hantise de chacun après quelques jours. En prendre par la force, les armes et le meurtre, devint, non seulement un but, mais une mission sacrée. Et quand les dix millions de Terriens débarquèrent sur la planète P. 473, ils étaient tellement avides de tuer pour amasser du bois que, pour une branche d’arbre, n’importe quel homme aurait massacré sa mère sans hésiter une seule seconde.

Les Mastres n’eurent même pas le temps de ressentir quelque sentiment d’effroi, de stupeur ou de panique. Ils n’eurent pas davantage le temps de se défendre ou de se terrer. La foudre, que les Terriens avaient emportée avec eux, les pulvérisa sur place.

Il y avait plus d’un mois que les Terriens n’avaient pas fait la guerre, et cette frustration, autant que les discours, les avaient tous assoiffés de meurtre.

Une heure après le débarquement, les Terriens étaient les maîtres absolus d’un monde dépeuplé, jonché de plusieurs millions de cadavres et d’énormes cratères fumants. Mais cela ne comptait évidemment pas : les hommes avaient emporté avec eux des outils pour creuser des trous et d’autres pour les combler après y avoir jeté les morts. Parmi les Terriens, on ne comptait qu’une seule victime. Un officier qui, affolé par le vacarme, avait succombé à une attaque cardiaque.

On dénombra les survivants de la race Mastre, on n’en trouva que fort peu. Comme on jugea inutile de les conserver comme des reliques et qu’en somme la guerre avait été réellement un peu brève, on prolongea le plaisir de quelques heures en fusillant les derniers Mastres, un à un, à deux kilomètres de distance, pour faire de cet acte un distrayant exercice de tir.

Gavés de gloire et de bruit, les Terriens débarquèrent leurs matériaux de construction, plantèrent la charpente d’une future cité de l’espace, et s’apprêtaient à construire un port spatial uniquement destiné à l’exportation du bois.

Puis, à l’aube, éreintés, mais satisfaits, les conquérants s’endormirent.

Ils ne se réveillèrent jamais. Parmi les dix millions de Terriens allongés sur le sol de P. 473, pas un seul ne survécut à cette première nuit.

Les Terriens avaient conquis la planète Mauge, certes. Ils avaient facilement gagné la bataille, personne ne pouvait contester cette évidence. Ils étaient les grands vainqueurs de cette journée. Ils avaient tout conquis, la gloire, la vie, l’espace, un monde nouveau au prix d’un effroyable massacre.

Mais ils avaient agi en ignorant un détail, un simple détail qui avait quelque importance : la mort, sur ce monde, était contagieuse.

Jean Ray – Les étranges études du Dr. Paukenschlager

C’était un V… La lettre V.

Les deux rangées de hêtres pourpres, en bordure de la route, se rejoignaient à l’horizon pour dessiner cette lettre géante sur le ciel crépusculaire.

Quelques étoiles pâles se piquaient dans l’angle aigu.

C’est à ce moment que j’eus une singulière impression de malaise, de peur irraisonnée, qui me fit accélérer l’allure de mon automobile.

Le V prolongeait sa majuscule majestueuse.

Pourquoi, dans cette solitude, la route interminable, une lande, un marais, des ajoncs et des bruyères, pourquoi me suis-je amusé à chercher des mots débutant par V et à les clamer à haute voix ?

— Vache-Vagabond-Valet-Vampire.

— C’est cela, cria aussitôt une voix stridente tout près de moi.

Je freinai si brusquement que je faillis capoter.

Sur le bord ombreux de la route, un être bizarre s’avançait ; je ne vis d’abord qu’une longue redingote, un chapeau haut de forme d’un modèle inconnu, et de grosses lunettes teintées.

— C’est précisément le mot que je cherchais. Mais croyez-vous que… ?

Je distinguai alors une figure ridée et jaune et deux yeux étincelants d’intelligence.

— Excusez-moi, continua le bonhomme. Je suis le professeur Paukenschlager… Vous êtes donc bien de mon avis : ce sont…

Tout à coup, le professeur recula de deux pas et une expression comique de colère et d’ahurissement crispa sa petite figure de pomme d’hiver.

— Ou vous ne savez rien, vous ne connaissez rien de mes travaux, hurla-t-il, ou vous m’espionnez et vous êtes une canaille !

— Bonsoir, monsieur le professeur, dis-je. Vous êtes fou. Bien le bonsoir !…

J’avançai la main vers le démarreur.

— Non, vous n’allez pas partir !

La voix était nette et autoritaire. Je vis alors, avec une terreur facile à concevoir, qu’un pistolet automatique était braqué sur ma poitrine.

— Je tire très bien, goguenarda l’étrange personnage. Au premier mouvement qui me déplaît, je vous tue, monsieur l’envoyé du Dr Tottoni.

— Le Dr Tottoni ? m’écriai-je sincèrement étonné. Connais pas.

— Ta…Ta…Ta… Que faites-vous par ici alors, sur cette route que personne n’emprunte plus, et pourquoi criez-vous des mots si justes et si vilains ?

Je tâchai d’expliquer que je m’étais en effet égaré.

— Possible, me dit le professeur, mais je n’ai ni le temps ni l’envie de contrôler l’exactitude de vos paroles. Pour moi, je crois être dans le vrai en déclarant que vous êtes un émissaire du détestable Tottoni, et puis il ne me déplaît guère qu’un de ses disciples assiste à mon triomphe.

— Monsieur le professeur… hasardai-je.

— Taisez-vous ! Votre voiture va me faire regagner le temps perdu. En avant !… Prenez la petite route, à gauche. Elle est carrossable… Au moindre geste suspect, je tire !…

On fit halte à l’orée d’un bois de sapins hauts et noirs.

— C’est ici, dit le professeur. Vous allez m’aider à monter mon petit appareil. Après, vous pourrez vous reposer si cela vous plaît… Mais, auparavant, donnez-moi votre parole que vous ne vous enfuirez pas.

— La parole d’une canaille ? ricanai-je.

Les yeux étincelants me fixèrent de leurs feux verts.

— J’ai étudié votre figure pendant notre course, dit lentement le professeur, et j’ai acquis la conviction que vous n’étiez pas envoyé par Tottoni et que, si je vous laissais partir à présent, vous seriez moins content qu’on pourrait le croire.

Le diabolique bonhomme lisait dans ma pensée.

— Je crains, continua-t-il, que le côté scientifique de l’aventure que je vous ferai vivre ne soit lettre morte pour vous, car vous la verrez en journaliste, c’est-à-dire superficiellement.

— Comment savez-vous que je suis journaliste ?

— Bêtises !… Vous m’avez raconté, en tâchant d’expliquer votre présence sur cette route déserte, que vous vouliez assister à l’inauguration d’un monument sur le littoral.

— En effet !

— Et vous êtes de vingt-quatre heures en avance sur ce ridicule événement ? Qui, autre qu’un journaliste, ferait pareille stupidité ?

Cette raison ne put me convaincre. Je soupçonnai le savant aux yeux de flamme de lire aussi facilement en moi que dans un livre ouvert.

— Toutefois, continua-t-il, quelques années de tropiques vous ont donné le goût de l’aventure et du danger.

— Mais…

— Non pas de mais… Les chiures de mouches de la seringue hypodermique se voient jusque sur vos poignets ! Et, maintenant, montons mon petit appareil et attendons l’événement ; je vous dois bien cela pour ma méprise première.

— Puis-je savoir ?…

— Où je vous emmène ?

— Vous m’emmenez ?…

— Parfaitement s dans le monde de la quatrième dimension !

— Mon cher professeur, dis-je, comme nous étions assis auprès d’un appareil bizarre composé d’une fine antenne d’un métal brillant et d’une vingtaine de mignons rouleaux qui me paraissaient être des bobines d’induction, mon cher professeur, je voudrais prendre des notes.

— C’est votre métier, même si je ne suis qu’un toqué, comme vous le pensez, cela vous fournira un article qui vaudra bien celui de l’inauguration…

Cette fois, c’est certain, ma pensée est lue nettement ; je ne sais quel incompréhensible sentiment d’impuissance et de détresse m’envahit…

Il fait une nuit d’encre. Les phares de l’auto nous éclairent. Le professeur a parlé, mais il me défend de sténographier ses paroles. Je suis donc tenu de jeter sur mon bloc-notes des mots et des bouts de phrases :

Quatrième dimension… Einstein… point d’affleurement… monde intercalaire… équation du dix-huitième degré… puissance infinie du chiffre… or des vibratoires à fréquence illimitée… la formule magnifique…

Et, grossièrement, je résume : il existe un monde voisin, invisible, impénétrable pour nous, parce qu’étant situé sur un autre plan. Ce monde est étrangement, criminellement, selon Paukenschlager, réuni au nôtre. Il y a pourtant des points sur la terre moins hermétiques que les autres.

Le petit tertre sablonneux que nous occupons est, paraît-il, parmi ces lieux étrangement privilégiés.

L’appareil du professeur est destiné à provoquer des ondes spéciales qui forceront, pour ainsi dire, la porte du mystérieux monde voisin.

Comment ? Il n’en dit rien ; il parle d’électrons et d’intégrales.

La nuit avance ; un vent âpre fouaille les arbres ; le professeur regarde de temps en temps une étoile qui pique l’azur à la pointe d’un immense sapin.

Minuit… une heure… deux heures… La fatigue commence à se faire sentir. Paukenschlager me tend une bouteille plate, remplie d’un cordial admirable qui chasse le sommeil et provoque même une sorte de douce gaieté.

Trois heures. Le vent est tombé, le silence absolu. J’ai repris du cordial et suis d’une humeur charmante. Le professeur couvre une page de son carnet de calculs compliqués.

Une teinte grise envahit la lande lointaine. Les calculs de Paukenschlager deviennent fiévreux. Il a déplacé brusquement son appareil, en murmurant :

— A un mètre de près…Deux oiseaux de nuit nous ont frôlés de leur vol de velours ; un butor a crié dans les marais sur lequel l’aube grisaille. Une bête saignée par une belette a hurlé affreusement.

Le professeur a cessé ses calculs pour écouter les pitoyables échos de ce petit crime de l’ombre et m’a regardé d’une façon bizarre.

Tout à coup, un bruit lointain, très doux, un peu chantant s’est levé dans le silence. Il me semble qu’il provient de Pantenne.

Paukenschlager a tout de suite délaissé ses calculs pour fixer l’étoile à la cime de l’arbre. Elle avait baissé vers l’horizon, et je voyais à présent ses feux pâlis à travers les hautes ramures.

— Jeune homme, me cria-t-il la figure soudain blêmie, crispée par une terreur affreuse, jeune homme, fuyez. Il est encore temps… Filez vers la route… Je n’ai pas le droit…

L’antenne vibra cette fois d’une longue note aiguë.

— Il est trop tard ! clama-t-il.

C’est à ce moment que le chemineau parut.

Il avait jailli brusquement du bois de sapins, maigre, sale, lamentable, nous fixant d’un œil méfiant.

— Filez donc ! lui cria le savant.

Un éclair de colère passa dans les yeux rouges de l’homme.

— Filez vous-même, grogna-t-il. Je suis chez moi ici, et…

Le restant de la phrase se perdit dans un brusque et formidable coup de gong.

La pointe de l’antenne fusa en une haute flamme bleue, comme une chandelle romaine.

— Approchez vite ! hurla le professeur en tendant la main vers le vagabond.

Il n’était qu’à quinze pas de nous, mais alors se passa une chose affreuse : l’homme n’avait plus de figure !

C’est-à-dire que, là où, une fraction de seconde auparavant, nous distinguions des yeux, des joues, une bouche, il n’y avait plus qu’une section nette, rouge, bouillonnante de sang, comme si un invisible couperet s’était abaissé sur le front du malheureux.

— Il n’était pas dans la zone protectrice de mon appareil, sanglota le professeur. Je l’avais pensé… Ce sont des monstres, des…

Ce que l’on vient de lire est la copie exacte du carnet de Denver, le reporter de la Grande Tribune qui disparut il y a quelques mois dans des circonstances restées mystérieuses. On retrouva l’auto du journaliste abandonnée non loin de la route, près d’un petit bois de sapins.

On releva, à quelques pas de la machine, sur un espace de peu de mètres carrés, des traces d’une lutte violente, et on y trouva le bloc-notes piétiné.

Quelques jours après cette lugubre découverte, un paysan qui se rendait à son champ situé à peu de distance du sinistre endroit, ramassa une boule de papier faite de deux feuillets du même carnet, couverts d’une écriture tremblée et, détail curieux, fortement éclaboussés de sang.

Ces lignes, déchiffrées à grand-peine n’éclaircirent en rien le mystère.

Nous sommes, écrivait Denver, toujours sur le petit tertre sablonneux, mais un singulier monde diaphane, à peine visible, s’y juxtapose. Je vois le bois de sapins à travers un cône d’une transparence presque parfaite et remplie d’une sorte de fumée, violemment tourmentée. Une dizaine de grosses sphères, bulles bizarres, bondissent sur le marais, et les mêmes fumées tourbillonnantes les remplissent. Je me rends compte que ce sont elles qui rendent le cône et les sphères visibles.

Ici, l’écriture devient illisible, affolée.

Ce ne sont pas des fumées, mais des yeux, des mains, des griffes, des organes atroces… Le corps du chemineau vient d’être happé par le cône…  Paukenschlager me demande pardon…

L’appareil brûle…

Tonnerre… Flammes blanches. Le professeur a disparu enlevé… Une pluie de sang m’inonde.

Dans le ciel, des yeux terribles me fixent… Une main… Dieu !…

Denver n’a plus reparu.

Une enquête a fait découvrir qu’un professeur d’origine allemande, du nom de Paukenschlager, habitait Leyde.

Il avait disparu de son domicile quelques jours avant l’étrange événement.

La perquisition domiciliaire ne fit rien découvrir, si ce n’est que le savant s’était livré avant son départ à la destruction minutieuse et méthodique de ses appareils et de ses papiers.

Un chemineau du nom de Rikkie Campers, très connu dans la région, n’a plus jamais été revu lui non plus.

Un fait étrange que la Psychic Review de New York a relaté le jour de cette disparition, et à l’heure correspondante, le fameux médium américain Marlowe entra dans des transes inouïes. Il se rua vers le tableau noir et y dessina, avec une vélocité prodigieuse, des figures de cauchemar entremêlées à des formes sphériques et coniques, et qui, dans une formidable ruée de rage, poursuivaient un être humain.

La figure de cet homme était incontestablement celle de Denver.

Deux jours plus tard, le même médium entra à nouveau en transes et dessina le visage de Denver, crispé par une angoisse et une douleur surhumaine. En marge du dessin, il écrivit ces mots :

Je ne suis pas mort… C’est pire… Épouvantable Ils vous guettent !…

Prenez garde… Au secours !…

Le lendemain, Marlowe écrivait encore : Au secours ! — et ce fut tout.

De l’avis des meilleurs graphologues, l’écriture était celle de Denver.

Les spirites prétendent que le journaliste n’est pas mort, mais qu’il réside sur un autre plan de l’existence, inaccessible pour nous.

Mais Denver reviendra-t-il jamais pour témoigner la véracité de ces conjectures et raconter la suite de son effroyable aventure ?

Lewis Padgett – Tout smouales étaient les borogoves

Il est inutile de tenter une description d’Unthahorsten ou de son environnement, parce que d’une part un bon nombre de millions d’années s’étaient écoulées depuis 1952 et que d’autre part, techniquement parlant, Unthahorsten ne se trouvait pas sur terre. Il occupait l’équivalent de la station debout dans l’équivalent d’un laboratoire. Il se préparait à essayer sa chronomachine.

L’ayant mise en marche, Unthahorsten se rendit compte, soudain, que la Boîte était vide. Ce qui n’allait pas du tout. L’engin nécessitait un témoin, un solide tridimensionnel susceptible de réagir aux conditions d’un autre âge. Sans quoi Unthahorsten se trouverait incapable de dire, au retour de la machine, où et à quelle époque elle s’était transportée. Tandis qu’un solide placé dans la Boîte se trouverait automatiquement affecté par l’entropie et les bombardements de particules cosmiques de l’autre ère, et Unthahorsten pourrait mesurer les modifications qualitatives et quantitatives subies dès le retour de la machine. Les Calculateurs seraient alors en mesure de se mettre au travail et de faire savoir à Unthahorsten que la Boîte s’était rendue un bref laps de temps en l’an 1000000, 1000, 1 ou tout autre éventuellement.

Non que cela pût importer, sinon à Unthahorsten. Mais à bien des égards, il était un peu infantile.

Guère de temps à perdre. La Boîte commençait à luire et à frissonner. Unthahorsten jeta autour de lui un regard égaré, se rua dans le glossatch voisin et farfouilla dans un casier. Il en extirpa un lot de matériel d’aspect particulier. Hum ! Quelques-uns des vieux jouets de son fils Snowen, apportés par le gosse à son arrivée de la Terre, une fois la technique nécessaire assimilée. Bon, Snowen n’avait plus besoin de ce fatras. Il était conditionné, et se passait de ces jouets enfantins. En outre, bien que la femme d’Unthahorsten conservât ces objets pour des raisons sentimentales, l’expérience était bien plus importante.

Unthahorsten quitta le glossatch et flanqua le tout dans la Boîte, dont il claqua le couvercle juste avant la flambée du signal de départ. La Boîte disparut. D’une façon qui lui fit mal aux yeux.

Il attendit.

Et il attendit encore.

Il finit par abandonner et construisit une seconde chronomachine, avec un résultat identique. La perte de ses vieux jouets n’ayant troublé ni Snowen ni sa mère, Unthahorsten nettoya le casier et entassa le reste des reliques de l’enfance de son fils dans la Boîte de la seconde machine.

Selon ses calculs, cette dernière aurait dû apparaître sur terre dans la dernière part du XIXe siècle après J.-C. Si cela se produisit réellement, l’objet resta là-bas.

Dégoûté, Unthahorsten décida de ne plus construire de chronomachines. Mais le mal avait été fait. Il en existait deux — et la première…

La première fut découverte par Scott Paradine un jour qu’il faisait l’école buissonnière, fuyant sa classe de Glendale. Ce jour-là avait lieu la composition de géographie et Scott ne voyait aucun intérêt à retenir des noms d’endroits — ce qui en 1952 constituait une fort estimable théorie. En outre, c’était ce genre de tiède journée de printemps où la brise traîne une touche de fraîcheur bien propre à inciter un garçon, à s’étendre dans un pré pour regarder passer les nuages avant de s’endormir. Zut pour la géo ! Scott fit la sieste.

Vers midi, il eut faim, aussi ses jambes grassouillettes le menèrent-elles jusqu’à une boutique voisine. Là, il investit son modeste patrimoine avec un soin parcimonieux et un mépris sublime pour ses sucs gastriques. Il descendit jusqu’au ruisseau pour se restaurer.

Ayant fini ses réserves de fromage, de chocolat et de biscuits, ayant épuisé la bouteille de soda jusqu’au verre, Scott attrapa des têtards et les étudia avec une certaine dose de curiosité scientifique. Il ne persévéra point. Quelque chose roula sur la rive et atterrit avec un bruit sourd dans la vase du bord de l’eau, et Scott, après un regard attentif alentour, se dépêcha d’aller voir.

C’était une boîte. C’était, de fait, la Boîte. Les bidules adjoints n’avaient guère de sens pour Scott, qui se demanda cependant pourquoi c’était tout fondu et tout brûlé. Il médita. Avec son couteau de poche, il sonda et éprouva, un bout de langue au coin de la bouche. Hum… m… m… Personne aux environs. D’où venait donc cette boîte ? Quelqu’un a dû la laisser là, et le terrain meuble vient de la déloger de sa position précaire.

« C’est une hélice », décida Scott, tout à fait à tort. C’était hélicoïdal, mais pas une hélice, vu la torsion dimensionnelle que cela présentait. La chose eût-elle été le plus compliqué des modèles réduits d’avion, elle aurait présenté peu de mystères pour Scott. Telle quelle, elle posait un problème. Quelque chose disait à Scott que l’engin recélait beaucoup plus de complications que le moteur à ressort habilement démantelé vendredi dernier.

Mais jamais garçon au monde n’a laissé une boîte sans l’ouvrir, à moins qu’on ne l’y force. Scott s’efforça de plus belle. Les angles de ce machin étaient bizarres. Un court-circuit, sans doute. C’était pour ça que — ouille ! Le couteau glissa. Scott suça son pouce et émit quelques blasphèmes de professionnel.

Peut-être une boîte à musique ?

Scott n’aurait pas dû se sentir déprimé. L’engin avait de quoi donner la migraine à Einstein et rendre Steinmetz complètement dingo. Ce qui n’allait pas, c’est, naturellement, que la boîte n’avait pas encore complètement pris sa place dans le continuum spatiotemporel où existait Scott, et, par suite, ne pouvait être ouverte. En tout cas pas avant que Scott ait martelé au moyen d’un caillou commode cette non-hélice hélicoïdale pour lui faire prendre une position plus convenable.

En fait, il la sépara de son point de contact avec la quatrième dimension, rompant la torsion espace-temps qu’elle conservait encore. Il y eut un claquement sec. La boîte vibra légèrement et resta immobile, cessant d’être en existence seulement partielle. Maintenant elle était facile à ouvrir.

Le casque de tissu velouté lui accrocha d’emblée le regard, mais il l’écarta, guère intéressé. Simple
chapeau. Dessous, il y avait un bloc cubique de cristal transparent — assez petit pour disparaître dans sa main — beaucoup trop pour contenir le dédale d’appareils qu’il recélait. En un instant, Scott eut résolu ce dernier problème. Le cristal était une sorte de verre grossissant, amplifiant considérablement les choses de l’intérieur. Étranges, ces choses. Ces gens tout petits, par exemple…

Ils remuaient. Comme des automates mécaniques, mais beaucoup plus souples. On croyait plutôt voir jouer une pièce. Leurs costumes intéressèrent Scott, mais leurs actions le fascinèrent. Les petits bonshommes construisaient habilement une maison. Scott souhaita qu’elle s’enflammât pour pouvoir les voir l’éteindre.

Des flammes jaillirent le long du bâtiment à moitié terminé. Les automates, avec un grand nombre d’appareils bizarres, éteignirent l’incendie.

Il ne fallut pas longtemps à Scott pour saisir. Mais ça l’ennuyait un peu. Les mannequins obéissaient à ses pensées. Quand il s’aperçut de cela, il eut peur, et jeta le cube.

A mi-talus, il réfléchit et revint. Le bloc de cristal gisait à demi immergé, brillant dans le soleil. C’était un jouet : Scott le perçut avec l’instinct infaillible de l’enfant. Mais il ne le ramassa pas tout de suite. Il préféra revenir à la boîte et examiner le reste de son contenu.

Il découvrit quelques trucs vraiment remarquables. L’après-midi passa trop vite. Scott finit par remettre les jouets dans la boîte et la véhicula jusque chez lui, grognant et haletant. Il avait la figure très rouge quand il parvint à la porte de la cuisine.

Ses découvertes, il les cacha au fond d’un placard dans sa chambre en haut. Il glissa le cube de cristal dans sa poche, déjà gonflée d’une ficelle, d’un rond de fil de fer, de deux sous, d’une boule de papier d’argent, d’un timbre de la Défense, saignant, et d’un bout de feldspath.

Emma, la sœur de Scott, âgée de deux ans, tituba, un peu incertaine, depuis le vestibule et lui dit bonjour.

— Bonjour, Prune, fit Scott de sa hauteur de sept ans et des mois. Il était outrageusement protecteur, mais ça ne faisait pas de différence pour elle. Petite, potelée, avec ses grands yeux, elle s’affala sur le tapis et regarda piteusement ses chaussures.

— ’Tache-les, Scotty, tu veux ?

— Gourdifle, dit affectueusement Scott qui noua les lacets. Le dîner est prêt ?

Emma acquiesça.

— Fais voir tes mains.

Chose étonnante, elles étaient raisonnablement propres, quoique sans doute non septiques. Scott scruta ses propres pattes pensivement, et, avec une grimace, passa dans la salle de bains où il fit une esquisse de toilette.

Les têtards laissaient des traces.

Denny Paradine et sa femme Jane prenaient un cocktail avant de dîner, en bas, dans le living-room. Lui, un homme encore jeune, aux cheveux marqués de gris, avait un visage mince aux lèvres ironiques ; il enseignait la philosophie à l’Université. Jane était petite, nette, brune et très jolie. Elle savoura son Martini et dit :

— Tu aimes mes nouvelles chaussures ?

— A la santé du crime…, murmura Paradine distraitement. Quoi ? Des chaussures ? Pas encore regardées. Attends que j’aie fini ça. J’ai eu une journée pénible.

— Examens ?

— Oui. Jeunesse ardente aspirant à l’état adulte. J’espère qu’ils mourront. Après une agonie conséquente. In’ch Allah !

— Donne-moi ton olive, exigea Jane.

— Je sais, dit Paradine, découragé. Ça fait des années que je n’en ai pas eu une. Dans le Martini, je veux dire. Même si j’en colle six dans ton verre, tu n’es pas encore satisfaite.

— Je veux la tienne. Fraternité du sang. Symbolisme. C’est pour ça.

Paradine regarda sa femme avec férocité et croisa ses longues jambes.

— Je croirais entendre un de mes étudiants.

— Comme cette horrible Betty Dawson, peut-être ? Elle ricane toujours de façon aussi provocante ?

— Oui. Cette gosse présente un joli problème psychologique. Heureusement que ce n’est pas la mienne. Si c’était ma fille… Paradine hocha la tête, significatif. La puberté et trop de cinéma. Je suppose qu’elle s’imagine encore pouvoir être reçue en me montrant ses genoux, qui sont, entre nous, plutôt osseux.

Jane rajusta sa jupe d’un air complaisamment orgueilleux. Paradine se déroula de son fauteuil et composa de nouveaux Martini.

— Honnêtement, je ne vois pas l’intérêt d’apprendre la philosophie à ces singes. Ils sont tous au mauvais âge. Leurs habitudes, leurs méthodes de pensée sont déjà établies. Ils sont horriblement conservateurs, sans vouloir l’admettre. Les seules personnes qui puissent comprendre la philosophie sont les adultes mûrs ou les bébés comme Emma et Scotty.

— Eh bien, n’enrôle pas Scotty dans ton cours quand même, ordonna Jane. Il n’est pas encore prêt pour l’agrégation. Je n’ai aucun goût pour les enfants prodiges, encore moins si ce sont les miens.

— Scotty se défendrait mieux que Betty Dawson, je crois, grogna Paradine.

— Il mourut gâteux à l’âge de cinq ans, déclama rêveusement Jane. Je veux ton olive.

— Tiens. A propos, les chaussures me plaisent.

— Merci. Voilà Rosalie. Le dîner ?

— L’est tout p’êt, M’ame Pa’adine, dit Rosalie, monumentale. J’appelle Mlle Emma et M. Scotty.

— Je vais les appeler.

Paradine passa la tête dans la pièce voisine et rugit :

— Les enfants ! A table î

De petits pieds galopèrent dans l’escalier. Scott jaillit au premier plan, récuré et luisant, un épi rebelle braqué vers le zénith. Emma sourit, se déhalant prudemment d’une marche à l’autre. A mi-escalier, elle abandonna ses essais de descente debout et se retourna, achevant le trajet comme un singe, son petit derrière donnant une merveilleuse impression de diligence. Paradine, qui l’observait, fasciné par le spectacle, fut rejeté en arrière sous l’impact du corps de son fils.

— Salut, papa ! glapit Scott.

Paradine se ressaisit et regarda Scott avec dignité.

— Salut, toi. Aide-moi à marcher, maintenant. Tu m’as disloqué au moins une hanche.

Mais déjà Scott se ruait dans la salle à manger, où, dans une affectueuse extase, il piétina les souliers neufs de Jane, bafouilla une excuse et courut gagner sa place. Paradine levait un sourcil en le suivant, la main potelée d’Emma désespérément accrochée à son index.

— Je me demande ce qu’a fricoté ce jeune diable aujourd’hui.

— Rien de bon, probablement, soupira Jane. Te voilà, ma chérie ? Fais voir ces oreilles…

— Elles sont propres. Mickey les a léchées.

— Il est certain que la langue de ce chien est beaucoup plus propre que tes oreilles, estima Jane, faisant un bref examen. Et au fond, tant que tu entends, c’est que ça reste superficiel.

— Ficelle ?

— Ça veut dire juste un petit peu.

Jane souleva sa fille et lui introduisit les jambes dans la haute chaise. C’est récemment seulement qu’Emma s’était élevée à la dignité du repas en commun avec le reste de la famille, et elle était, comme Paradine le remarqua, pénétrée d’orgueil à ce sujet. Seuls les bébés renversent leurs aliments, avait-on dit à Emma. Résultat, elle convoyait sa cuiller à sa bouche avec un soin si pénible que Paradine en frissonnait chaque fois qu’il regardait.

— Un transporteur à courroie, c’est ça qu’il faudrait à Emma, suggéra-t-il, avançant une chaise à Jane. Des petits baquets d’épinards qui lui arrivéraient à intervalles déterminés.

Le dîner se déroula sans incident jusqu’à ce que Paradine regardât par hasard l’assiette de Scott.

— Dis-moi, toi. Tu es malade ? Tu t’es gavé au déjeuner ?

Scott examina pensivement la nourriture qui restait devant lui.

— J’ai pris tout ce qu’il me faut, papa, expliqua-t-il

— D’habitude, tu prends tout ce que tu peux tenir, et encore bien plus, dit Paradine. Je sais fort bien que les garçons qui grandissent ont besoin de plusieurs tonnes de matières nutritives par jour : mais toi, ce soir, tu es en dessous de la moyenne. Tu te sens bien ?

— Ben oui. Vraiment, p’pa, j’ai tout ce qu’il me faut.

— Tout ce que tu veux ?

— Oui, oui. Je mange autrement,

— Quelque chose qu’on t’a appris à l’école ? s’enquit Jane.

Scott secoua solennellement la tête.

— Personne me l’a appris. J’ai trouvé ça moi-même. Je me sers de ma crache.

— Voyons, voyons, proposa Paradine… essaie de trouver un autre mot.

— Euh… s… salive. C’est ça ?

— Oui. Plus de pepsine ? Il y a de la pepsine dans les sucs salivaires, Jane ?

— Il y a du poison dans les miens, remarqua Jane. Rosalie a encore laissé des grumeaux dans la purée.

Mais Paradine était intéressé.

— Tu veux dire que tu tires tout ce qu’il est possible de tirer de ta nourriture — sans pertes — et en mangeant moins ?

Scott réfléchit à ça.

— Je crois que oui. C’est pas seulement la cr… la salive. C’est comme si je mesurais combien je mets dans ma bouche d’un coup, et ce qu’il faut mettre avec. Je sais pas. Je fais juste comme ça.

— Hummmmm…, dit Paradine, notant de vérifier ça plus tard. C’est une idée plutôt révolutionnaire.

— Les gosses ont souvent des idées bizarres, mais celui-là n’est peut-être pas tellement loin du vrai. Il pinça les lèvres.

— Je suppose qu’un jour les gens mangeront tout à fait autrement. Je veux dire que leur façon de manger sera différente, tout autant que ce qu’ils mangeront. Jane, notre fils donne des signes de génie précoce.

— Oui ?

— Il vient de marquer un point pas mauvais en diététique. Tu as trouvé ça tout seul, Scott ?

— Oh, oui ! assura l’enfant, qui le croyait en vérité.

— Où en as-tu eu l’idée ?

— Oh, je… Scott se tortilla. Je sais pas. C’est pas une chose bien importante, je crois.

Paradine fut anormalement désappointé.

— Mais tout de même…

— Crrrrache I vociféra Emma, saisie d’une crise soudaine de « vilaineté ». Crache !

Elle tenta une démonstration mais ne réussit qu’à inonder son bavoir.

D’un air résigné, Jane vint au secours de sa fille, tandis que Paradine considérait Scott avec an intérêt plutôt troublé. Mais ce n’est qu’après dîner, dans le vivoir, qu’autre chose se produisit.

— Pas de devoirs ?

— N…on, dit Scott, avec une rougeur coupable.

Pour couvrir son embarras, il tira de sa poche un appareil trouvé dans la boîte, et commença de le déplier. Le résultat ressemblait à une tessère garnie de perles. Paradine, d’abord, ne le vit pas ; mais Emma, si. Elle voulut jouer.

— Non, laisse ça, Prune, ordonna Scott. T’as le droit de me regarder.

Il tripota les perles, émettant des murmures faibles et intéressés. Emma approcha un index boudiné et glapit.

— Scotty ! avertit Paradine.

— Je ne lui ai pas fait mal !

— Ça m’a mordu ! Si, si ! gémit Emma.

Paradine regarda. Il écarquilla les yeux, le front étonné. Que diable…

— C’est un abaque ? demanda-t-il. Voyons un peu cet engin.

Légèrement à regret, Scott tendit l’instrument à son père. Paradine cilla. L’« abaque », déplié, mesurait plus de trente centimètres au carré, et se composait de fils minces et rigides entrecroisés çà et là. Des perles de couleur étaient liées aux fils. On pouvait les faire glisser d’avant en arrière, et d’un fil à l’autre, même aux points de jonction. Mais, une perle percée ne pouvait tout de même pas passer à un croisement de fils…

Aussi, apparemment, n’étaient-elles pas percées. Paradine regarda de plus près. Chaque petite sphère comportait une profonde rainure périsphérique, de telle sorte qu’elle pouvait pivoter et glisser le long du fil en même temps. Paradine essaya d’en libérer une. Elle tenait comme magnétiquement. Du fer ? Ça ressemblait plutôt à du plastique.

La carcasse elle-même — Paradine n’était pas mathématicien. Mais les angles formés par les fils étaient vaguement choquants dans leur ridicule manque de logique euclidienne. Un vrai labyrinthe. Peut-être que c’était ça… un puzzle.

— Où as-tu péché ça ?

— C’est oncle Harry qui me l’a donné, dit Scott sous l’inspiration du moment. Dimanche dernier, quand il est venu.

Oncle Harry ne se trouvait pas en ville, circonstance bien connue de Scott. A l’âge de sept ans, un garçon apprend vite que les extravagances des adultes suivent certaines règles définies et qu’ils sont un peu tatillons question origine des cadeaux. En outre, oncle Harry ne serait pas là de plusieurs semaines — l’expiration de cette période semblait inimaginable à Scott — ou du moins, le fait que son mensonge dût finir par être découvert signifiait moins pour lui que l’avantage de pouvoir garder le jouet.

Paradine se sentit plongé dans une légère confusion lorsqu’il tenta de manipuler les perles. Les angles étaient vaguement illogiques. Comme un puzzle. Cette perle rouge, si on la glissait le long de ce fil vers ce croisement, devrait arriver ici — mais elle arrivait ailleurs. Un labyrinthe — bizarre, mais sans doute instructif. Paradine sentait avec une profonde certitude qu’il n’aurait lui-même guère la patience de manœuvrer cet objet.

Scott, au contraire, se retira dans un coin et fit coulisser les perles à grand renfort de tâtonnements et de grognements. Les perles piquaient vraiment quand Scott prenait la mauvaise ou tentait de les mouvoir dans la mauvaise direction. A la fin, il coqueriqua, exultant :

— Ça y est, papa!

— Eh ? Quoi ? Fais voir ?

L’appareil parut identique à Paradine, mais Scott montra, rayonnant, un point du labyrinthe.

— Je l’ai fait disparaître.

— Mais elle est encore là ?

— Cette perle bleue. Elle est partie maintenant.

Paradine ne le crut pas et se borna donc à grogner. Scott s’attela, de nouveau au réseau. Il acquérait de l’expérience. Cette fois, il ne ressentit plus de chocs, même légers. L’abaque lui avait indiqué la méthode correcte. Les angles bizarres des fils semblaient maintenant, en quelque sorte, un peu moins déroutants.

C’était un jouet extrêmement instructif.

« Ça marchait, pensa Scott, plutôt comme le cube de cristal. » Rappelé à ce souvenir, il le tira de sa poche et abandonna l’abaque à Emma, qui resta muette de joie. Elle se mit à faire glisser les billes, cette fois sans protester contre les chocs — des chocs en vérité fort légers — et, douée de l’instinct d’imitation, elle réussit à faire disparaître une perle presque aussi vite que Scott. La perle bleue réapparut, mais Scott ne remarqua rien. Il s’était, prévoyant, retiré dans l’angle formé par le divan et un fauteuil superrembourrés, et s’amusait avec le cube.

Il y avait des petits bonshommes dans le cube, de minuscules mannequins très grossis par les vertus amplifiantes du cristal, et ils remuaient toujours. Ils construisirent une maison. Elle prit feu, avec des flammes d’aspect réaliste, et elle resta là à flamber. Scott insista fortement.

— Éteins ça !

Mais rien ne se produisit. Où était donc cette bizarre pompe à bras tournants apparue précédemment? Ah ! La voilà ! Elle entra dans le champ et s’arrêta. Scott la mit en branle. Ça, c’était drôle. Comme de jouer une comédie, mais en plus vrai. Les petites personnes faisaient ce que leur disait Scott dans sa tête. S’il commettait une erreur, elles attendaient qu’il eût trouvé la solution. Même, elles lui posaient de nouveaux problèmes.

Le cube constituait, lui aussi, un instrument très instructif. Il instruisait Scott, avec une rapidité alarmante — et de façon très amusante. Mais de fait, ça ne lui donnait pas vraiment encore des connaissances nouvelles. Il n’était pas prêt. Plus tard… plus tard…

Emma se fatigua de l’abaque et se mit en quête de Scott. Elle ne put le trouver, même dans sa chambre ; mais une fois chez lui, elle fut intriguée par le contenu du placard. Elle découvrit la boîte. Qui contenait — véritable trésor ! — une poupée, remarquée déjà mais abandonnée par Scott avec mépris. Gloussante, Emma descendit la poupée, s’établit au milieu du plancher et se mit à la démonter.

— Chérie ! Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Monsieur Ours !

Visiblement, ce n’était pas Monsieur Ours, un pauvre aveugle, sans oreilles, mais réconfortant dans sa douce rondeur. Mais pour Emma, toutes les poupées se nommaient Monsieur Ours. Jane Paradine hésita.

— As-tu pris ça à une autre petite fille ?

— Oh non. Elle est à moi.

Scott sortit de sa cachette, fourrant le cube dans sa poche.

— Euh… c’est de oncle Harry.

— C’est oncle Harry qui t’a donné ça, Emma ?

— Il me l’a donné pour Emma, ajouta Scott hâtivement, ajoutant une pierre à son édifice de protection. Dimanche dernier.

— Tu vas la casser, chérie.

Emma apporta la poupée à sa mère.

— Elle se démonte. Tu vois ?

— Ah ? Elle… Seigneur !

Jane eut le souffle coupé. Paradine leva le nez aussitôt.

— Que se passe-t-il ?

Elle lui apporta la poupée, mais hésita, et passa dans la salle à manger, lançant à Paradine un regard significatif. Il la suivit, ferma la porte. Jane avait déjà placé la poupée sur la table nettoyée.

— Ce n’est pas très beau à voir, dis, Denny ?

— Heu, heu…

C’était plutôt désagréable, au premier coup d’œil. On peut s’attendre a trouver un écorché démontable à la Faculté de Médecine, mais une poupée d’enfant…

La chose se démontait en sections — la peau, les muscles, les organes — le tout miniature mais tout à fait parfait, autant que put en juger Paradine. Il fut intéressé.— Sais pas. Des choses comme ça n’ont pas les mêmes résonances chez un enfant.

— Regarde ce foie. C’est un foie, oui ?

— Bien sûr… Dis donc… ça c’est drôle.

— Quoi ?

— Ce n’est pas anatomiquement parfait, après tout.

Paradine attira une chaise à lui.

— Le tube digestif est trop court. Pas de gros intestin. Pas d’appendice, non plus.

— Est-ce qu’Emma doit garder une chose comme ça ?

— Ça ne m’ennuierait pas de l’avoir moi-même, dit Paradine. Où diable Harry a-t-il déniché ça ? Non… Je ne vois aucun danger à ça. Les adultes sont conditionnés de telle sorte que leurs « intérieurs » leur sont désagréables. Pas les enfants. Ils se figurent qu’en dedans, ils sont solides comme une pomme de terre. Emma peut tirer de cette poupée une bonne connaissance de l’anatomie.

— Mais ça qu’est-ce que c’est ? Les nerfs ?

— Non, c’est ceux-là les nerfs. Ici, les artères ; là, les veines. Drôle d’aorte.

Paradine paraissait dérouté.

— Ce… quel est le mot latin pour réseau… qu’importe, hein ? Rita… Rata…

— Raies, suggéra Jane au hasard.

— Mais non, c’est respiratoire, ça, dit Paradine définitif. Je ne me rends pas compte ce que ça peut être, cette espèce de filet lumineux. Ça passe dans tout le corps, comme des nerfs…

— Le sang ?

— Non ! Ce n’est ni circulatoire, ni nerveux… c’est drôle… Ça semble connecté aux poumons…

Ils s’absorbèrent intrigués par l’étrange poupée. Elle était établie avec une remarquable perfection de détail, et cela en soi-même était étrange, à considérer sa déviation physiologique de la norme. « Attends que je retrouve mon vieux Gould », dit Paradine ; et il compara la poupée à des tableaux anatomiques. Il apprit peu… juste de quoi le dérouter un peu plus.

Mais c’était plus amusant qu’un jeu de patience?

Pendant ce temps-là, dans la pièce voisine, Emma déplaçait les perles de l’abaque. Leurs mouvements ne lui paraissaient plus si étranges maintenant. Même quand elles disparaissaient, elle voyait presque cette nouvelle direction ; presque…

Scott peinait, l’œil fixé sur le cube de cristal, et dirigeait mentalement, avec maint faux départ, la construction d’un édifice plutôt plus compliqué que celui détruit par le feu. Lui aussi s’instruisait… peu à peu conditionné.

L’erreur de Paradine, d’un point de vue purement anthropomorphique, fut de ne pas se débarrasser immédiatement des jouets. Il ne se rendit pas compte de leur signification, et quand il y parvint, les choses avaient considérablement progressé. L’oncle Harry n’étant toujours pas revenu, Paradine ne pouvait pas contrôler les dires de son fils. En outre, les examens de fin d’année se déroulaient, ce qui signifiait un effort mental ardu et un épuisement complet le soir ; et Jane fut légèrement souffrante durant près d’une semaine. Emma et Scott eurent le champ libre avec les jouets.

— Qu’est-ce que c’est qu’une loirbe ? demanda Scott à son père un soir.

— Une larve ?

Il hésita.

— Je… ne crois pas. Loirbe, C’est pas ça ?

— Un loir, c’est un petit rongeur. C’est ça ?— Je ne vois pas comment, marmotta Scott, et le sourcil froncé, il alla s’amuser avec l’abaque. Maintenant, il le manœuvrait assez habilement. Mais, avec l’instinct qu’ont les enfants pour éviter les gêneurs, Emma et lui, d’ordinaire, se servaient des objets quand ils étaient seuls. Sans ostentation, naturellement — toujours est-il que les expériences les plus compliquées n’avaient jamais lieu sous l’œil d’un adulte.

Scott apprenait vite. Ce qu’il voyait maintenant dans le cube de cristal avait peu de rapports avec les simples problèmes du début. Mais c’était d’une technicité fascinante. Scott se fût-il rendu compte que son éducation se trouvait guidée et supervisée, — quoique purement mécaniquement — il eût sans doute cessé de s’intéresser à la chose. En l’espèce, jamais ses initiatives ne se trouvaient entravées.

L’abaque, le cube, la poupée, et d’autres jouets découverts par les enfants dans la boîte.

Ni Paradine, ni Jane ne purent deviner l’importance de l’effet que le contenu de la chronomachine pouvait exercer sur les enfants. Et comment ? Les jeunes sont des comédiens-nés, et ceci dans un but d’autoprotection. Ils ne sont pas encore adaptés aux exigences — pour eux partiellement inexplicables — d’un monde adulte. Qui plus est, leurs vies sont compliquées par les variances humaines. Quelqu’un leur dit qu’on a le droit de jouer avec la boue à condition de ne déraciner ni les fleurs ni les arbustes. Un autre adulte arrive et interdit la boue per se. Les Dix Commandements ne sont pas gravés dans le roc ; ils varient, et les enfants sont sans recours à la merci du caprice de ceux qui leur donnent le jour, les nourrissent et les habillent. Et les tyrannisent. Le jeune animal ne souffre pas de cette tyrannie bénévole, car elle est une part essentielle de la nature. Cependant, il est individualiste et conserve son intégrité grâce à une lutte subtile et passive.

Sous l’œil de l’adulte, il se modifie. Comme l’acteur en scène, lorsqu’il se le rappelle, il tente de plaire, et d’attirer sur lui-même l’attention. Telles tentatives ne sont point étrangères à la maturité. Mais les adultes — pour les autres adultes — sont moins transparents.

Il est difficile d’admettre que les enfants manquent de subtilité. Les enfants sont différents de l’animal développé parce qu’ils pensent d’une autre façon. Nous perçons plus ou moins facilement les apparences dont ils se drapent — mais ils agissent de même à notre égard. Sans merci, un enfant détruit le masque d’un adulte. L’iconoclastie est sa prérogative.

La mondanité, par exemple. Les aménités des fréquentations sociales, exagérées pas tout à fait jusqu’à l’absurdité. Le gigolo.

— Ce charme ! Et il est si bien élevé !

La douairière et la jeune machine blonde sont souvent impressionnées. Les hommes font des commentaires moins plaisants. Mais l’enfant va au fond des choses.

— T’es idiot !

Comment un humain non adulte peut-il comprendre le système compliqué des relations sociales ? C’est impossible. Pour lui, une exagération de la courtoisie naturelle est idiote. Selon sa structure fonctionnelle et ses processus vitaux, c’est rococo. Il est un petit animal égoïste qui ne peut se transposer par l’imagination à la place d’un autre — certainement pas d’un adulte. Unité autonome, presque parfaitement naturelle, ses désirs satisfaits par les autres, l’enfant est très analogue à une créature unicellulaire flottant dans le sang, qui lui apporte sa nourriture, entraîne ses résidus.

Du point de vue de la logique, un enfant est plutôt horriblement parfait. Un bébé peut même l’être encore plus, mais il est alors si étranger à l’adulte que seules des normes superficielles de comparaison s’appliquent. Les processus mentaux d’un nouveau-né sont parfaitement inimaginables. Mais les bébés pensent, et dès avant la naissance. Dans la matrice, ils s’agitent et dorment, non entièrement soumis à l’instinct. Nous sommes conditionnés de telle sorte que nous réagissons de façon plutôt particulière à cette idée qu’un embryon près de sa viabilité puisse penser. Nous sommes surpris, nous rions et nous trouvons ça répugnant. Rien d’humain n’est pourtant étranger…

Mais un bébé n’est pas humain. Un embryon encore bien moins.

C’est pour ça, peut-être, que les jouets en apprenaient plus à Emma qu’à Scott. Naturellement, lui pouvait communiquer ses pensées. Pas Emma, sinon en fragments mystérieux. La question des gribouillages, par exemple.

Donnez à un jeune enfant du papier et un crayon, il dessinera quelque chose qui n’aura pas le même aspect pour lui que pour un adulte. Ce grotesque gribouillis n’a que peu de ressemblance avec une voiture de pompiers, mais c’est une voiture de pompiers pour l’enfant. Peut-être même que ça a trois dimensions. Les enfants pensent et voient autrement.

Paradine réfléchissait à tout cela un soir, lisant son journal tout en regardant Emma et Scott communiquer. Scott questionnait sa sœur. Parfois il le faisait en anglais. Plus souvent, il avait recours à un sabir inarticulé et à des signes. Emma essayait de répondre mais le handicap était trop grand.

Finalement, Scott alla chercher du papier et un crayon. Cela plut à Emma. La langue dans la joue, laborieusement elle écrivit un message, Scott prit le papier, l’examina, fronça le sourcil.

— C’est pas ça, Emma ! dit-il.

Emma hocha vigoureusement le chef. Elle ressaisit le crayon et ajouta quelques tire-bouchons. Scott resta perplexe un instant, sourit enfin, plutôt hésitant, et se leva. Il disparut dans le couloir. Emma revint à l’abaque.

Paradine se leva et jeta un coup d’œil sur le papier, saisi de la folle idée qu’Emma venait de découvrir, d’un coup, la calligraphie. Mais non. Le papier était couvert d’un gribouillage sans nom, comme en connaissent tous les parents. Paradine pinça du bec.

Cette courbe aurait pu traduire les variations d’humeur d’un cancrelat schizophrène, évidemment… pourtant, ça avait sans nul doute une signification pour Emma. Peut-être que ce labyrinthe représentait Monsieur Ours. Scott réapparut, l’air charmé. Il rencontra le regard d’Emma et acquiesça. Paradine se sentit titillé par la curiosité.

— Des secrets ?

— Oh, non ! Emma me demandait juste de faire quelque chose pour elle.

— Oh ! Bon.

Paradine, se rappelant des cas de bébés qui s’étaient mis à parler dans des langues inconnues à la déconfiture des linguistes, nota d’empocher le papier quand les enfants seraient couchés. Le lendemain, il montra les gribouillis à Elkins à l’Université. Elkins possédait une connaissance saine et active de maint langage peu catholique, mais il s’esclaffa devant les tentatives littéraires d’Emma.

— Voilà une traduction libre, Dennis. Ouvre les guillemets : « Je ne sais pas ce que ça signifie mais je vais faire monter papa à l’échelle avec ça. » Ferme les guillemets.

Les deux hommes rirent et se rendirent à leurs classes. Mais, plus tard, Paradine devait se remémorer l’incident. Surtout lorsqu’il eut rencontré Holloway. Auparavant, cependant, des mois allaient passer, et la situation progresser encore vers son dénouement. Peut-être Paradine et Jane avaient-ils manifesté trop d’intérêt pour les jouets. Emma et Scott prirent l’habitude de les garder cachés et ne s’amusèrent avec que lorsqu’ils étaient seuls. Jamais cela ne fut formulé — ils procédèrent avec une espèce de prudence discrète. Néanmoins, Jane surtout était assez troublée.

Elle en parla un soir à Paradine.

— Cette poupée que Harry a donnée à Emma.

— Oui ?

— J’ai été en ville aujourd’hui et j’ai essayé de découvrir d’où ça venait. Rien à faire.

— Peut-être que Harry l’a achetée à New York.

Jane n’était pas convaincue.

— Je leur ai demandé aussi pour les autres choses. Ils m’ont montré tout ce qu’ils ont. C’est un grand bazar, tu sais, chez Johnson. Mais il n’y a rien qui ressemble à l’abaque d’Emma.

— Hum…

Paradine n’était pas très intéressé. Ils avaient des billets pour le théâtre, ce soir-là et il se faisait tard. Aussi laissa-t-on le sujet tomber pour l’instant.

Il revint sur le tapis plus tard, quand une voisine eut téléphoné à Jane.

— Denny, Scotty n’a jamais été comme ça. Mme Burns me dit qu’il a fait une peur terrible à son Francis.

— Francis ? Cette espèce de petit voyou gras, non ? comme son père ? J’ai cassé le nez de Burns une fois quand on était étudiants.

— Te vante pas et écoute, dit Jane en préparant un whisky-soda. Scott a montré à Francis quelque chose qui lui a fichu la frousse. Ne ferais-tu pas bien de…

— Je suppose que si.

Paradine prêta l’oreille. Des bruits dans la pièce voisine le renseignèrent sur les coordonnées de son fils.

— Scotty !

— Bang ! dit Scott en apparaissant. Je les ai tous tués. Des pirates de l’Ether. Tu me cherchais, papa ?

— Oui, si tu ne vois pas d’inconvénients à laisser les pirates de l’Ether sans sépulture pendant quelques minutes. Qu’est-ce que tu as fait à Francis Burns ?

Les yeux bleus de Scotty reflétaient une incroyable candeur.

— Hein ?

— Cherche. Tu vas te souvenir. J’en suis sûr.

— Ah ! ah, oui… ça… Je lui ai rien fait.

— Je ne lui ai rien fait, corrigea distraitement Jane.

— Je ne lui ai rien fait. Je te jure. Je l’ai juste laissé regarder dans ma télévision et… ça… ça lui a fait peur.

— Ta télévision ?

Scott produisit le cube de cristal.

— C’est pas vraiment une télévision, tu comprends ?

Paradine examina l’objet, surpris par le grossissement. Cependant, il n’y vit qu’un labyrinthe de couleurs sans signification.

— Oncle Harry…Paradine décrocha le téléphone, Scott déglutit.

— Heu… Oncle Harry est revenu ?

— Oui…

— Je crois que je vais prendre mon bain…, dit Scott en se dirigeant vers la porte.

Paradine rencontra le regard de Jane et hocha la tête de façon significative.

Harry était chez lui mais nia toute connaissance des étranges jouets. Plutôt férocement, Paradine ordonna à Scott de descendre de sa chambre tous les objets. Ils reposèrent sur la table, le cube, l’abaque, la poupée, le chapeau-casque, et plusieurs autres mystérieux bidules. Scott fut contre-interrogé. Il mentit vaillamment d’abord mais s’effondra enfin et fondit en larmes, hoquetant sa confession.

— Va chercher la boîte où étaient ces choses, ordonna Paradine. Et au lit.

— Tu vas… hup… tu vas me punir, papa?

— Pour l’école buissonnière et le mensonge, oui. Tu connais la règle. Pas de cinéma pendant quinze jours. Pas de limonade pendant la même période.

Scott avala ses larmes.

— Tu vas garder mes choses ?

— Je ne sais pas encore.

— Eh bien… bonsoir, p’pa… bonsoir, m’man.

Lorsque la petite silhouette eut gagné l’étage, Paradine attira à lui une chaise et observa soigneusement la boîte. Il tripota pensivement les machins fondus. Jane le regardait.

— Qu’est-ce que c’est, Denny ?

— Sais pas. Qui laisserait une caisse de jouets près du ruisseau ?

— Elle aurait pu tomber d’une voiture.

— Pas à cet endroit-là. La route ne rencontre pas le ruisseau au nord du viaduc du chemin de fer. Des terrains vagues — rien d’autre.

Paradine alluma une cigarette.

— Tu as un verre, mon chou ?

— Je te le prépare.

Jane se mit à l’œuvre, les yeux inquiets. Elle apporta un verre à Paradine et resta derrière lui, lui passant ses doigts dans les cheveux.

— Il y a quelque chose qui ne va pas ?

— Bien sûr que non. Seulement… d’où sont venus ces jouets ?

— Johnson ne savait pas, et ils s’approvisionnent à New York.

— J’avais vérifié aussi, admit Paradine ennuyé. Boulot sur mesure, peut-être — mais je voudrais bien savoir qui les a faits.

— Un psychiatre ? Cet abaque… On ne fait pas passer aux gens des tests avec des choses comme ça ?

Paradine claqua des doigts.

— C’est vrai ! et dis-moi… il y a un type qui vient parler à l’Université la semaine prochaine… un certain Holloway, spécialiste de psychologie enfantine. C’est un pontife… il a une certaine réputation. Peut-être qu’il saurait quelque chose.

— Holloway ?… Je ne…

— Rex Holloway. II… Tiens… il n’habite pas loin de notre ville. Tu crois qu’il aurait pu faire lui-même ces engins ?

Jane examinait l’abaque. Elle grimaça et recula.

— Si oui, je ne l’aime pas. Mais vois si tu peux vérifier, Denny.

Paradine acquiesça.

— Je n’y manquerai pas.

Il but son highball, le front plissé. Vaguement inquiet. Mais pas effrayé. Pas encore.

Rex Holloway était un homme gras, luisant, chauve, avec d’épaisses lunettes au-dessus desquelles ses sourcils touffus et noirs s’allongeaient comme des chenilles velues. Paradine l’invita à dîner une semaine plus tard. Holloway ne sembla pas observer les enfants, mais rien de ce qu’ils firent ou dirent ne lui échappa. Ses yeux gris, aigus et clairs, ne manquaient pas grand-chose.

Les jouets le fascinèrent. Dans le vivoir, les trois adultes s’étaient réunis autour de la table sur laquelle reposaient les jouets. Holloway les étudia avec soin tout en écoutant ce qu’avaient à dire Jane et Paradine. Enfin il rompit le silence.

— Je suis heureux d’être venu ce soir. Mais pas complètement. C’est très troublant vous savez.

— Hein ?

Paradine écarquilla les yeux et le visage de Jane trahit la consternation. La suite du discours d’Holloway ne la soulagea guère.

— Nous avons affaire à la folie.

Il sourit au regard choqué des deux autres.

— Tous les enfants sont fous, du point de vue d’un adulte. Jamais lu Un Cyclone à la Jamaïque, de Hughes ?

— Je l’ai, dit Paradine en prenant le petit livre sur une étagère.

Holloway tendit la main, le saisit et feuilleta les pages jusqu’à ce qu’il trouvât l’endroit cherché. Il lut à voix haute :

Les bébés, naturellement, ne sont pas humains — ce sont des animaux et ils possèdent une culture très ancienne et ramifiée, comme les chats, les poissons et même les serpents ; de la même espèce que celles-ci, mais beaucoup plus compliquée et colorée, car les bébés sont, après tout, une des espèces les plus développées parmi les vertébrés inférieurs. En bref, les bébés ont des mentalités qui opèrent selon des termes et des catégories propres, impossibles à transposer selon les termes et les catégories de l’esprit humain.

Jane tenta de prendre ça avec calme mais ne le put.

— Vous ne voulez pas dire qu’Emma…

— Pourriez-vous penser comme votre fille ? demanda Holloway. Écoutez : On ne peut pas plus penser comme un bébé qu’on ne peut penser comme une abeille.

Paradine mélangea des cocktails. Par-dessus son épaule, il lança :

— Vous faites un peu de théorie, non ? Si je comprends bien, vous sous-entendez que les bébés ont une culture à eux et même un haut niveau d’intelligence.

— Pas nécessairement. Il n’y a pas d’étalon de comparaison, voyez-vous. Tout ce que je dis, c’est que les bébés pensent d’une autre façon que nous. Pas nécessairement mieux ; ceci est une question de valeur relative. Mais selon une… extensivité différente…

Il cherchait ses mots, grimaçant.

— Délirant ! dit Paradine, plutôt brutalement, mais ennuyé à cause d’Emma. Les enfants n’ont pas des sens différents des nôtres.

— Qui a dit ça ? interrogea Holloway. Ils font fonctionner leur esprit de façon différente, c’est tout. Mais c’est très suffisant !

— J’essaie de comprendre…, dit lentement Jane. Tout ce que je peux trouver, c’est mon atomixer. Ça peut faire de la crème fouettée ou du jus de carottes, mais ça peut presser aussi les oranges.

— Quelque chose comme ça. Le cerveau est un colloïde, une machine très compliquée. Nous ne savons pas grand-chose de ses possibilités. Nous ne savons même pas sa… tessiture. Mais on sait que l’esprit se conditionne au fur et à mesure que l’animal humain devient adulte. Il suit certains théorèmes familiers, et toute pensée, par la suite, est établie selon des trajets implicitement acceptés. Regardez ça. (Holloway toucha l’abaque.) Vous avez essayé ?

— Un peu, dit Paradine,

— Mais pas beaucoup, hein ?…

— Eh bien…

— Pourquoi pas ?

— Ça n’a pas de sens, protesta Paradine. Même un puzzle respecte une certaine logique. Mais ces angles invraisemblables…

— Votre esprit a été conditionné selon Euclide, dit Holloway. Aussi cette… cette chose… nous ennuie et nous paraît dénuée de sens. Mais un enfant ne connaît rien d’Euclide. Une géométrie d’une espèce différente de la nôtre ne lui paraîtrait pas illogique. Il croit ce qu’il voit.

— Essayez-vous de me faire entendre que ce machin a un prolongement dans la quatrième dimension ? demanda Paradine.

— Pas visuellement, en tout cas, nia Holloway.

— Tout ce que je dis, c’est que nos esprits, conditionnés selon Euclide, ne peuvent voir en ceci qu’un illogique réseau de fils. Mais un enfant — un bébé surtout — peut y voir plus. Pas d’emblée. Ça se présente comme un puzzle, évidemment. Mais un enfant ne sera pas handicapé par trop d’idées préconçues.

— Artériosclérose de la pensée, interrompit Jane.

Paradine n’était pas convaincu.

— Alors un bébé pourrait être plus fort en calcul qu’Einstein ? Non, ce n’est pas ça que je veux dire. Je vois votre position plus ou moins clairement. Seulement…

— Écoutez. Supposons qu’il y ait deux espèces de géométrie… limitons-nous à deux pour prendre un exemple. Notre géométrie, l’euclidienne, et une autre que nous nommerons x. X n’a guère de parenté avec celle d’Euclide. Elle est basée sur des théorèmes différents. Deux et deux n’ont pas besoin de faire quatre. Cela pourrait faire yfl, ou même ne pas faire. L’esprit d’un bébé n’est pas encore conditionné si ce n’est par certains facteurs mal connus d’hérédité et d’environnement. Faites débuter l’enfant par Euclide…

— Pauvre petit, dit Jane.

Holloway lui lança un regard rapide.

— Les bases euclidiennes. Des cubes. Les maths, la géométrie, l’algèbre — cela vient bien plus tard. Ce développement nous est familier. D’un autre côté, éduquez le bébé selon les principes de base de notre logique x.

— Quel genre de cubes aura-t-il ?…

Holloway regarda l’abaque.

— Ils ne signifieraient pas grand-chose pour nous. Mais nous avons été conditionnés selon Euclide…

Paradine se versa un solide whisky.

— C’est assez horrible. Vous ne limitez pas ça aux maths…

— Exact. Je ne limite rien du tout. Comment le pourrais-je ? Je ne suis pas conditionné selon la logique x.

— Voilà la réponse, dit Jane avec un soupir de soulagement. Qui l’est ? Il faudrait des gens comme ça pour fabriquer ce que vous avez l’air de prendre pour des jouets de cette espèce.

Holloway acquiesça, les yeux clignotants derrière ses verres épais.

— Des gens comme ça peuvent exister.

— Où ?

— Ils peuvent préférer rester cachés.

— Des surhommes ?

— Je voudrais le savoir. Vous comprenez, Paradine, c’est encore une question d’étalon. Selon nos normes, ces gens pourraient paraître des super-bonshommes à certains égards. Selon d’autres, ils seraient peut-être idiots. Ce n’est pas un problème quantitatif mais qualitatif. Ils pensent autrement. Et je suis sûr que nous pouvons faire des choses qu’ils ne peuvent pas faire.

— Peut-être qu’ils ne voudraient pas non plus, dit Jane.

Paradine tapota le mécanisme fondu de la Boîte.

— Et ça ? Cela implique…

— Un but, certes.    x

— Transport ?

— C’est à ça qu’on pense tout de suite. Si oui, la boîte a pu venir de n’importe où.

— Où les choses sont… différentes ? demanda lentement Paradine.

— Exactement. Dans l’espace, ou même dans le temps. Je ne sais pas. Je suis un psychologue. Et conditionné aussi selon Euclide, malheureusement.

— Ça doit être un drôle d’endroit, dit Jane. Denny, débarrasse-toi de ces jouets.

— J’en ai l’intention.

Holloway saisit le cube de cristal.

— Vous avez interrogé longuement les enfants ?

Paradine répondit :

— Oui. Scott m’a dit qu’il y avait des gens dans le cube la première fois qu’il a regardé. Je lui ai demandé ce qu’il y voyait maintenant.

— Qu’a-t-il raconté ?

Les yeux du psychologue s’agrandirent.

— Il a dit qu’ils construisaient un endroit. Ce sont ses propres paroles. Je lui ai demandé qui — quels gens. Il n’a pas pu expliquer.

— Non, je m’en doute, marmonna Holloway. Ça doit être progressif. Combien de temps les enfants ont-ils eu ces jouets ?

— A peu près trois mois, je pense…

— Suffisant. Le jouet parfait, comprenez-vous, est à la fois instructif et mécanique. Il doit faire des choses, pour intéresser l’enfant, et l’instruire, de préférence sans ostentation. De simples problèmes d’abord Plus tard…

— La logique x…, dit Jane, très pâle.

Paradine jura en sourdine.

— Emma et Scott sont parfaitement normaux.

— Vous savez comment travaille leur cerveau, maintenant ?

Holloway laissa tomber. Il tripota la poupée.

— Ça serait intéressant de connaître l’endroit d’où «ont venus ces objets. L’induction, cependant, n’est pas d’un grand secours ici. Il manque trop de facteurs. Nous ne pouvons imaginer un monde basé sur le facteur x, un milieu adapté aux esprits fonctionnant selon ces concepts. Ce réseau lumineux, à l’intérieur de la poupée… ça peut être n’importe quoi. Ça peut exister en nous et ne pas avoir encore été découvert. Quand nous trouverons le colorant approprié… Il haussa les épaules. Que dites-vous de ça ?

C’était un globe écarlate de cinq centimètres de diamètre à la surface duquel apparaissait une protubérance.

— Que peut-on faire de ça ?

— Scott ? Emma ?

— Je n’ai vu cet engin qu’il y a trois semaines à peine, quand Emma a commencé à jouer avec.

Paradine se mordilla les lèvres.

— Après quoi Scott s’y est intéressé.

— Qu’est-ce qu’ils en font ?

— Ils le tiennent devant eux et le font évoluer d’avant en arrière. Pas de processus défini.

— Pas de processus euclidien, corrigea Holloway. Au début, ils n’ont pas compris la destination de l’objet. Il a fallu qu’ils arrivent à être assez instruits.

— C’est horrible, dit Jane.

— Pas pour eux. Emma est probablement plus prompte à saisir x que Scott, car elle n’est pas encore conditionnée selon son milieu.

Paradine dit :

— Mais je me rappelle des tas de choses que j’ai faites quand j’étais enfant. Même tout petit.

— Alors ?

— Alors, j’étais… fou, à ce moment-là ?

— Les choses que vous avez oubliées sont le critère de votre folie, rétorqua Holloway. Mais j’utilise le mot « folie » uniquement parce que c’est un symbole exprimant commodément la variation par rapport aux normes humaines connues. Au standard arbitraire de raison.

Jane reposa son verre.

— Vous disiez que l’induction était malaisée, monsieur Holloway. Mais il semble que vous vous y plongez à partir de bien peu de chose. Après tout, ces jouets…

— Je suis un psychologue, et un spécialiste des enfants. Je ne suis pas le premier venu. Ces jouets ont une grosse signification pour moi, surtout parce qu’ils ont si peu de sens.

— Vous pourriez vous tromper.

— Eh bien… je l’espère plutôt. Je voudrais examiner les enfants.

Jane se leva, agressive :

— Quoi ?

Lorsque Holloway se fut expliqué, elle acquiesça, encore un peu hésitante.

— Bon… Je veux bien.    Mais ce ne sont pas des cobayes.

Le psychologue tapota l’air d’une main potelée.

— Ma chère enfant ! Je ne suis pas Frankenstein ! Pour moi c’est l’individu qui passe avant tout et c’est naturel puisque je travaille sur les esprits. S’il y a quelque chose qui cloche chez ces petits, je désire les en débarrasser.

Paradine reposa sa cigarette et regarda la fumée bleue monter lentement en spirale, oscillant dans un courant d’air imperceptible.

— Pouvez-vous faire un pronostic ?

— J’essaierai. C’est tout ce que je puis dire. Si ces esprits non encore développés se sont égarés sur la voie x, il est nécessaire de les ramener en arrière. Je ne dis pas que ce soit la chose la plus sage, mais ça l’est sans doute d’un point de vue humain. Après tout, Emma et Scott sont destinés à vivre sur cette terre.

— Oui, oui… Je ne puis croire qu’ils soient si égarés. Ils ont l’air vraiment tout à fait normaux.

— Ils peuvent le paraître superficiellement. Ils n’ont aucune raison d’agir anormalement, non ? Et comment pouvez-vous voir s’ils… pensent autrement ?

— Je vais les appeler, dit Paradine.

— N’ayez l’air de rien, alors. Je ne voudrais pas qu’ils soient sur leurs gardes.

Jane fît un signe en direction des jouets.

— Laissez-les là, dit Holloway.

Mais le psychologue, Emma et Scott une fois convoqués, ne tenta pas de les questionner directement. Il s’arrangea pour attirer Scott, sans en avoir l’air, dans la conversation, émettant çà et là un mot-appât. Bien plus discret qu’un test d’association de mots ; car il faut à celui-ci la coopération du sujet.Le résultat le plus intéressant survint lorsque Holloway saisit l’abaque.

— Tu veux me montrer comment ça marche ?

Scott hésita.

— Oui, monsieur. Comme ça.

Il fit adroitement glisser une perle à travers le labyrinthe, selon un trajet complexe, si rapidement que nul ne put dire si oui ou non elle avait fini par disparaître. Ç’aurait pu être uniquement prestidigitation. Pourtant…

Holloway essaya. Scott l’observa, fronçant le nez.

— C’est ça ?

— Heu… Il faut qu’elle vienne là.

— Là ? pourquoi ?

— Ben, c’est la seule façon pour que ça marche.

Mais Holloway était conditionné selon Euclide.

Pas de raison apparente pour que la perle dût glisser de ce fil-ci à celui-là. Cela lui semblait purement arbitraire. Et Holloway remarqua soudain que ce n’est pas ce trajet qu’avait suivi la perle la fois précédente quand Scott manœuvrait le puzzle. Du moins pour autant qu’il pouvait en juger.

— Tu veux me montrer encore ?

Scott le fit et le refit deux fois. Holloway clignotait derrière ses verres. Le hasard, oui… et une variable. Scott faisait suivre à la perle un trajet différent chaque fois.

En quelque sorte, aucun des adultes ne pouvait dire si oui ou non la perle disparaissait. S’ils s’étaient attendus à la voir disparaître, leur réaction eût pu être différente.

Au bout du compte, rien ne fut résolu. Holloway, en prenant congé, semblait mal à l’aise.

— Pourrai-je revenir ?

— J’en serai ravie, lui dit Jane. Quand vous voudrez. Vous pensez encore…

Il acquiesça :

— L’esprit des enfants ne fonctionne pas normalement, Ils sont loin d’être bêtes, mais j’ai l’impression très extraordinaire qu’ils parviennent à leurs conclusions d’une façon que nous ne comprenons pas. Comme s’ils utilisaient l’algèbre et nous la géométrie. La même conclusion, mais atteinte suivant une autre méthode.

— Et les jouets ? demanda soudain Paradine.

— Evitez qu’ils les aient. J’aimerais vous les emprunter, si je puis…

Cette nuit-là, Paradine dormit mal. La comparaison de Holloway avait été fâcheusement choisie. Cela aboutissait à des théories troublantes. Le facteur x… Les enfants suivaient l’équivalent d’un mode de raisonnement algébrique tandis que les parents en restaient à la géométrie. Ouais… pas mal. Mais…

L’algèbre peut donner des solutions que la géométrie est impuissante à atteindre, puisque certains termes et symboles ne peuvent être exprimés géométriquement. Et si la logique x faisait apparaître des conclusions inconcevables pour l’esprit d’un adulte ?

— Zut…, murmura Paradine.

Jane s’agita à côté de lui.

— Chéri ? Tu ne peux pas dormir non plus ?

— Non.

Il se leva et se rendit dans la chambre voisine. Emma dormait, pacifique comme un chérubin, son petit bras grassouillet encerclant Monsieur Ours. Par la porte ouverte, Paradine apercevait la tête noire de Scott immobile sur l’oreiller.

Jane vint le rejoindre. Il l’entoura de son bras.

— C’est des si braves gens… murmura-t-elle. Et ce Holloway qui dit qu’ils sont fous. Je crois que c’est nous qui sommes fous, Denny.

— Ma foi… on gâtifie un peu…Scott s’agita dans son sommeil. Sans s’éveiller, il lança ce qui était visiblement une question, bien que ce ne semblât point s’exprimer en langage connu. Emma poussa un petit miaulement qui changea brusquement de modulation.

Elle n’était pas sortie du sommeil. Les enfants reposaient, immobiles.

Mais Paradine pensa, avec une nausée qui lui saisit soudain le ventre, que c’était exactement comme si Scott demandait quelque chose à Emma, et comme si elle répondait.

Leur esprit avait-il changé au point que même le sommeil était différent, pour eux ?

Il écarta cette idée.

— Tu vas prendre froid. Retournons nous coucher. Tu veux un verre ?

— Je crois que oui, dit Jane, observant Emma.

Sa main se tendit aveuglément vers l’enfant ; elle se reprit.

— Viens, on va réveiller les petits.

Ils burent ensemble un peu de cognac, mais sans rien dire. Jane pleura dans son sommeil, plus tard.

Scott n’était pas éveillé, mais sa conscience travaillait lentement, soigneusement.

… Ils prendront les jouets… Le gros homme… lestiva dangereux peut-être… mais ne verront pas la direction ghorique… n’ont pas l’évankrus-done… In-transdection… brillant et clair. Emma. Elle est plus haut-khopranik maintenant que… Je ne vois toujours pas comment… savarar lixéridist…

On comprenait encore une partie des pensées de Scott. Mais Emma avait été conditionnée beaucoup plus vite selon x.

Elle pensait, elle aussi.

Pas comme un adulte, ni comme un enfant. Pas même comme un être humain. Si ce n’est, peut-être, un humain d’un type étonnamment étranger au genus homo.

Parfois Scott lui-même avait du mal à la suivre.

Sans Holloway, la vie se fût peut-être rétablie selon une routine presque normale. Les jouets n’étaient plus là pour servir de repères actifs. Emma se plaisait toujours avec ses poupées et son tas de sable, y trouvant des délices parfaitement explicables. Scott se contentait de son base-ball et de sa boîte de chimiste. Ils faisaient tout ce que font les autres enfants et manifestaient en vérité peu de symptômes anormaux. Mais Holloway paraissait être un alarmiste.

Il fit essayer les jouets, avec des résultats plutôt idiots. Il traça des graphiques sans fin, des diagrammes, correspondit avec des mathématiciens des ingénieurs, d’autres psychologues, et devint tranquillement dingo à tenter de trouver rime et raison à la construction des objets. La boîte elle-même, avec son énigmatique mécanisme, ne dit rien. La fusion avait liquéfié trop de ses éléments en scories. Mais les jouets…

C’est l’élément hasard qui défiait l’investigation. Cela même tombait sous le coup de la sémantique. Car Holloway était convaincu qu’il n’y avait pas là réellement hasard. Il manquait simplement le nombre voulu de facteurs connus. Nul adulte, par exemple, ne pouvait manœuvrer l’abaque. Et Holloway eut l’esprit de ne pas laisser la chose entre les mains des enfants.

Le cube de cristal restait aussi énigmatique. On y voyait un réseau inorganisé de couleurs, qui se mouvaient parfois. En quoi cela rappelait un kaléidoscope. Mais non influençable par le déplacement ou la rotation. Toujours le facteur incertitude.Ou plutôt l’inconnu. Le facteur x…

Paradine et Jane, à la longue finirent par retrouver quelque chose comme la tranquillité, et le sentiment que les enfants avaient été guéris de leur distorsion mentale, maintenant que la cause agissante n’existait plus. Certains des actes d’Emma et de Scotty leur donnaient toutes raisons de cesser de s’inquiéter.

Car les enfants adoraient la nage, la promenade, le cinéma, les jeux, les jouets fonctionnels normaux du secteur espace-temps que nous habitons. Il est vrai qu’ils ne réussissaient pas à venir à bout de certains systèmes mécanique plutôt troublants qui mettaient en jeu certains calculs. Une petite sphère-puzzle démontable que trouva Paradine. par exemple. Mais lui-même estima ça assez difficile.

Par-ci, par-là il y avait des rechutes. L’après-midi d’un beau samedi, Scott se baladait avec son père et tous deux se reposèrent au sommet d’une colline. En bas s’étendait une vallée plutôt jolie.

— Pas mal, hein ?… remarqua Paradine.

Scott examina gravement la scène.

— C’est tout faux, dit-il.

— Quoi ?

— Je ne sais pas.

— Qu’est-ce qu’il y a de faux là dedans ?

— Oh… Scott tomba dans un silence embarrassé. Je sais pas.

Les jouets avaient manqué aux enfants, mais pas longtemps. Emma se reprit la première, mais Scott restait rêveur et rassotté. Il tenait avec sa sœur des conversations inintelligibles et étudiait les gribouillages informes qu’elle écrivait sur le papier qu’il lui apportait. Presque comme s’il la consultait relativement à des problèmes qui le dépassaient.

Si Emma comprenait mieux, Scott avait plus d’intelligence réelle et d’habileté manuelle en même temps. Il construisit un objet avec son mécano, mais n’en fut pas satisfait. La cause apparente de cettfe non-satisfaction était exactement celle qui soulagea Paradine lorsqu’il aperçut le montage. Bien le genre d’objet que construira un gamin, rappelant vaguement un bateau cubiste.

Un peu trop normal pour plaire à Scott. Il posa à Emma de nouvelles questions, mais pas devant les autres. Elle réfléchit un moment, et fit de nouveaux traits avec un crayon maladroitement empoigné.

— Tu peux lire ça ? demanda Jane à son fils un matin.

— Pas exactement le lire… Je peux dire ce qu’elle veut dire. Pas tout le temps, mais presque.

— C’est de l’écriture ?

— N… non. Ça ne veut pas dire de quoi ça a l’air.

— Symbolisme, suggéra Paradine par-dessus son café. Jane le regarda, l’œil écarquillé.

— Denny…

Il lui fit un clin d’œil et hocha la tête. Plus tard, lorsqu’ils furent seuls, il dit :

— Ne te laisse pas impressionner par Holloway. Je ne veux pas dire que les gosses correspondent dans un langage inconnu. Si Emma dessine un huit et dit que c’est une fleur, c’est là une règle arbitraire. Scott se la rappelle, et la prochaine fois qu’elle dessine, — ou essaie de dessiner le même huit. — voilà.

— Oui. dit Jane, incertaine Tu as remarqué Scott n’arrête pas de lire, ces temps-ci ?

— J’ai remarqué. Rien d’inhabituel, pourtant. Ni Kant ni Spinoza.

— Il s’abrutit, c’est tout.

— Ben, moi aussi à son âge. dit Paradine.Et il s’en fut à ces cours du matin. Il déjeuna avec Holloway ce qui devenait une habitude quotidienne, et lui parla des tentatives littéraires d’Emma.

— J’avais raison de parler de symbolisme, Rex ?

Le psychologue acquiesça.

— Tout à fait raison. Notre propre langage n’est plus qu’un symbolisme arbitraire. Tout au moins dans ses applications. Regardez.

Sur la nappe, il dessina une ellipse très étroite.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Vous voulez dire qu’est-ce que ça représente ?

— Oui. Qu’est-ce que cela vous suggère ? Cela pourrait être une représentation grossière de quoi ?

— Des tas de choses, dit Paradine. Le bord d’un verre. Un œuf sur le plat. Un pain. Un cigare.

Holloway ajouta à son dessin un petit triangle, la pointe accolée à une extrémité de l’ellipse. Il regarda Paradine.

— Un poisson, dit l’autre instantanément.

— Notre symbole familier du poisson. Sans nageoires, sans yeux, sans bouche, il est reconnaissable, parce que nous avons été conditionnés de façon à identifier cette forme particulière avec notre image mentale du poisson. La base d’un rébus. Un symbole, pour nous signifie bien plus que ce que nous voyons effectivement sur le papier. Qu’y a-t-il dans votre esprit lorsque vous regardez ce dessin ?

— Eh bien… un poisson.

— Continuez. Que voyez-vous ?… Allez-y !…

— Ecailles…, dit lentement Paradine, l’œil dans le vague. Eau. Ecume. Un œil de poisson. Les nageoires. Les couleurs.

— Ainsi le symbole représente beaucoup plus que le concept poisson. Notez qu’il s’agit d’un nom, non d’un verbe. Il est plus difficile d’exprimer des actions par des symboles, vous savez. Quoi qu’il en soit, retournez le processus. Supposez que vous vouliez symboliser quelque nom concret… disons oiseau. Dessinez-le.

Paradine dessina deux arcs liés, la concavité vers le bas.

— Le dénominateur commun, approuva Holloway. La tendance naturelle à simplifier. Surtout quand un enfant voit quelque chose pour la première fois et dispose de peu de modèles de comparaison. Il tente d’identifier la chose nouvelle à ce qui est déjà familier. Vous avez remarqué comment les enfants dessinent l’Océan ?

Sans attendre une réponse, il poursuivit :

— Une série de pointes aiguës. Comme la ligne oscillante d’un sismographe. La première fois que j’ai vu le Pacifique, j’avais à peu près trois ans. Je me le rappelle très clairement. Ça avait l’air… incliné. Une plaine plate, inclinée. Les vagues étaient des triangles réguliers, la pointe en l’air. C’est-à-dire, je ne les voyais pas stylisées de cette façon, mais plus tard, en me les rappelant, il fallait que je trouve quelque standard familier de comparaison. Ce qui est la seule façon de former le concept d’une chose entièrement nouvelle. L’enfant moyen tente de dessiner ces triangles réguliers, mais sa coordination est faible. Il obtient un sismogramme.

— Et tout ça signifie que ?

-— Un enfant voit l’Océan. Il le stylise. Il dessine une certaine représentation, symbolique, pour lui, de la mer. Les gribouillis d’Emma peuvent être, eux aussi, des symboles. Je ne veux pas dire que le monde a, pour elle, un aspect différent — plus clair, peut-être, plus contrasté, plus vif, avec un affaiblissement de la perception au-dessus de son niveau visuel. Ce que je veux dire, c’est que ses processus mentaux sont différents, qu’elle traduit ce qu’elle voit en symboles anormaux.

— Vous croyez toujours…

— Oui, je le crois. Son esprit a été conditionné de façon inhabituelle. Peut-être est-ce qu’elle décompose ce qu’elle voit en éléments simples, évidents, et y trouve une signification que nous ne pouvons comprendre. Comme l’abaque. Elle y a vu un fil conducteur bien que pour nous ce soit le hasard intégral.

Paradine décida brusquement d’en finir avec ces déjeuners en compagnie d’Holloway. L’homme était un alarmiste. Ses théories se faisaient plus fantastiques que jamais et il saisissait tout ce qui, applicable ou non, pouvait les étayer.

Plutôt sardoniquement, il dit :

— Voulez-vous dire qu’Emma communique avec Scott dans un langage inconnu ?

— Au moyen de symboles pour lesquels elle ne dispose pas de mots. Je suis certain que Scott comprend une bonne partie de ces gribouillages. Pour lui, un triangle isocèle peut représenter n’importe quel facteur ; pourtant sans doute un nom concret. Un homme qui ne sait rien de la chimie comprendrait-il ce que veut dire H20 ? Se rendrait-il compte que ce symbole peut évoquer une image de l’Océan ?

Paradine ne répondit pas. Il préféra rapporter à Holloway la curieuse remarque de Scott que le paysage, de la colline, paraissait tout faux. Un instant après, il regretta cette impulsion, car le psychologue repartit de plus belle :

— Les processus mentaux de Scott aboutissent à un total qui n’est pas égal à celui de ce monde. Peut-être attend-il de façon inconsciente de voir le monde d’où proviennent ces jouets.

Paradine cessa d’écouter. Assez, c’est assez. Les gosses se portaient comme des charmes et le seul facteur résiduel de trouble, c’était Holloway lui-même. Ce soir-là, pourtant, Scott manifesta un intérêt, plus tard significatif, pour les anguilles.

Il n’y a rien d’apparemment nocif dans l’histoire naturelle. Paradine expliqua les anguilles.

— Mais où est-ce qu’elles pondent ? Pondent-elles ?

— C’est encore un mystère. On ne connaît pas leurs terrains de reproduction. Peut-être la mer des Sargasses, ou les profondeurs, où la pression peut les aider à évacuer les petits.

— C’est drôle, dit Scott, profondément absorbé.

— Les saumons font plus ou moins la même chose. Ils montent les rivières pour le frai.

Paradine détailla. Scott était fasciné.

— Mais c’est juste, papa. Ils sont nés dans la rivière, et quand ils savent bien nager, ils vont à la mer. Et ils reviennent pour pondre, hein ?

— Exact.

— Seulement ils ne devraient pas revenir, médita Scott. Ils enverraient juste leurs œufs…

— Il faudrait de bien longs oviductes, dit Paradine, qui plaça quelques remarques pertinentes sur l’ovi-parité.

Son fils ne s’en satisfit pas entièrement.

— Les fleurs, dit-il, envoient leurs graines très loin.

— Elles ne les guident pas. Et bien peu trouvent un sol fertile.

— Mais les fleurs n’ont pas de cerveau. Papa, pourquoi les gens vivent-ils ici ?

— A Glendale ?

— Non… ici… tout ensemble. C’est pas tout ce qu’il y a, je parie.— Tu veux dire les autres planètes ?

Scott hésitait.

— Ça, c’est qu’un morceau de… du tout entier. C’est comme le fleuve que remonte le saumon. Pourquoi les gens ne descendent pas vers l’Océan quand ils sont grands ?

Paradine se rendit compte que Scott parlait au figuré. Il éprouva un froid bref. Le… l’Océan ?

Les jeunes de l’espèce ne sont pas conditionnés de façon à vivre dans le monde plus complet de leurs parents. Suffisamment développés, ils pénètrent dans ce monde. Plus tard, ils se reproduisent. Les œufs fécondés sont enterrés dans le sable, tout en haut du fleuve, où, à la fin, ils éclosent.

Et ils apprennent. L’instinct seul est fatalement lent. Spécialement dans le cas d’une espèce particulière, incapable de s’adapter à ce monde, de se nourrir, de boire ou de survivre à moins que quelqu’un n’ait pourvu, prévoyant, à ces besoins.

Les jeunes, nourris et soignés, survivront. Ce seront des couveuses et des robots. Ils survivront, mais ne saurons pas redescendre le fleuve, jusqu’au monde plus vaste — à l’Océan…

Aussi, doit-on les instruire. Les entraîner. Les conditionner de diverses façons.

Sans douleur, subtilement, de façon discrète. Les enfants adorent les jouets qui font des choses — et si ces jouets instruisent en même temps…

A la fin de la seconde moitié du XIXe siècle, un Anglais se reposait assis sur la rive herbeuse d’un cours d’eau. Une très petite fille était étendue près de lui, regardant le ciel. Elle avait lâché un jouet curieux avec lequel elle venait de s’amuser, et murmurait une petite chanson que l’homme écoutait d’une oreille distraite.

— Qu’est-ce que c’est que ça, ma chère ? deman-da-t-il enfin.

— Une chose que j’ai inventée, tonton Charles.

— Rechantez-la, voulez-vous ?

Il tira un carnet de sa poche. La fillette obéit.

— Cela veut dire quelque chose ?

Elle acquiesça.

— Oh, oui. Comme les histoires que je vous raconte, vous savez.

— Ce sont de merveilleuses histoires, ma chère.

— Et vous les mettrez dans un livre, un jour ?

— Oui, mais je suis obligé de les changer pas mal, sinon personne ne comprendrait. Mais je crois que je ne changerai pas votre petite chanson.

— Il ne faut pas. Si vous la changez., ça ne veut plus rien dire.

— En tout cas, je ne changerai pas cette strophe, promit-il. Qu’est-ce qu’elle signifie ?

— C’est le chemin pour sortir, je crois, dit la fillette incertaine. Je ne suis pas sûre encore. Mes jouets magiques me l’ont dit.

— Je voudrais connaître cette boutique de Londres où l’on vend ces jouets merveilleux !

— C’est maman qui me les avait achetés. Elle est morte. Papa s’en moque.

Elle mentait. Elle avait trouvé les jouets dans une boîte, un jour, en s’amusant près de la Tamise. Et certes ils étaient merveilleux.

Sa petite chanson… Tonton Charles pensait que ça ne voulait rien dire. (Ce n’est pas mon vrai oncle, parenthésa-t-elle. Mais il est gentil.) La chanson voulait dire des tas de choses. C’était le chemin. Elle ferait ce que ça disait, et alors…

Mais elle était déjà trop âgée. Jamais elle ne trouva le chemin.

Paradine avait laissé tomber Holloway, Jane le prenant en grippe, chose assez naturelle puisqu’elle désirait par-dessus tout que l’on calmât ses craintes. Scott et Emma se comportant maintenant normalement, Jane se sentait satisfaite. C’était un peu se payer d’espoir — et Paradine n’y pouvait souscrire entièrement.

Scott continuait à soumettre des machins à l’approbation d’Emma. D’ordinaire, elle secouait la tête. Parfois elle semblait dubitative. Très rarement elle donnait son accord. Il y avait une heure de laborieux et fol griffonnage sur des bouts de papier, et Scott, après avoir étudié les notes, arrangeait et réarrangeait ses cailloux, ses éléments de machinerie, ses bouts de bougie et autres cochonneries. Chaque jour la bonne nettoyait tout ça et chaque jour Scott recommençait.

Il condescendit à donner quelques explications partielles à son père troublé qui ne voyait à ce jeu aucun sens.

— Mais pourquoi ce caillou-ci ?

— Il est dur et rond, p’pa. Il faut qu’il soit ici.

— Celui-là est dur et rond aussi.

— Oui, mais celui-là, il y a de la graisse dessus. Quand tu es déjà arrivé aussi loin, tu ne peux plus voir une chose si elle est seulement dure et ronde.

— Qu’est-ce qui vient après ? La bougie ?

Scott parut dégoûté.

— C’est vers la fin, ça. Ensuite, c’est l’anneau de fer.

Ça ressemblait, pensa Paradine, à une piste de boyscout dans les bois, à des repères dans un labyrinthe. Mais ici encore le facteur hasard. La logique canait — la logique familière — devant les raisons qu’avait Scott d’arranger ainsi son fatras.

Paradine sortit. En se retournant, il vit Scott tirer de sa poche un papier froissé et un crayon et se diriger vers Emma, accroupie, méditative, dans un coin.

Bon…

Jane déjeunait avec oncle Harry et, par ce brûlant après-midi de dimanche, rien à faire d’autre que lire les journaux. Paradine s’installa à l’endroit le plus frais qu’il put trouver, un Collins en main, et se perdit dans les illustrés.

Une heure plus tard, un piétinement, au premier, le tira de sa somnolence. La voix de Scott, exultante, criait :

— Ça y est, Prune ! Viens !…

Paradine se leva d’un bond, rembruni. Comme il traversait le hall, le téléphone se mit à sonner. Jane avait dit qu’elle appellerait.

Il avait la main sur le récepteur quand Emma gloussa de délices. Paradine grimaça. Que diable se passait-il là-haut ?

Scott glapit.

— Regarde ! Par-là !…

Paradine, mâchant à vide, les nerfs ridiculement tendus, oublia le téléphone et galopa en haut. La porte de la chambre de Scott était ouverte.

Les enfants s’évanouissaient dans l’air.

Ils s’en allaient en fragments, comme une épaisse fumée dans le vent, comme un mouvement dans un miroir torse. La main dans la main, ils allaient dans une direction que Paradine ne put comprendre, et tandis qu’il restait, les yeux perdus, sur le seuil, ils disparurent.

— Emma… dit-il la gorge sèche. Scotty !

Sur le tapis gisait un réseau de marques… des cailloux, un anneau de fer… fatras. Un réseau sans logique. Une feuille de papier froissée vola vers Paradine.

— Les gosses… où êtes-vous ? Ne vous cachez pas !… Emma ! Scotty !

En bas, la sonnerie monotone et aiguë du téléphone s’interrompit. Paradine regarda le papier qu’il tenait.

Une page arrachée à un livre. Il y avait des notes marginales et interlinéaires, de l’écriture dénuée de sens d’Emma. Une strophe de vers était si soulignée et truffée de gribouillages qu’elle semblait presque illisible, mais Paradine connaissait bien Alice et la Traversée du Miroir. Sa mémoire lui fournit les mots…

Lfut bouyeure et les filuants toves Gyrèrent et bilbèrent dans la loirbe…

Tout smouales étaient les borogoves Et les dcheux verssins hurlifftournèrent,..

Stupide, il se dit : Humpty Dumpty l’a expliqué. Une loirbe, c’est la zone d’herbe autour d’un cadran solaire. Un cadran solaire. Le temps.., ça avait quelque chose à voir avec le temps. Il y a longtemps, Scotty m’a demandé qu’est-ce que c’est qu’une loirbe. Symbolisme.

« Lfut bouyeure… »

Une formule mathématique parfaite, donnant toutes les conditions requises sous forme de symboles que les enfants avaient fini par comprendre. Les toves devaient être filuants — la graisse — et placés selon un certain ordonnancement, de façon à gyrer et à bilber…

Démence !

Mais non… ce n’avait été démence ni pour Scotty ni pour Emma. Ils pensaient autrement. Ils raisonnaient selon la logique X. Ces notes faites par Emma sur la page… elle avait traduit les mots de Lewis Carroll en un langage que Scott et elle-même comprenaient.

Le facteur hasard signifiait quelque chose pour les enfants. Ils avaient rempli les conditions de l’équation temps-étendue…

Et les dcheux verssins hurliftournèrent.

Paradine, dans sa gorge, entendit un bruit bizarre. Il regarda l’étalage affolant sur le tapis. S’il pouvait le suivre, comme les gosses… mais non. Le trajet n’avait pas de sens. Le facteur hasard le terrassait. Il était conditionné selon Euclide. Et, même en devenant fou, il ne pourrait pas. Ce serait la mauvaise espèce de folie.

Maintenant, son esprit cessait de penser. Mais, dans un instant, la période d’horreur incrédule ferait place à…

Paradine froissa la feuille dans ses doigts.

— Emma !… Scotty…, dit-il d’une voix morte, comme s’il ne pouvait attendre de réponse.

Le soleil se glissait par les fenêtres ouvertes et brillait sur la fourrure dorée de Monsieur Ours. En bas, le téléphone se remit à sonner.

Catherine L. Moore – L’aventurier de l’espace

Northwest Smith appuya la tête contre le mur de l’entrepôt et scruta le ciel sombre de la nuit vénusienne. Le quartier des quais était très calme ce soir, très dangereux. Smith n’entendait d’autre bruit que le clapotis éternel de l’eau contre les pilotis mais il savait tous les dangers, la mort subite, qui guettaient dans l’ombre muette, et peut-être éprouvait-il une certaine nostalgie à regarder les nuages qui cachaient un bel astre vert suspendu à l’horizon — la Terre, sa planète natale. Et s’il y pensait, il devait avoir un léger sourire sarcastique, car Northwest Smith n’avait plus d’attache avec elle, et la Terre ne l’aurait pas accueilli avec beaucoup de bienveillance en ce moment.

Il était tranquillement assis dans le noir. Au-dessus de lui dans le mur de l’entrepôt, une fenêtre mal éclairée projetait un rectangle de blancheur sur le quai humide. Smith se rencogna dans l’angle d’ombre que découpaient les rayons obliques, se tenant un genou. Bientôt il entendit des pas légers.

Peut-être attendait-il un bruit de pas ; car il tourna vivement la tête et écouta, mais ce n’étaient pas des pas d’homme qu’on entendait avancer avec tant de légèreté sur les planches, et le front de Smith se plissa. Une femme, ici, sur ce quai ténébreux, la nuit ? Même les dernières des filles des rues vénusiennes n’osaient s’aventurer dans ce quartier d’Ednes, les nuits où les navires de l’espace n’étaient pas là. Et cependant le claquement léger des pas d’une femme s’entendait nettement maintenant.

Smith se renfonça davantage dans l’ombre et attendit, et elle arriva, tache toute noire dans l’obscurité, à part le petit triangle de blancheur de son visage. Lorsqu’elle passa sous la traînée lumineuse qui tombait de la fenêtre, il comprit soudain pourquoi elle osait fréquenter ces parages et qui elle était. Un long manteau noir la dissimulait, mais la lumière éclairait son visage en forme de cœur sous le petit tricorne de velours que portent les femmes vénusiennes, et tombait aussi sur des ondulations de cheveux cuivrés à demi cachés. A ce ravissant visage triangulaire et cette chevelure ardente, il la reconnut pour l’une des vierges Minga — ces merveilles qui depuis les origines de l’Histoire sont élevées dans la citadelle Minga pour leur beauté et leur grâce, comme sont élevés les chevaux de course sur la Terre, et instruites dès leur plus tendre enfance dans l’art de charmer les hommes. Sur les trois planètes, il n’est guère de seigneur qui, si sa fortune le lui permet, ne cherche à avoir à sa cour une de ces exquises créatures, aux membres déliés, au teint de lait, avec leur chevelure cuivrée et leur joli visage ardent. Les rois de bien des nations et de bien des peuples ont répandu leurs richesses à la porte de la Minga, et des filles d’or et d’ivoire en sont sorties pour aller embellir mille palais, et il en a toujours été ainsi depuis qu’Ednes s’est établie sur le rivage du Grand Océan.

Cette fille marchait sans crainte d’être molestée parce qu’elle possédait la beauté qui dénotait sa race. La main lourde de la Minga s’étendait protectrice sur sa tête cuivrée, et pas un homme sur les quais n’ignorait les châtiments redoutables qu’il subirait s’il osait seulement poser le doigt sur la blancheur laiteuse d’une vierge Minga — châtiments terribles, qui font peureusement chuchoter les hommes en buvant des verres d’alcool ségir dans les bouges des ports de bien des pays, châtiments mystérieux, indicibles, plus épouvantables que tout ce qu’un couteau ou un pistolet thermique peut infliger.

Et ces dangers montaient aussi la garde aux portes de la citadelle Minga. La chasteté des filles Minga était proverbiale, presque un slogan commercial. Cette fille marchait avec plus de tranquillité et de sécurité qu’une religieuse parcourant les rues des bas-quartiers, la nuit, sur la Terre.

Mais même ainsi, ces filles ne franchissaient que très rarement les portes de la citadelle, et jamais seules. Smith n’en avait jamais vu auparavant, sauf de loin. Il se déplaça un peu, pour mieux la voir au passage, et pour chercher l’escorte qui devait sûrement la suivre à courte distance, quoiqu’il n’entendît pas d’autres pas que les siens. Son léger mouvement attira l’attention de la fille. Elle s’arrêta, scruta plus attentivement l’ombre, et dit d’une voix aussi douce que le miel.

— Aimeriez-vous gagner une pièce d’or, mon brave ?

Un éclair de perversité arracha Smith à son langage habituel peu châtié, et il répondit de sa voix la plus distinguée, en un haut vénusien impeccable.

— Non, je vous remercie.

La fille resta immobile un moment, essayant vainement de voir son visage dans le noir. Lui pouvait voir le sien, ovale pâle dans la lumière de la fenêtre, tendu, surpris. Puis elle écarta son manteau et la lumière incertaine étincela sur le boîtier d’une lampe de poche quand elle appuya sur le bouton. Un rayon blanc l’aveugla.

Un instant la lumière s’arrêta sur lui ; il se tenait négligemment appuyé contre le mur, revêtu de son cuir de navigateur de l’espace avec ses brûlures et ses déchirures, son pistolet thermique enfermé dans son étui bas sur sa cuisse, et son visage basané, balafré, tourné vers elle, avec des yeux de la couleur pâle de l’acier, rétrécis par l’éblouissement. C’était un visage caractéristique. Il allait bien ici, sur ce quai, dans ces rues sombres et dangereuses. Il appartenait au genre d’hommes qui fréquentent de tels endroits, ces hors-la-loi qui hantent les routes de l’espace et vivent par la force du pistolet thermique, dangereusement, mais prudemment hors de la portée de la Garde interplanétaire. Mais il y avait plus que cela sur ce visage bronzé et tourné vers la lumière. Elle avait dû s’en rendre compte en braquant impitoyablement sa lumière sur lui, entrevoir un reste lointain d’éducation et de race qui faisait que l’accent cultivé de son haut vénusien ne choquait pas. Et les yeux incolores se moquaient d’elle.

— Non, dit-elle, éteignant sa lampe. Pas une pièce d’or, mais cent. Et pour une autre tâche que celle dont je parlais.

— Non, merci, dit Smith, sans se lever. Veuillez m’en excuser.

— Cinq cents, dit-elle sans l’ombre d’une émotion de sa voix onctueuse.

Dans l’obscurité les sourcils de Smith se froncèrent. Il y avait quelque chose de fantastique dans la situation. Pourquoi ?…

Elle avait dû comprendre sa réaction presque en même temps que lui, car elle reprit :

— Oui, je sais. Cela paraît insensé. Voyez-vous, je vous ai reconnu dans la lumière tout à l’heure. Voulez-vous ?… Pouvez-vous ?… Je ne peux pas vous expliquer ici dans la rue…

Smith observa le silence pendant trente secondes, tandis qu’un fulgurant débat s’agitait dans les recoins de son esprit circonspect. Puis il sourit en lui-même dans l’ombre et dit: — Je viendrai. Et il se dressa enfin sur ses pieds. Où ?

— Route du Palais aux limites de la Minga. La troisième porte à gauche à partir du porche central. Dites au gardien : Vaudir.

— C’est…

— Oui, mon nom. Vous viendrez, dans une demi-heure ?

Un instant encore, Smith fut près de refuser. Puis il haussa les épaules.

— Oui.

— A la troisième heure, donc. Elle fit le petit geste vénusien d’adieu et se serra dans son manteau. Avec la teinte sombre du vêtement, et la légèreté de ses pas, elle s’évanouit presque sans bruit dans l’obscurité, mais les oreilles exercées de Smith l’écoutèrent longtemps s’éloigner dans la nuit.

Il resta là à écouter le dernier écho de pas sur le quai. Il attendit patiemment, mais l’étonnement l’étourdissait un peu. L’inviolabilité légendaire de la Minga n’était-elle qu’une tromperie ? Laissait-on parfois ces filles étroitement gardées se promener seules la nuit, et donner des rendez-vous comme bon leur semblait ? Ou était-ce quelque mystification compliquée ? La tradition d’innombrables siècles déclarait les portes de l’enceinte Minga gardées si impitoyablement par d’étranges dangers que pas même une souris ne pouvait s’y glisser sans que le sache l’Alendar, le maître de la Minga. Etait-ce donc par ordre de l’Alendar que la porte s’ouvrirait pour lui quand il murmurerait : « Vaudir » au gardien ? S’ouvrirait-elle seulement ? La fille était-elle la propriété de quelque seigneur d’Ednes, le trompant pour d’obscurs motifs personnels ? Il hocha la tête et sourit en lui-même. Après tout il saurait bientôt.

Il attendit encore un peu dans l’ombre. De petites vagues clapotaient sur les pilotis, et une fois, dans un grondement aveuglant, un astronef creva les ténèbres et illumina le ciel.

Enfin il se leva et étira son long corps comme s’il était resté assis trop longtemps. Puis il remit son pistolet en place sur sa jambe et s’éloigna dans la rue noire. Il marchait très légèrement avec ses bottes d’homme de l’espace.

Vingt minutes de trajet par des ruelles obscures, calmes et désertes, l’amenèrent aux abords de cette ville-dans-la-ville qui s’appelle la Minga. Ses murailles sombres, rébarbatives, se dressaient au-dessus de lui, verdies par les espèces de lichens de la Planète Chaude. Sur la route du Palais un porche central profondément enfoncé s’ouvrait sur les mystères intérieurs. Une petite lumière bleue brûlait à sa voûte. Smith continua dans l’obscurité vers la gauche, comptant deux petites portes à demi cachées dans des recoins. A la troisième, il s’arrêta. Elle était peinte d’un vert rouillé, et des plantes grimpantes retombant du mur la cachaient presque. S’il ne l’avait pas cherchée, il serait passé sans la voir.

Smith resta une longue minute immobile, considérant les panneaux verts enfoncés dans le roc. Il écouta. Il renifla même l’air épais. Prudemment, comme une bête sauvage, il hésitait dans l’ombre. Mais enfin il leva la main et frappa très doucement du bout des doigts sur la porte verte.

Elle s’ouvrit sans bruit. Devant lui l’obscurité absolue, une voûte toute noire dans la muraille indistincte. Et une voix demanda tout bas:

— Qu’a lo’val ?

— Vaudir, murmura Smith avec un petit rire involontaire intérieur. Combien de jeunes hommes romanesques avaient dû se présenter à ces portes en des nuits passées, et soupirer pleins d’espoirs le nom de beautés rousses aux gardiens des entrées ténébreuses ! Mais à moins que la tradition ne mente, aucun homme auparavant n’avait jamais passé. Il devait être le premier depuis bien des années à se trouver invité, devant une petite porte creusée dans la muraille de la Minga et à entendre le gardien chuchoter :

— Venez.

Smith dégagea le pistolet à son côté et inclina sa haute taille sous la voûte. Il pénétra dans le noir qui l’enveloppa comme de l’eau quand la porte se ferma. Il resta là le cœur battant, la main sur son pistolet, l’oreille tendue. Une lumière bleuâtre, pâle, fantomatique, inonda brusquement le vestibule, et il vit que le portier était allé jusqu’à un commutateur à l’autre bout de la petite salle où il se trouvait. L’homme était l’un des eunuques Minga, une créature molle, magnifique dans son velours cramoisi. Il portait un manteau pourpre sur son bras, et ces effets trouaient la pénombre de couleurs royales. Ses yeux obliques examinaient Smith sous des sourcils levés, d’un regard que le Terrien ne pouvait sonder. Il s’y trouvait de l’amusement, une nuance de terreur et une certaine admiration hésitante.

Smith regarda autour de lui avec une franche curiosité. Le petit vestibule était apparemment creusé à même l’énorme épaisseur de la muraille. La seule chose qui rompait son austérité était la porte de bronze ornementée à l’autre bout. Ses yeux interrogèrent silencieusement ceux de l’eunuque.

L’homme avança obséquieusement, murmurant : « Permettez-moi… » et jeta le manteau pourpre qu’il portait sur les épaules de Smith. Ses plis somptueux légèrement parfumés, s’enroulèrent autour de lui comme une caresse, le couvrant, malgré sa taille, jusqu’à ses semelles. Il recula avec un peu de dégoût quand l’eunuque leva les mains pour attacher l’agrafe précieuse du col. « Mettez aussi le capuchon, s’il vous plaît », susurra la créature sans ressentiment apparent, tandis que Smith fixait lui-même l’agrafe. Le capuchon recouvrait ses cheveux décolorés par le soleil et retombait en plis lourds autour de son visage, le rejetant dans une ombre épaisse.

L’eunuque ouvrit la porte intérieure de bronze et Smith aperçut une longue galerie qui tournait presque imperceptiblement vers la droite. Simplicité apparente due à une décoration recherchée, tel était le paradoxe qu’illustrait chaque large panneau brillant du mur, sculpté de façon si compliquée et si exquise qu’elle donnait d’abord l’impression d’une simplicité riche et étrange.

En suivant l’eunuque dans la galerie, ses pieds bottés enfonçaient à chaque pas avec un plaisir sensuel dans la haute laine du tapis. Deux fois il entendit des voix murmurant derrière des portes éclairées et sa main se posa sur la crosse de son pistolet thermique sous les plis de son manteau, mais aucune porte ne s’ouvrit et la galerie s’étendait vide et peu éclairée devant eux. Jusque-là tout avait été d’une facilité déconcertante. Ou la tradition mentait sur l’imprenabilité de la Minga, ou la belle Vaudir avait soudoyé avec une incroyable largesse ou (encore cette pensée troublante) c’était avec le consentement de l’Alendar qu’il marchait ici sans être inquiété. Mais pourquoi ?

Au bout de la galerie courbe, ils arrivèrent à une porte grillée d’argent, et la franchirent, passant dans un autre couloir montant, aussi exquisement voluptueux que le premier. Un escalier sculpté de bronze à l’éclat mat s’incurvait à l’extrémité. Puis venait une autre galerie illuminée de lanternes roses qui se balançaient sous le plafond voûté, et au bout, un autre escalier, cette fois d’un travail ajouré d’argent, redescendant en spirale.

Sur tout ce parcours, ils ne rencontrèrent âme qui vive. Des voix chantonnaient derrière des portes fermées, et une fois ou deux quelques accords de musique leur arrivèrent, atténués, mais ou les corridors avaient été vidés sur ordre spécial, ou une chance incroyable les accompagnait. Par contre, il eut plus d’une fois l’impression inquiétante d’un regard derrière lui.

Ils passèrent des couloirs sombres et des portes ouvertes sans lumière, et parfois sa nuque se hérissa au sentiment d’une proche présence humaine, hostile, qui l’épiait.

Pendant une vingtaine de minutes ils parcoururent des couloirs tournants, montèrent et descendirent des escaliers en spirale jusqu’à ce que le sens de l’orientation pourtant entraîné de Smith fût brouillé. Il n’aurait pu dire à quelle hauteur au-dessus du sol il était, ni dans quelle direction menait le dernier couloir dans lequel ils étaient entrés. Au bout de ce temps, ses nerfs étaient tendus comme des fils d’acier et il ne se retenait qu’avec effort de jeter un regard nerveux par-dessus son épaule chaque fois qu’ils passaient devant une porte ouverte. Une atmosphère de menace langoureuse planait presque visiblement partout, lui semblait-il. Le bruit de voix basses derrière les portes, l’impression d’yeux, de chuchotements dans l’air, le souvenir de contes à moitié entendus dans des bouges du port sur les secrets de la Minga, les dangers inexprimables de la Minga…

Smith serrait son pistolet en marchant dans la splendeur et la demi-obscurité, tous ses sens assaillis par de voluptueux appels, mais ses nerfs se tendaient à craquer et sa peau se hérissait quand il passait devant les portes obscures. C’était trop facile. Pendant tant de siècles la tradition de la Minga avait été maintenue, symbole d’imprenabilité, forteresse gardée par plus que des armes, par de pires dangers que le pistolet thermique — et cependant il y circulait, au plus profond de la citadelle, n’ayant pour tout déguisement qu’un manteau de velours et pour toute arme qu’un pistolet à l’étui, et personne ne l’interpellait, ni gardes, ni esclaves, pas même un passant pour remarquer qu’un homme plus grand que tous ceux qui habitaient ici foulait les couloirs les plus secrets de l’inviolable Minga. Il dégagea son pistolet dans l’étui.

L’eunuque vêtu de velours écarlate poursuivait son chemin avec assurance. Une fois seulement il hésita. Ils avaient atteint un corridor sombre, et comme ils passaient devant son entrée, le bruit d’un glissement mou, raclant, comme si l’on avait traîné quelque chose sur des pierres, parvint à leurs oreilles. Il vit l’eunuque tressaillir, se retourner à demi, puis continuer sa route d’un pas plus rapide sans ralentir avant d’avoir mis deux portes et toute la longueur d’un couloir éclairé entre eux et ce couloir obscur.

Et ils continuèrent, par des galeries à demi éclairées, dans un air parfumé et une pénombre vide où des portes étaient fermées sur de murmurants mystères, ou ouvertes sur les ténèbres et toujours avec la sensation d’yeux aux aguets. Ils parvinrent enfin, après un parcours tortueux, interminable, dans une galerie basse de plafond aux panneaux de nacre ciselés et ajourés en filigrane, et dont toutes les portes étaient grillées d’argent. Et quand l’eunuque ouvrit la porte d’argent qui menait dans ce corridor, se produisit l’événement que ses nerfs tendus attendaient toujours depuis le début de ce voyage fantastique. L’une des portes s’ouvrit, une silhouette sortit et leur fit face.

Sous son manteau, le pistolet de Smith glissa sans bruit hors de son étui. Il crut voir le dos de l’eunuque se raidir un peu, et son pas hésiter, mais rien qu’un instant. C’était une jeune fille qui était sortie, une esclave vêtue d’une simple robe blanche. Dès qu’elle aperçut la grande forme habillée de rouge à la tête encapuchonnée se dressant devant elle, elle poussa un petit soupir et s’effondra sur les genoux comme si elle avait reçu un coup. C’était une révérence, mais si terrifiée et si brutale qu’elle aurait pu passer pour un évanouissement. Elle se mit littéralement le visage contre le tapis, et Smith, en regardant, stupéfait, la forme prosternée, vit qu’elle tremblait de tout son corps.

Son pistolet rentra à l’étui et il se pencha un instant sur cet hommage frissonnant. L’eunuque se retourna pour lui faire signe avec une vivacité muette, et Smith entrevit sa figure pour la première fois depuis le début de leur voyage. Elle était luisante de sueur, et ses yeux obliques étaient brillants et inquiets, comme ceux d’un animal pourchassé. Chose étrange, la terreur évidente de l’eunuque rassura Smith. Il y avait donc du danger — le danger d’être découvert, le genre de péril qu’il connaissait et qu’il pouvait combattre. C’était la sensation insinuante de regards aux aguets, de choses invisibles rampant dans des passages sombres, qui avait tendu si péniblement ses nerfs. Et cependant, même ainsi, tout avait été trop facile…

L’eunuque s’était arrêté à une porte d’argent à mi-chemin de la galerie et murmurait quelque chose tout bas, la bouche contre le grillage. Un panneau de brocart vert était tendu derrière la porte, et on ne pouvait rien voir dans la pièce, mais après un moment une voix dit : « Bien ! » dans un souffle, et la porte frémit un peu et s’entrouvrit. L’eunuque fléchit le genou dans un flot de vêtements écarlates, et Smith aperçut rapidement son œil d’où la terreur ne s’était pas encore effacée, mais où se lisait aussi de l’amusement, et un certain respect. Puis la porte s’ouvrit plus grande et il entra.

Il se trouva dans une pièce aussi verte qu’une grotte sous-marine. Les murs étaient tendus de brocart vert, des divans bas verts entouraient la pièce, et au centre trônait l’éclatante beauté rousse de Vaudir. Elle portait une robe de velours vert coupée à la surprenante mode vénusienne, une épaule dégagée, le corps étroitement moulé dans ses plis souples, et la jupe en était fendue d’un côté si bien qu’à chaque mouvement sa longue jambe blanche apparaissait nue.

Il la voyait pour la première fois en pleine lumière. Elle était incroyablement ravissante avec sa chevelure cuivrée recouvrant ses épaules, et son pâle visage indolent qui souriait. Sous de longs cils, ses yeux noirs allongés comme ceux de sa race croisèrent son regard.

Il secoua avec impatience le capuchon gênant de son manteau.

— Puis-je le retirer, dit-il. Sommes-nous ici en sécurité ?

Elle eut un petit rire métallique.

— En sécurité ! fit-elle ironiquement. Mais enlevez-le si vous voulez. J’ai été trop loin maintenant pour m’arrêter à des vétilles.

Et tandis que les plis luxueux s’écartaient et glissaient de son cuir brun, à son tour, elle considéra avec un intérêt plus vif ce qu’elle n’avait vu auparavant que dans une clarté relative. Tel qu’il était, vêtu de cuir, basané, le visage balafré, alerte et circonspect, sous la lumière d’une lanterne pendant à sa chaîne d’argent, sa présence dans ce boudoir détonnait, avec presque quelque chose de risible. Elle examina une seconde fois ce visage, avec les cicatrices qu’y avaient laissées des pistolets thermiques, et les marques de couteaux et de griffes et les traces d’années de dépravation sur les routes de l’espace. La méfiance et la détermination y étaient instinctives et l’inflexibilité se lisait sur tous ses traits. Elle ressentit un petit choc quand elle rencontra ses yeux pâles comme l’acier, sans couleur définissable, dans son visage bruni, ses yeux fermes et clairs, incolores et impassibles comme de l’eau. Des yeux de tueur.

Et elle comprit que c’était l’homme dont elle avait besoin. Le nom et la renommée de Northwest Smith avait pénétré même dans ces couloirs nacrés de la Minga. A leur manière, ils s’étaient répandus dans des endroits plus bizarres que celui-ci, par des voies étranges et tortueuses, et pour des raisons ni moins étranges ni moins tortueuses. Mais même si elle n’avait jamais entendu ce nom ni l’exploit auquel elle le rattachait (qui n’ont pas d’importance ici), elle aurait su à ce visage balafré, à ces yeux froids et hardis, qu’elle avait devant elle l’homme qui pouvait l’aider, si un homme vivant le pouvait.

Et avec cette pensée, d’autres qui s’y rattachaient lui traversèrent l’esprit comme des lames qui se croisent. Elle baissa ses paupières d’une blancheur laiteuse sur leur duel pour en cacher le danger mortel, et murmura : « Northwest… Smith » d’un ton songeur.

— A vos ordres, fit Smith dans son idiome, mais avec une nuance de moquerie derrière ces paroles courtoises.

Elle ne dit cependant rien, mais le regarda lentement de la tête aux pieds.

— Que désirez-vous ? demanda-t-il enfin avec un mouvement d’impatience.

— J’avais besoin des services d’un homme du port, répondit-elle toujours dans son murmure oppressé. Je ne vous avais pas bien vu, là-bas… Il y a beaucoup de navigateurs le long du port, mais il n’y en a qu’un comme toi, oh ! homme de la Terre, et elle tendit les bras et se pencha vers lui, exactement comme un roseau se penche sous la brise d’un lac, et ses bras se posèrent avec douceur sur ses épaules et sa bouche fut toute proche…

Smith regarda dans les yeux mi-clos. Il connaissait assez la race vénusienne pour deviner la joute mortelle de mobiles qui guident tout Vénusien dans ses actes, et il avait entrevu cette joute fulgurante avant qu’elle ne baissât les paupières. Et si ses pensées étaient un duel, les siennes brûlaient comme des éclairs de pistolet thermique droit vers leur but. En un clin d’œil il comprit une partie de ce qui la faisait agir — la partie la plus évidente. Et il resta impassible dans le collier de ses bras.

Elle leva les yeux vers lui, à demi incrédule de ne pas sentir une étreinte virile se resserrer autour d’elle.

— Qu’a lo’val ? murmura-t-elle. Es-tu donc si froid. Terrien ? Suis-je si peu désirable ?

Sans mot dire il la regarda, et en dépit de lui-même son sang courut plus vite. Les filles Minga ont été élevées depuis trop de siècles dans l’art de charmer les hommes pour que Northwest Smith restât dans les bras tièdes de l’une d’elles sans ressentir l’envie de répondre à l’invite de ses yeux. Un parfum subtil montait de sa chevelure cuivrée et le velours moulait un corps dont il pouvait deviner la blancheur à l’éclat de la longue cuisse nue que montrait sa robe fendue. Il eut un petit rictus et s’écarta, échappant aux mains qui le retenaient par le cou.

— Non, dit-il. Vous connaissez bien votre art, mais votre motif ne me flatte pas.

— Que voulez-vous dire ?

— Il faudra que j’en sache beaucoup plus avant de m’engager aussi loin.

— Idiot, fit-elle souriante. Vous êtes déjà engagé par-dessus la tête, autant qu’il est possible de l’être. Vous l’étiez dès l’instant où vous avez franchi le seuil de la porte dans la muraille extérieure. Sans recul possible.

— Cela a pourtant été si facile — tellement facile, d’entrer, murmura Smith.

Elle avança d’un pas et le regarda avec des yeux rapetissés, toute simulation de séduction abandonnée comme un manteau.

— Vous vous en êtes aperçu aussi ? demanda-t-elle presque dans un murmure. Cela vous a semblé facile, à vous aussi ? Grand Shar, si je pouvais en être sûre ! Et son visage s’emplit de terreur.

— Si nous nous asseyions et que vous me disiez tout, suggéra Smith, pratique.

Elle posa une main — blanche comme du lait, douce comme du satin — sur son bras et l’attira sur le divan bas qui entourait la pièce. Il y avait une coquetterie innée, vieille de générations, dans son geste, mais la main blanche tremblait un peu.

— De quoi avez-vous tellement peur ? demanda curieusement Smith quand ils s’assirent sur le velours vert. La mort ne vient qu’une fois, vous savez.

Elle secoua sa chevelure cuivrée avec mépris.

— Pas de cela, dit-elle. Du moins… non, je voudrais savoir au juste ce dont j’ai peur — et c’est cela qui est le plus épouvantable. Mais je voudrais… J’aurais bien voulu qu’il n’eût pas été aussi facile de vous amener ici.

— Tout était désert, dit-il pensivement. Pas une âme dans les galeries. Pas un garde nulle part. Une fois seulement nous avons vu une autre créature, et c’était une esclave, dans la galerie où se trouve votre porte.

— Qu’a-t-elle… fait ? demanda Vaudir d’une voix expirante.

— Elle est tombée à genoux comme si elle avait été frappée. On aurait pu croire que j’étais le diable à la manière dont elle a réagi.

— Tout va bien, dit-elle avec soulagement. Elle a dû vous prendre pour… l’Alendar. Sa voix hésita un peu sur ce nom, comme si elle craignait presque de le prononcer. Il porte un manteau comme celui que vous portiez quand il vient dans ces galeries. Mais il vient si rarement…

— Je ne l’ai jamais vu, dit Smith, mais, grand Dieu, est-ce un tel monstre ? L’esclave s’est effondrée comme si elle avait été assommée.

— Oh, chut, chut ! s’exclama Vaudir d’un ton angoissé. Il ne faut pas parler de lui comme cela. Il est… il est… Bien entendu, elle s’agenouilla et se cacha le visage. Si seulement je n’avais pas…

Smith se tourna carrément vers elle et scruta les yeux noirs d’un regard aussi morne que l’étendue des mers. Et il vit très nettement tout au fond derrière leurs paupières, une terreur indicible.

— De quoi s’agit-il ? demanda-t-il.

Elle se recroquevilla en frissonnant un peu, et ses yeux apeurés lancèrent un regard furtif dans la pièce.

— Vous ne sentez pas ? demanda-t-elle, en un demi-murmure où sa voix se faisait si caressante.

Il sourit en lui-même de voir combien la courtisane en elle était éloquente, instinctivement, avec ses gestes attirants bien que ses mains tremblassent, et sa voix de séductrice douce et émouvante, même en pleine terreur.

— … Toujours, toujours ! disait-elle. Cette menace muette, secrète, qui rôde ! Elle hante tout le palais. Ne l’avez-vous pas senti quand vous êtes entré ?

— Si, je crois, répondit lentement Smith. Si, j’ai eu cette sensation de quelque chose d’à peine caché, qui guettait dans des portes obscures… une sorte de tension de l’air…

— Un péril, murmura-t-elle, un péril terrible, inexprimable… oh, je le sens partout où je vais… il est entré dans tout mon être jusqu’à faire partie de moi-même, corps et âme…

Smith perçut la crise nerveuse qui pointait dans sa voix, et dit rapidement :

— Pourquoi êtes-vous venue me trouver ?

— Je ne l’ai pas fait consciemment. Elle domina ses nerfs avec un effort et reprit son récit un peu plus calmement. Je cherchais vraiment un homme du port, comme je vous l’ai dit, mais pour une tout autre raison. Cela n’a pas d’importance, maintenant.

Mais quand vous avez parlé, quand j’ai allumé ma lampe et vu votre visage, je vous ai reconnu… J’avais entendu parler de vous, voyez-vous, et aussi de… de l’affaire Lakkmanda, et j’ai compris en un instant que si quiconque de vivant pouvait m’aider, c’était vous.

— Mais de quoi s’agit-il ? En quoi puis-je vous aider ?

— C’est une longue histoire, dit-elle, et presque trop étrange pour y croire, et trop vague pour que vous la preniez au sérieux. Et cependant je sais… Connaissez-vous l’histoire de la Minga ?

— Un peu. Elle remonte très loin.

— Jusqu’au commencement du monde — et même plus loin. Je me demande si vous pouvez comprendre. Car, voyez-vous, sur Vénus nous sommes plus près de nos origines que vous. La vie s’est développée, plus vite ici, naturellement, et selon des voies plus différentes que les Terriens l’imaginent. Sur la Terre, la civilisation s’est élevée assez lentement pour que les… les élémentaires… retombent dans les ténèbres. Sur Vénus… oh, c’est épouvantable, épouvantable pour les hommes d’évoluer trop vite ! La vie naît de ténèbres et de mystères et de choses trop étranges et trop terribles pour être regardées. La civilisation de la Terre a grandi lentement, et, au moment où les hommes ont été assez civilisés pour regarder en arrière, ils étaient suffisamment loin de leurs origines pour ne pas voir, ne pas savoir. Mais nous qui, ici, regardons en arrière, voyons trop bien, parfois, de trop près et trop clairement cette origine ténébreuse… Grand Shar, protégez-moi ; qu’ai-je vu !

Ses mains blanches se levèrent rapidement pour cacher la terreur soudaine de son regard, et sa chevelure cuivrée retomba en un nuage parfumé sur ses doigts. Même en proie à cette terreur, il lui restait une séduction innée qui lui était aussi naturelle que de respirer.

Dans le petit silence qui suivit, Smith se prit à jeter des regards à la dérobée par-dessus son épaule. La pièce était d’un calme inquiétant…

Vaudir prit son visage dans ses mains, rejetant ses cheveux en arrière. Ses mains tremblaient. Elle les croisa sur son genou de velours et continua :

— La Minga, dit-elle et sa voix avait un accent de fermeté résolue est trop ancienne pour que quiconque puisse donner une date. Quand Far-thursa sortit de la brume de mer avec ses hommes et fonda cette ville aux pieds des montagnes, il la construisit autour des murs d’un château fort qui était déjà là. La citadelle Minga. Et l’Alendar vendit des filles Minga aux marins, et la ville naquit. Tout cela n’est que mythe, mais la Minga a toujours été ici.

— L’Alendar demeurait dans sa citadelle, élevait ses filles aux cheveux d’or et les dressait dans l’art de charmer les hommes. Il les gardait avec des armes étranges, et les vendait aux princes à des prix royaux. Il y a toujours eu un Alendar. Je l’ai vu, une fois… Il passait dans les couloirs, en de rares occasions, et il vaut mieux s’agenouiller et se cacher le visage quand il passe. Oui, cela vaut mieux… Mais je l’ai rencontré une fois et… et il est grand, aussi grand que vous, Terrien, et ses yeux ressemblent à… l’espace entre les mondes. J’ai regardé dans ses yeux sous le capuchon qu’il portait

— je ne craignais, alors, ni homme ni démon. Je l’ai regardé dans les yeux avant de faire ma révérence et… je ne pourrai jamais plus me libérer de la peur. J’ai regardé dans le mal comme on regarde dans une mare. Une noirceur et un vide et un mal primitif. Impersonnel, sans passion. Élémentaire… l’horreur élémentaire dont la vie a surgi. Et je sais avec certitude, maintenant, que le premier Alendar n’est pas né d’une semence mortelle. Il y a eu des traces avant l’homme… La vie remonte effroyablement loin à travers bien des formes et bien des calamités, avant d’atteindre la source même de son origine. Et l’Alendar n’avait pas les yeux d’un être humain, je les ai vus — et je suis damnée ! Sa voix s’éteignit doucement et elle se tut un instant, le regard perdu dans cette évocation.

» Je suis maudite, condamnée à un enfer plus terrible que tout ce dont menacent les prêtres de Shar, reprit-elle. Non, attendez ; ce n’est pas du délire. Je ne vous ai pas dit le pire. Vous aurez de la peine à le croire, mais c’est la vérité — la vérité — Grand Shar, si je pouvais espérer que cela ne soit pas !

» L’origine en est perdue dans la légende. Mais pourquoi, dès le début, le premier Alendar habitait-il ce château dans les brumes du bord de la mer, seul et inconnu, élevant ses filles à la chevelure cuivrée ? Pas pour les vendre en ce temps-là. Où avait-il trouvé le secret de produire leur type invariable ? Et le château, dit la légende, avait déjà des siècles et des siècles quand Far-thursa le découvrit. Les filles étaient d’une beauté parfaite, stable, qui n’avait pu être atteinte que par des générations d’effort. Depuis quand la Minga avait-elle été construite, et par qui ? Et surtout, pourquoi? Quelle raison plausible pouvait-il y avoir d’habiter ici absolument inconnu, en élevant des beautés civilisées dans un monde à demi sauvage ? Parfois je crois en avoir deviné la raison… »

Sa voix s’évanouit dans un silence résonnant, et pendant un instant elle fixa sans le voir le mur tendu de brocart. Quand elle se remit à parler, elle avait changé de sujet, avec une soudaineté étonnante.

— Pensez-vous que je suis belle ?

— Plus que toutes les filles que j’ai jamais vues, répondit Smith sans flatterie.

Sa bouche se crispa.

— Il y a en ce moment, dans cet édifice, des filles tellement plus belles que moi que je suis humiliée d’y penser. Aucun homme mortel ne les a jamais vues, sauf l’Alendar, et lui n’est pas complètement mortel. Aucun homme mortel ne les verra jamais. Elles ne sont pas à vendre. En fin de compte elles disparaîtront.

» On pourrait penser que la beauté féminine doive atteindre une apogée au-delà de laquelle elle ne peut plus grandir, mais ce n’est pas vrai. Elle peut s’accroître et s’amplifier jusqu’à… Les mots me manquent pour exprimer ma pensée. Et je crois vraiment qu’il n’y a pas de limite aux sommets qu’elle peut atteindre, entre les mains de l’Alendar. Et pour toutes les beautés que nous connaissons et dont nous entendons parler, par les esclaves qui les servent, le bruit court qu’il y en a autant d’autres, d’une beauté si achevée que les yeux des hommes ne peuvent les contempler. Avez-vous jamais pensé que la beauté puisse être raffinée et intensifiée au point qu’on puisse à peine supporter de la regarder ? On a ici des rumeurs de telles merveilles cachées dans certaines des chambres secrètes de la Minga.

» Mais le monde ne sait jamais rien de ces mystères. Aucun monarque d’aucune planète connue n’est assez riche pour acheter les beautés enfouies au plus profond de la Minga. Elles ne sont pas à vendre d’ailleurs. Depuis des siècles innombrables les Alendars de la Minga travaillent à créer une beauté de plus en plus achevée, au prix d’une peine et de dépenses infinies — une beauté destinée à être enfermée dans des chambres secrètes gardée avec la dernière rigueur, pour que l’on n’en soupçonne pas même l’existence hors des murailles extérieures, une beauté qui s’évanouit soudain dans un souffle — comme cela ! Où ? Pourquoi ? Comment ? Nul ne le sait.

— Et c’est cela dont j’ai peur. Je n’ai pas une parcelle de la beauté dont je parle, et cependant un sort semblable m’est réservé — je le sens. J’ai regardé dans les yeux de l’Alendar, et… je sais. Je suis certaine qu’il me faudra regarder encore dans ces yeux noirs et vides, plus profondément, plus horriblement… Je le sais — et je suis folle de terreur à la pensée de ce que je connaîtrai bientôt.
Quelque chose d’atroce m’attend, et cela se rapproche de plus en plus. Demain, ou après-demain, ou peu après, je disparaîtrai et les filles s’en étonneront, en parleront un peu tout bas, et puis elles oublieront. C’est déjà arrivé avant. Grand Shar, que dois-je faire ?

Sa phrase s’était terminée en un gémissement musical de désespoir. Elle se tut un instant, puis son expression changea et elle reprit avec un ton de regret :

— Et je vous ai entraîné avec moi. J’ai rompu toutes les traditions Minga en vous amenant ici, et il n’y a pas eu d’obstacle — cela a été trop facile, beaucoup trop facile. Je crois que j’ai scellé votre mort. A votre arrivée, je comptais vous amener par séduction à vous engager si profondément que vous soyez forcé de faire ce que je vous demanderais pour reconquérir votre liberté. Mais maintenant je sais que simplement en vous demandant de venir ici je vous ai entraîné plus loin que je ne songeais. C’est une certitude qui m’est venue, je ne sais comment, peut-être dans l’air ce soir. Je la sens qui m’assaille — et qui m’appelle irrésistiblement. Car dans ma hâte terrifiée d’obtenir de l’aide, je crois que j’ai attiré la damnation sur nous deux. Je suis sûre maintenant, et je le sais en mon for intérieur depuis que vous êtes entré si facilement, que vous ne sortirez pas d’ici vivant — que je serai emportée et vous aussi… Shar, Shar, qu’ai-je fait !

— Mais quoi, quoi ? Smith frappa son genou impatiemment. Que redoutons-nous ? Le poison ? Les gardes ? Des pièges ? L’hypnotisme ? Ne pouvez-vous au moins m’en donner une idée ? Il se pencha en avant pour inspecter son visage, et il vit ses sourcils se froncer dans un effort pour trouver des mots qui voileraient les mystères qu’elle devait révéler. Ses lèvres s’ouvrirent, indécises.

— Les Gardiens, dit-elle. Les… Gardiens…

Puis son visage prit une telle expression d’horreur qu’il en crispa les mains sur son genou et sentit sa nuque se hérisser. Ce n’était pas l’horreur d’une chose matérielle, mais une épouvante intérieure, une certitude terrible. Le regard qui avait croisé le sien se ternit et échappa à son regard impératif sans le fuir. Ses yeux avaient cessé d’être des yeux et étaient devenus des fenêtres sombres, vides. La beauté de son visage se figea, et derrière les yeux vides, derrière le ravissant masque immobile, il put sentir confusément grandir l’appel ténébreux.

Elle tendit les mains et se leva, toute droite. Smith se trouva sur ses pieds, le pistolet à la main, tandis que sa peau se hérissait en sentant dans l’air des palpitations aussi tangibles qu’un battement d’ailes. Trois fois ce frisson sans nom perturba l’air, puis Vaudir avança comme une automate et se dirigea vers la porte. Marchant dans son cauchemar au masque d’épouvante, elle franchit le seuil. Quand elle passa près de lui, il tendit une main hésitante et la posa sur son bras ; un petit choc de douleur le traversa à ce contact, et encore une fois il crut sentir un battement d’ailes dans l’air. Puis elle passa sans hésiter, et il laissa retomber sa main.

Il ne fit pas d’autre effort pour la réveiller, mais la suivit à pas félins aussi délicatement que s’il marchait sur des œufs. Il était légèrement ramassé sur lui-même, et il avait le doigt sur la détente de son pistolet.

Ils suivirent le corridor dans un silence haletant, un corridor vide ou aucune lumière ne se montrait derrière les portes fermées, où aucun murmure de voix ne rompait le calme vibrant. Mais de petits frissons semblaient agiter sourdement l’air, et son cœur battait à l’étouffer.

Vaudir marchait comme une poupée mécanique, raidie dans un cauchemar d’horreur. Quand ils atteignirent le bout de la galerie, il vit que la grille d’argent était ouverte, et ils la franchirent sans s’arrêter. Mais Smith remarqua avec un léger malaise qu’une porte qui ouvrait à droite était fermée et verrouillée, et que des barres transversales étaient solidement engagées dans des cavités du mur. Il n’avait pas d’autre choix que de la suivre.

Le couloir descendait. Ils passèrent devant d’autres qui bifurquaient à droite et à gauche, mais leurs portes d’argent étaient fermées et barrées. Un escalier tournant aux marches d’argent terminait le passage, et la fille le descendit raidement sans toucher la rampe. C’était une longue spirale, franchissant de nombreux étages, et à mesure qu’ils descendaient, la somptueuse lumière diffuse diminuait et s’obscurcissait, et une odeur subtile d’humidité et de sel envahissait l’air parfumé. A chaque tournant où les marches faisaient place aux paliers, les portes étaient barrées sur les issues. Ils en virent tant que Smith comprit, alors qu’ils descendaient et descendaient encore, qu’aussi haut qu’ait pu être le boudoir vert, ils s’enfonçaient maintenant profondément à l’intérieur de la terre. Et l’escalier continuait à descendre en tournant. Les galeries qui s’ouvraient au-delà des barreaux comme des nids d’abeille, devinrent plus sombres et moins luxueuses. A la fin, elles cessèrent complètement et les marches d’argent s’enfoncèrent dans un puits creusé dans le roc, éclairé si faiblement de loin en loin qu’il pouvait à peine voir la paroi noire et polie qui les entourait. Des gouttes d’humidité commencèrent à apparaître sur la surface sombre et l’odeur devint celle des lagunes ténébreuses et des souterrains humides.

Juste au moment où il commençait à croire que les marches continuaient jusqu’au cœur de sel très noir de la planète, ils parvinrent brusquement au fond. Une étincelante grille ornementale terminait l’escalier, à l’entrée d’une galerie sombre que les pas de la fille suivirent sans hésitation. Le regard pâle de Smith, fouillant l’obscurité, ne trouva d’autre trace de vie qu’eux-mêmes ; cependant des yeux étaient fixés sur lui — il en était sûr.

Ils arrivèrent par ce corridor noir à une porte de métal ouvragé dont les barreaux s’enfonçaient profondément dans les murs de rocher. Elle la franchit, Smith sur ses talons, criblant l’ombre de coups d’œil rapides, comme ceux d’une bête sauvage en éveil dans une jungle inconnue. Et au-delà de cette porte de métal une embrasure tendue de grands rideaux noirs terminait la galerie. Smith sentit qu’ils avaient atteint leur destination. Et nulle part durant tout le parcours, il n’avait eu d’autre choix que de suivre les pas infaillibles, aveugles, de Vaudir. Des grilles avaient fermé toutes les issues possibles. Mais il avait son pistolet… La blancheur des mains de Vaudir ressortait sur le velours quand elle en écarta les plis. Elle apparut un instant très lumineuse — toute verte, dorée et blanche — sur le fond noir. Puis les plis retombèrent derrière elle et elle disparut, comme une flamme éteinte dans le velours noir. Smith hésita l’espace d’un instant avant d’entrouvrir les rideaux et de regarder à l’intérieur.

Il vit une pièce tendue d’un velours noir qui absorbait la lumière avec avidité. Dans celle-ci rayonnait une unique lampe suspendue au plafond juste au-dessus d’une table d’ébène. Elle répandait une lumière ténue sur un homme — un homme de très grande taille.

Il se découpait très sombre, dans l’obscurité de la pièce, la tête penchée, regardant sous la ligne droite de ses sourcils noirs. Dans son visage à demi caché, ses yeux étaient des trous d’ombre, et sous les sourcils baissés, deux lueurs aiguës braquaient tout droit, non pas sur la fille, mais sur Smith caché derrière les rideaux. Elles s’emparèrent de ses yeux comme un aimant attire l’acier. Il sentit leur éclat tranchant plonger comme une lame jusque dans son cerveau, et le coup pénétrant, brûlant provoqua en lui un involontaire frisson de recul. Il passa son pistolet à travers les rideaux, les franchit tranquillement et soutint le regard acéré avec des yeux pâles et résolus.

Vaudir avança avec une raideur mécanique qui n’arrivait pourtant pas à cacher sa grâce, à croire que. de ce corps ravissant, ne puisse émaner que de la beauté. Elle arriva auprès de l’homme et s’y arrêta. Puis un long frisson la parcourut de la tête aux pieds et elle tomba à genoux et posa son front contre le sol.

Par-dessus sa beauté dorée, les yeux de l’homme croisèrent ceux de Smith, et sa voix profonde, profonde comme des eaux noires au flot calme prononça :

— Je suis l’Alendar.

— Alors vous savez qui je suis, dit Smith, sa voix dure comme l’acier dans l’ombre veloutée.

— Vous êtes Northwest Smith, dit la voix profonde et égale, sans passion. Un hors-la-loi de la planète Terre. Vous avez enfreint la loi pour la dernière fois, Northwest Smith. Les hommes n’entrent pas ici sans invitation — pour en sortir vivants. Vous en avez peut-être entendu parler…

Sa voix s’éteignit dans le silence, lentement.

La bouche de Smith se retroussa en un sourire de fauve, sans gaieté, et la main qui tenait le pistolet se leva. Une sinistre lueur de meurtre s’alluma dans ses yeux d’acier. Puis, avec une soudaineté étourdissante, le monde parut se dissoudre autour de lui. Des fulgurations flamboyantes éclatèrent dans sa tête, dansèrent, tournoyèrent, et se contractèrent en un tourbillon de ténèbres qui fusionnèrent en deux petits points lumineux : le stylet d’un regard perçant sous des sourcils noirs…

Quand la pièce se stabilisa autour de lui, il se retrouva les bras ballants, le pistolet pendant de ses doigts, une torpeur apathique se retirant lentement de son corps. Un sourire sinistre déforma légèrement la bouche de l’Alendar.

Le regard pénétrant s’écarta négligemment, le laissant étourdi par un brusque vertige, et se posa sur la jeune fille prostrée sur le sol. Sur le tapis noir, se détachait la masse vaporeuse de ses boucles de cuivre exquisement étalées. La robe verte s’écartait doucement de la rondeur de son corps, et rien dans l’univers n’aurait pu être aussi ravissant que sa blancheur veloutée sur le sol sombre. Les yeux, noirs d’abîme, planèrent impassiblement sur elle. Puis, de sa voix profonde, unie, l’Alendar demanda, d’un ton tout naturel :

— Dites-moi, avez-vous de telles filles sur la Terre ?

Smith secoua la tête pour éclaircir ses idées. Quand il réussit à répondre, sa voix s’était affermie, et, son étourdissement se dissipant, même le tour banal que la conversation avait pris soudain ne lui semblait pas anormal.

— Je n’ai jamais vu de fille pareille nulle part, dit-il calmement.

Le regard acéré étincela et le transperça.

— Elle vous l’a dit, reprit l’Alendar. Vous savez que j’ai ici des beautés qui surpassent la sienne en éclat comme le soleil comparé à une bougie. Et cependant… elle a plus que de la beauté, cette Vaudir. Vous l’avez senti, peut-être ?

Smith soutint le regard interrogateur, y cherchant une moquerie, mais n’en trouvant pas. Sans comprendre (un moment avant cet homme avait menacé sa vie), il reprit la conversation.

— Elles ont toutes plus que de la beauté. Pour quelle autre raison les rois achètent-ils les filles de la Minga ?

» Non, pas ce charme-là. Elle le possède aussi, mais quelque chose de plus subtil que la séduction, de beaucoup plus désirable que la beauté. Elle a du courage, cette fille. Et de l’intelligence. Où les a-t-elle pris, je n’en sais rien. Je n’élève pas mes filles pour de telles choses. Mais j’ai regardé dans ses yeux une fois, dans la galerie, comme elle vous l’a dit… et j’y ai vu des choses plus attirantes que la beauté. Je l’ai appelée — et vous arrivez sur ses talons. Savez-vous pourquoi vous n’êtes pas mort à la porte extérieure ou n’importe où dans les galeries en entrant ?    ,

Le regard de Smith croisa, perplexe, le regard noir. La voix continua :

— Parce qu’il y a aussi… des choses intéressantes dans vos yeux. Du courage et de l’inflexibilité et une certaine… force, je crois. Vous possédez une puissance. Et je crois que je peux en trouver l’utilisation, Terrien.

Les pupilles de Smith se rétrécirent un peu. Cette conversation était si calme, si banale. Mais la mort venait. Il la sentait dans l’air — il connaissait cette sensation depuis longtemps. La mort — et même pire que cela, peut-être. Il se souvenait des rumeurs qu’il avait entendues.

Sur le sol la jeune fille gémit faiblement et remua. Les yeux impassibles, perçants de l’Alendar l’effleurèrent et il ordonna doucement :

— Lève-toi.

Et elle se leva, chancelante, et se tint devant lui la tête baissée. Sa raideur avait disparu.

Impulsif, Smith s’écria soudain :

— Vaudir !

Elle leva le visage. Leurs regards se croisèrent, et un frisson d’horreur le parcourut. Elle avait repris conscience, mais elle ne serait jamais plus la même fille effrayée qu’il avait connue. La connaissance du Mal émanait de ses yeux, et son visage n’était qu’un masque tendu qui recouvrait à peine son horreur… à peine ! C’était le visage d’un être qui avait traversé un enfer plus noir que tous ceux imaginés par l’humanité, et y avait acquis un savoir dont aucune âme humaine ne pouvait supporter le poids en continuant de vivre.

Elle le dévisagea un long moment, en silence, puis se tourna de nouveau vers l’Alendar. Et Smith crut, au moment où ses yeux quittèrent les siens., qu’il y avait aperçu l’éclair d’une supplication désespérée.

— Viens, dit l’Alendar.

Il tourna le dos. Smith leva son pistolet en tremblant puis laissa retomber son bras. Non, mieux valait attendre. Il y avait toujours un léger espoir, tant qu’il ne verrait pas la mort fondre sur lui de tous côtés.

Il avança sur le tapis moelleux derrière l’Alendar. La fille suivait à pas lents, les yeux baissés dans une horrible parodie de méditation, comme si elle repassait et roulait en son esprit l’affreux savoir qui hantait si terriblement ses yeux.

Une voûte sombre située à l’autre bout de la pièce les engloutit. La lumière manqua un instant — un instant haletant où le pistolet de Smith se releva involontairement, comme une chose vivante, dans sa main. La futilité de son geste contre un danger invisible lui apparut et son cerveau vacilla devant cet infini ténébreux qui l’enserrait. Ce fut fini en un clin d’œil, et il se demanda si cela s’était jamais produit tandis que s’abaissait de nouveau son pistolet. Mais l’Alendar jeta par-dessus son épaule :

— C’est une barrière que j’ai placée pour garder mes… beautés. Une barrière mentale qui aurait été infranchissable si vous n’aviez pas été avec moi, et qui cependant… mais vous comprenez maintenant, n’est-ce pas, ma Vaudir ? Et il y avait un indéfinissable sous-entendu dans cette demande qui mettait une note d’humanité monstrueuse dans sa voix inhumaine.

— Je comprends, fit en écho la jeune fille d’une voix aussi ravissante et inexpressive qu’une note musicale soutenue. Et le son de ces deux voix inhumaines sortant des lèvres humaines de ses compagnons fit tressaillir les nerfs de Smith.

Ils avancèrent ensuite dans un long couloir, en silence, Smith marchant sans bruit avec ses bottes de navigateur de l’espace, toutes les fibres de son être tendues jusqu’à la souffrance. Même au plus fort de sa vigilance, il se surprit à se demander si un autre être doué d’une âme humaine avait jamais descendu ce couloir, si des filles aux cheveux d’or avaient ainsi suivi, terrifiées, l’Alendar dans le noir, ou si elles aussi avaient été vidées d’humanité et plongées dans une inexprimable horreur avant que leurs pas suivent leur maître à travers la barrière de ténèbres.

Le couloir descendait, l’odeur saline s’accentuait et la lumière se réduisait à une lueur tremblotante dans l’air. Dans un calme extraordinaire, ils continuèrent leur chemin.

Bientôt l’Alendar parla, sans que sa voix profonde, liquide, semblât rompre le silence, s’y mélangeant plutôt si intimement qu’elle n’éveillait pas même un écho.

— Je vous emmène dans un lieu où nul autre homme que l’Alendar n’a jamais mis le pied. Il me plaît de me demander comment vos sens inhabitués réagiront aux choses que vous allez voir. J’arrive à un… un âge — il ricana doucement — où les expériences m’intéressent. Regardez !

Les yeux de Smith se fermèrent devant une clarté soudaine intolérable. Dans l’obscurité zébrée d’éclairs de cet instant où l’éblouissante lumière flamboyait à travers ses paupières, il crut sentir tout vibrer autour de lui incompréhensiblement, comme si la structure même des atomes qui composaient les murs était modifiée. Quand il ouvrit les yeux il était à l’entrée d’une longue galerie resplendissante d’un délicieux et doux éclat. Il ne fit aucun effort, même pour deviner comment il y était parvenu.

Elle s’allongeait magnifiquement devant lui. Les murs, le sol et le plafond étaient de pierre luisante.

II y avait des divans bas à intervalles réguliers le long des murs et une piscine d’eau bleue, et l’air étincelait inexplicablement d’une luminosité dorée. Et des formes se mouvaient dans ce pétillement de champagne…

Smith resta immobile, contemplant la galerie. L’Alendar, dont le visage exprimait une subtile anticipation des événements l’observait, dardant sur lui un regard assez aigu pour pénétrer jusqu’au cerveau du Terrien.

Vaudir, la tête basse, ressassait le noir savoir caché derrière ses paupières baissées. Seul des trois, Smith regardait dans la galerie et il vit ce qui bougeait dans le scintillement doré de l’air.

C’étaient des jeunes filles. Elles auraient pu être des déesses — des anges auréolés de boucles cuivrées, se mouvant nonchalamment dans un paradis doré dont l’air pétillait. Il devait y en avoir une vingtaine allant et venant par deux ou par trois, se reposant sur les divans, se baignant dans la piscine. Elles portaient des robes vénusiennes à l’épaule dégagée d’une élégance suprême et des jupes fendues aux nuances douces, violettes, bleues et vert émeraude, et leur beauté était étourdissante. Tous leurs gestes étaient empreints d’une harmonie, d’une grâce chantante dont l’enchantement infini en devenait douloureux.

Il avait trouvé Vaudir ravissante, mais il contemplait maintenant une beauté si exquise qu’elle côtoyait la souffrance. Leurs voix douces et légères faisaient passer un petit frisson velouté sur ses nerfs, et, à distance, leur bruit suave se mélangeait aussi harmonieusement que si elles avaient chanté en chœur. La beauté de leurs mouvements lui serra soudain le cœur et le sang battit à ses tempes…

— Vous les trouvez belles ? La voix de l’Alendar se fondait dans un bourdonnement mélodieux aussi parfaitement qu’elle s’était mêlée au silence. L’éclair pénétrant de ses yeux était fixé sur le regard pâle de Smith, et il sourit imperceptiblement. Belles ? Attendez !

Il avança dans la galerie, grand et sombre dans la lumière irisée. Smith, en le suivant, marchait émerveillé, dans un nuage. Il n’est pas donné à tous les hommes de traverser le paradis. Il sentit l’air le griser comme une liqueur, et un parfum délicieux le caressa. Les filles auréolées s’écartèrent à son passage, ouvrant de grands yeux étonnés sur lui, sur son cuir taché et ses lourdes bottes. Vaudir le suivait, tête baissée, et les filles détournèrent leur regard d’elle, frémissant un peu.

Il voyait maintenant que leur figure était aussi ravissante que leurs corps langoureux, magnifiques. C’étaient des visages heureux, inconscients de leur charme, inconscients de toute autre existence que de la leur, des visages sans âme. Il le sentit instinctivement. C’était la beauté incarnée, physiquement, mais il avait vu sur le visage de Vaudir, avant, une étincelle d’audace, un remords tendre de l’avoir amené ici, qui lui donnait une supériorité indéfinissable même sur cette beauté incroyable qui n’avait pas d’âme.

Les voix musicales se turent, et c’est dans ce silence soudain qu’ils parcoururent la galerie. Apparemment l’Alendar était un personnage familier ici, car elles le regardaient à peine, et elles se détournaient de Vaudir avec un frisson de répulsion, semblant préférer ignorer son existence. Mais Smith était le premier homme autre que l’Alendar qu’elles eussent jamais vu, et la surprise les en rendait muettes.

Ils continuaient leur chemin dans l’air dansant,et la dernière des filles ravissantes, au regard ébahi, resta en arrière. Une porte d’ivoire s’ouvrit, d’elle-même. Ils descendirent un escalier puis suivirent un autre couloir tandis que le pétillement de l’air disparaissait et qu’un bourdonnement de voix musicales s’élevait derrière eux. Puis le bruit s’en perdit. Le couloir s’obscurcit et bientôt ils avançaient de nouveau dans le noir.

L’Alendar s’arrêta et se retourna.

— Je garde mes joyaux les plus précieux, dit-il, dans des écrins séparés. Comme celui-ci…

Il étendit le bras et Smith vit qu’un rideau pendait au mur. Il y en avait d’autres, plus loin, qui jetaient des taches sombres dans la demi-obscurité. L’Alendar repoussa les plis noirs, et la lumière intérieure brilla doucement à travers un réseau de barreaux, projetant des ombres fleuries sur le mur opposé. Smith avança et écarquilla les yeux.

Il regardait par une fenêtre grillée dans une pièce tendue de velours sombre. Elle était très simple. Il y avait un divan bas contre le mur opposé, sur lequel — le cœur de Smith fit un bond et s’arrêta — une femme était étendue. Et si les filles dans la galerie ressemblaient à des déesses, cette femme était plus belle que tout ce que les hommes aient jamais osé imaginer même dans les légendes. Elle surpassait la divinité, avec ses membres fuselés blancs sur le velours, ses formes doucement galbées s’arrondissant sous la robe, ses cheveux cuivrés répandus comme de la lave sur une épaule diaphane, et son visage calme comme la mort, les yeux fermés. C’était une beauté passive, comme de l’albâtre sculpté à la perfection. Un charme, une séduction presque tangible émanaient d’elle comme un envoûtement magique. Un charme assoupi, magnétique, puissant. Il ne pouvait en détacher ses regards. Il était comme une guêpe prise dans du miel…

L’Alendar dit quelque chose par-dessus l’épaule de Smith, d’une voix qui résonna dans l’air. Les paupières fermées se soulevèrent. La vie et la beauté se répandirent sur le calme visage comme une onde, l’illuminant insupportablement. Le charme capiteux s’éveilla et rayonna avec une vitalité dangereuse, attirante, fascinante… Elle se leva avec la souplesse d’une vague déferlant sur les rochers ; elle sourit (les sens de Smith cédèrent à l’ensorcellement de ce sourire) puis s’inclina dans une profonde révérence, lentement, vers le velours du sol, sa chevelure ondulant et croulant autour d’elle. Elle resta prosternée dans un flamboiement de beauté, sous la fenêtre.

L’Alendar laissa retomber le rideau, et se tourna vers Smith quand la vision éblouissante fut effacée. De nouveau son regard aigu pénétra dans le cerveau de Smith. L’Alendar eut encore un sourire.

— Venez, dit-il, et il avança dans le couloir.

Ils passèrent devant trois rideaux, et s’arrêtèrent au quatrième. Plus tard Smith crut se souvenir qu’on avait tiré la tenture et qu’il s’était penché pour regarder à travers les barreaux de la fenêtre, mais la vision qu’il aperçut en balaya tout souvenir dans son esprit. La fille qui habitait dans cette pièce garnie de velours s’étirait sur la pointe des pieds quand le rideau la révéla, et sa beauté et sa grâce suspendirent la respiration de Smith. Son charme irrésistible, torturant, l’attira en avant jusqu’à ce qu’il étreigne les barreaux dans des mains blanchies par l’effort, oublieux de tout sauf d’un désir insurmontable, anéantissant…

Elle marcha, et une éblouissante séduction soulignait tous ses gestes comme une musique. L’étourdissement de son extase ne parvenait pas à faire oublier à Smith que même s’il pouvait tenir ce corps délicieux dans ses bras indéfiniment, il continuerait pourtant à désirer quelque’ chose que la chair ne pourrait jamais lui donner. Sa beauté excitait dans son esprit une faim plus affolante qu’un simple appétit charnel eût jamais pu l’être. Son cerveau vibrait du désir de posséder cette beauté intouchable, irrésistible qu’il savait ne pouvoir jamais posséder, jamais atteindre par aucun des sens qui étaient en lui. Ce désir désincarné le ravagea comme une folie, si violemment que la pièce tournoya et que la silhouette d’albâtre de cette beauté, aussi inaccessible que les étoiles, se brouilla. Il perdit le souffle, suffoqua et recula devant la vision exquise, intolérable.

L’Alendar ricana et lâcha le rideau.

— Venez, répéta-t-il, d’une voix où perçait un amusement subtil ; et Smith le suivit, pris de vertige.

Ils marchèrent longtemps, passant à côté de tentures pendues à intervalles réguliers le long du mur. Quand ils s’arrêtèrent enfin, le rideau devant lequel ils se trouvaient était faiblement lumineux sur les bords, comme s’il cachait un astre radieux. L’Alendar en tira les plis.

— Nous approchons, dit-il, un pur éclat de beauté, à peine entravé par les liens de la chair. Regardez.

Smith n’eut qu’une vision fugitive de l’occupante. Et le choc exquis de cette image tortura tous ses nerfs. Pendant un instant de folie, sa raison tituba devant la terrible séduction qu’elle irradiait en ondes qui le pénétraient jusqu’à l’âme : une beauté sublime attirant avec une force invincible tous ses sens et tous ses nerfs et intangiblement, irrésistiblement, plus profondément encore, fouillant jusqu’aux racines mêmes de son être.

Il ne jeta qu’un seul regard, mais dans ce regard il sentit toute son âme répondre à cette attirance, il ressentit les affres d’un désir terrible, impossible à assouvir. Puis il se protégea les yeux de sa main et se retira en chancelant dans l’ombre. Un sanglot muet monta à ses lèvres et l’obscurité tournoya autour de lui.

Le rideau retomba. Smith s’accosta au mur et reprit sa respiration par longues bouffées haletantes, tandis que les battements de son cœur ralentissaient peu à peu et que le maléfique envoûtement perdait prise sur lui. Les yeux de l’Alendar étincelèrent d’une flamme verte quand il se tourna de la fenêtre, et une avidité inexprimable s’étendit comme une ombre sur son visage.

— Je pourrais vous en montrer d’autres, Terrien, dit-il. Mais cela ne pourrait que vous mener à la folie finalement — vous en avez été très près il n’y a qu’un instant — et j’ai autre chose en vue pour vous… Je me demande si vous commencez à comprendre, maintenant, le but de tout ceci ?

La lueur verte s’effaçait du regard pénétrant tandis que les yeux de l’Alendar plongeaient dans ceux de Smith. Le Terrien secoua un peu la tête pour chasser les vestiges du désir dévorant, et assura sa main sur la crosse de son pistolet. Ce contact familier lui rendit une certaine assurance, et en même temps lui rappela tous les dangers qui l’entouraient. Il savait maintenant qu’on ne pouvait concevoir aucune pitié pour lui, lui à qui les secrets les plus intimes de la Minga avaient été inexplicablement révélés. La mort, une mort étrange l’attendait, aussitôt que l’Alendar se lasserait de parler ; mais s’il restait l’oreille tendue, l’œil aux aguets, elle ne pourrait pas, Dieu merci, le saisir si vite qu’il meure seul. Un large éclair de son pistolet thermique était tout ce qu’il demandait, maintenant. Ses yeux, vifs et hostiles, affrontèrent carrément le regard acéré.

— La mort menace dans vos yeux. Terrien, dit l’Alendar avec un sourire. Plus rien dans votre esprit que le meurtre. Votre cerveau ne comprend-il donc que la bataille ? N’a-t-il aucune curiosité ? Ne vous demandez-vous pas pourquoi je vous ai amené ici ? La mort vous guette, soit. Mais pas une mort déplaisante, et elle vient pour tous, sous une forme ou une autre. Écoutez, laissez-moi vous dire: j’ai une raison de vouloir pénétrer cet instinct de conservation qui paralyse votre esprit. Laissez-moi pénétrer plus profondément — si profondeurs il y a. Votre mort sera… utile, et, d’une certaine manière… agréable. Autrement, eh bien, les bêtes des ténèbres ont faim. Et elles se nourrissent de chair, comme je me nourris d’un breuvage plus doux… Écoute.

Les pupilles de Smith se rétrécirent. Un breuvage plus doux… Le danger, le danger, il le flairait dans l’air ; instinctivement il sentait le péril d’ouvrir son esprit au regard pénétrant de l’Alendar, à la force de ses yeux autoritaires fouillant comme de puissants projecteurs dans son cerveau…

— Venez, fit doucement l’Alendar. et il s’éloigna silencieusement dans l’obscurité. Ils le suivirent, Smith sur le qui-vive, la fille marchant les yeux baissés, songeurs, l’esprit perdu dans les ténèbres immondes dont l’ombre transparaissait si hideusement sous ses cils.

Le couloir s’élargit, forma une voûte, et brusquement, de l’autre côté, le mur disparut dans l’infini. Ils se trouvèrent sur le bord vertigineux d’une galerie ouvrant sur une mer noire et houleuse. Smith étouffa un juron d’étonnement. Un moment avant, le chemin les avait conduits par des souterrains bas de plafond au plus profond de la terre ; l’instant d’après, ils se trouvaient au bord d’une vaste mer de ténèbres, une brise légère effleurant leurs visages d’un souffle mystérieux.

Très loin au-dessous d’eux, les eaux noires déferlaient. Une phosphorescence les éclairait indistinctement, et Smith n’était même pas sûr que ce fût de l’eau qui s’agitait là dans l’ombre. Ses flots semblaient avoir une sorte de consistance, comme une houle de boue noire.

L’Alendar regardait les vagues teintées de feu. Il attendit un instant sans parler, puis, loin dans les lames fangeuses, quelque chose jaillit de la surface avec un éclaboussement visqueux, quelque chose que le noir avait la miséricorde de voiler, et qui replongea aussitôt, laissant un sillage de vaguelettes à la surface.

— Écoutez, dit l’Alendar, sans tourner la tête. La vie est très ancienne. Il y a des races plus vieilles que l’homme. La mienne en est une. La vie est née de la boue noire des fonds marins et s’est élevée vers la lumière par de nombreuses voies divergentes. Certaines avaient atteint la maturité et une profonde sagesse alors que l’homme se balançait encore dans les arbres de la jungle.

» Depuis de nombreux siècles, à la façon dont l’humanité compte le temps, l’Alendar habite ici, élevant des beautés. Dans les dernières années, il a vendu quelques-unes de ses merveilles de second plan, peut-être pour expliquer à l’humanité ainsi satisfaite ce qu’elle ne pourrait jamais comprendre si on lui disait la vérité. Y voyez-vous plus clair maintenant ? Ma race est, de fort loin apparentée à celles qui sucent le sang de l’homme, de moins loin à celles qui absorbent ses forces vitales pour se nourrir. J’ai raffiné mon goût encore davantage. Je m’abreuve de beauté. Je vis de beauté. Oui, littéralement.

» La beauté est aussi concrète que le sang, d’une certaine manière. C’est une force séparée, distincte qui habite le corps des hommes et des femmes. Vous n’avez pas été sans remarquer le vide qui accompagne une beauté parfaite chez de nombreuses femmes… La force est si puissante qu’elle chasse toutes les autres et vit comme un vampire aux dépens de l’intelligence et de la bonté et de la conscience et de tout le reste.

» Ici, à l’origine (car notre race née sur une autre planète était vieille quand ce monde commença) nous sommeillions dans le limon, nous nous sommes éveillés pour nous nourrir de la force inhérente à l’humanité même au temps des cavernes. Mais c’était maigre chère. Nous avons étudié la race pour déterminer où gisaient les plus grandes espérances, puis sélectionné des spécimens pour l’élevage. Nous avons construit cette forteresse et nous nous sommes consacrés à l’entreprise d’améliorer l’espèce humaine jusqu’aux extrêmes limites de la beauté. Au fur et à mesure, nous avons tout éliminé sauf le type actuel. Pour l’humanité, nous sommes parvenus à l’ultime perfection. Il est intéressant de voir ce que nous avons accompli sur d’autres mondes, avec des races entièrement différentes…

» Eh bien, vous y êtes. Des femmes, élevées comme terrain de culture pour assouvir le besoin dévorant de beauté dont nous vivons.

» Mais, le menu devient monotone, comme toute nourriture sans variété. J’ai pris Vaudir parce que j’ai vu en elle l’étincelle d’une qualité qu’on n’a réussi à tirer que bien rarement des filles de la Minga. Car la beauté, comme je l’ai dit, dévore toutes les autres qualités. Cependant l’intelligence et le courage ont survécu à l’état latent chez Vaudir. Cela diminue sa beauté, mais son piquant, à côté de l’éternelle uniformité du reste, me changeait agréablement. C’est ce que je pensais jusqu’au moment où je vous ai vu.

» Je me suis alors souvenu qu’il y avait longtemps que je n’avais goûté la beauté de l’homme. Elle est si rare, si différente de la beauté féminine, que j’avais presque oublié qu’elle existait. Et vous la possédez, très subtilement, d’une manière crue, âpre…

» Je vous ai dit tout ceci pour éprouver la qualité de cette rude beauté que vous possédez. Si je m’étais trompé sur les profondeurs de votre esprit, vous seriez allé nourrir les bêtes des ténèbres, mais je vois que je ne me suis pas trompé. Sous votre carapace d’instinct animal de conservation se trouvent cette force et cette énergie profondes qui nourrissent les racines de la beauté mâle. Je pense que je vous donnerai un sursis pour lui permettre de croître, à l’aide des méthodes de forçage que je connais, avant de… m’abreuver… Ce sera délicieux…

Sa voix s’éteignit dans un silence murmurant, et le regard aigu chercha celui de Smith. Il tenta sans grande confiance de l’éviter, mais ses yeux se tournèrent malgré lui vers la lueur pénétrante. Sa vigilance l’abandonna, petit à petit, et l’attirance irrésistible de ces points étincelants dans leurs trous noirs le maintint immobile.

Et en fixant leur éclat adamantin, il le vit diminuer lentement et s’obscurcir jusqu’à ce que les points lumineux se soient transformés en lacs noircissants. Il regardait dans les ténèbres du mal, aussi élémentaire et aussi immense que l’espace interplanétaire, un néant étourdissant d’horreur indicible… profonde, profonde… tout autour de lui l’obscurité s’embrumait. Et des pensées qui n’étaient pas les siennes venues de cette noirceur infinie, s’insinuèrent dans son esprit, des pensées rampantes, grouillantes…jusqu’à ce qu’il eût une vision du lieu immonde où baignait l’âme de Vaudir, et quelque chose l’engloutit de plus en plus dans un cauchemar éveillé qu’il ne pouvait combattre…

Puis soudain la force qui l’attirait se relâcha un instant. Pendant ce bref répit il se retrouva sur la rive de la mer houleuse, étreignant un pistolet dans ses doigts inertes. Puis l’obscurité se referma autour de lui, mais différente, inquiète, et elle n’avait pas la même toute-puissance d’attraction de l’autre cauchemar ; elle lui laissait assez de ressort pour lutter.

Et il livra un combat désespéré, sans un geste, sans un bruit dans un noir océan d’horreur ; des pensées malsaines se tordaient comme des vers dans son esprit exténué et les nuages roulaient et s’ouvraient et roulaient de nouveau sur lui. Parfois, dans les instants où l’attraction diminuait, il avait le temps de percevoir une troisième force, luttant contre cette aspiration avide et obscure, qui l’attirait vers les profondeurs et ses propres efforts éperdus, frénétiques pour se dégager. Une troisième force qui affaiblissait la sombre attirance, si bien qu’il avait des moments de lucidité où il se retrouvait libre au bord de l’océan. Il sentait la sueur couler sur son visage, et son cœur palpitait, et sa respiration haletante torturant ses poumons, et il savait qu’il combattait avec tous les atomes de son être, corps et âme, contre les ténèbres intangibles qui l’aspiraient.

Alors il sentit que la force ennemie se concentrait pour un effort final — il y perçut une fureur désespérée — et elle se rua sur lui comme un raz de marée. Bouleversé, aveuglé, sourd et muet, submergé dans une noirceur absolue, il se débattit dans les profondeurs de cet enfer sans nom où des pensées étranges et visqueuses grouillaient dans son cerveau. Il se sentit désincarné, sans assise. Et tandis qu’il roulait dans une vase plus hideuse que toute vase terrestre, parce qu’elle provenait de noires créatures inhumaines, et d’âges bien antérieurs à l’homme, il se rendait compte que les pensées malsaines qui grouillaient en lui prenaient lentement des significations monstrueuses. En un flot informe, un savoir si affreux que consciemment il ne pouvait pas le comprendre, quoique subconsciemment tous les atomes de son esprit et de son âme en fussent écœurés et s’efforçaient vainement d’y échapper. Il l’envahissait, l’imprégnait, le pénétrait de part en part de l’essence même de l’horreur — il sentit son esprit fondre dans sa puissance dissolvante, et s’écouler comme un liquide dans de nouvelles voies et de nouvelles formes — des formes atroces…

A cet instant, alors que la folie s’abattait sur lui et que son esprit chancelait, au bord du néant, quelque chose se rompit.

Comme un rideau, les ténèbres refluèrent, et Smith se trouva, las et étourdi, dans la galerie au-dessus de la mer obscure. Tout tournait autour de lui, mais il y avait des choses stables qui miroitaient et reprenaient corps devant ses yeux, le bienfaisant rocher noir et les vagues tangibles qui avaient une forme et un volume — ses pieds se calèrent solidement et son esprit se ressaisit, recouvra sa clarté et lui appartint de nouveau.

Dans le brouillard de faiblesse qui l’enveloppait encore, une voix hurlait sauvagement : « Tue!… Tue!» et il vit l’Alendar, titubant contre la balustrade, sa silhouette inexplicablement brouillée et incertaine, et derrière lui Vaudir avec des yeux flamboyants et un visage hideusement réveillé à la vie, hurlant «Tue!» d’une voix à peine humaine.

Comme douée d’une vie indépendante, la main qui tenait son pistolet se dressa (il n’avait cessé d’étreindre l’arme au cours de ces événements) et il eut vaguement conscience de la violence du recul. L’éclair de flamme bleuâtre qui jaillit atteignit de plein fouet la forme sombre de l’Alendar. Il y eut un grésillement et une lueur aveuglante…

Smith ferma les yeux avec force et les rouvrit, et il regarda avec une incrédulité écœurée ; car à moins que son combat n’ait détraqué son cerveau, et que des pensées malsaines ne rampent encore dans son esprit, colorant tout ce qu’il voyait d’une horreur surnaturelle — à moins que le spectacle qu’il avait sous les yeux ne fût vrai, ce qu’il voyait ce n’était pas un homme qui venait d’avoir la poitrine traversée par le rayon du pistolet thermique, et qui aurait dû s’écrouler en une masse sanglante sur le soi, mais un… un… Dieu, qu’était-ce? La silhouette sombre s’était effondrée contre la balustrade et au lieu d’un jet de sang, une noirceur hideuse, innommable, informe, coulait lentement — une boue comme celle de la mer houleuse.

La forme obscure, de l’homme se dissolvait, s’affaissant en une flaque noire qui s’étalait sur le sol de pierre.

Smith serrait son pistolet et regardait abasourdi tout le corps se fondre affreusement. Finalement il ne restait plus de l’Alendar qu’un monceau de boue visqueuse répandue sur le sol de la galerie, atrocement vivante, qui se gonflait et ondulait en s’efforçant de reprendre une apparence humaine. Sous ses propres yeux elle perdait même cet aspect, et ses bords subissaient une liquéfaction immonde. Le monceau s’affala et forma une mare d’horreur absolue, et Smith vit qu’elle s’écoulait lentement dans la mer. Il continua de l’observer tant qu’elle goutta à travers les barreaux jusqu’au moment où le sol fut de nouveau net, et qu’il ne resta pas une seule tache qui souillât la pierre.

Un étouffement pénible l’éveilla, et il comprit qu’il avait retenu son souffle, osant à peine croire ce qu’il voyait. Vaudir s’était écroulée contre le mur, et il vit ses genoux plier sous elle. Il avança, les jambes molles, pour la rattraper comme elle tombait.

— Vaudir, Vaudir ! s’écria-t-il en la secouant doucement. Vaudir, qu’est-il arrivé ? Suis-je en train de rêver ? Sommes-nous maintenant sauvés ? Etes-vous… réveillée ?

Très lentement ses paupières blanches se soulevèrent, et les yeux noirs se posèrent sur les siens. Il aperçut alors l’ombre du savoir de ce néant fangeux qu’il avait vaguement connu, l’ombre qu’on ne pourrait jamais chasser. Vaudir en était imprégnée et souillée. Et l’expression de ses yeux était telle qu’involontairement il la lâcha et recula. Elle chancela un peu, puis reprit son équilibre et le considéra sous des sourcils baissés. L’inhumanité de son regard le frappa au plus profond de lui-même, et cependant il crut y distinguer un reflet de la jeune fille qu’elle avait été et qui restait torturée au milieu de la noirceur. Il sut qu’il ne se trompait pas quand elle dit, d’une voix lointaine, atone :

— Eveillée ?… Non, jamais plus maintenant, Terrien. Je suis descendue trop profondément dans l’enfer… Il m’a fait subir un supplice pire qu’il pensait, car il reste juste assez d’humanité en moi pour comprendre ce que je suis devenue et pour souffrir.

» Oui, il est disparu, retourné dans la boue dont il était né. J’ai fait partie de lui, unie à lui dans la noirceur de son être et je sais. J’ai passé des éternités depuis que les ténèbres se sont abattues sur moi, habité des temps infinis dans les océans noirs, houleux de son esprit, m’imprégnant de savoir… Comme je ne faisais qu’un avec lui, et qu’il est maintenant disparu, je dois mourir. Mais je vous ferai sortir d’ici sain et sauf si c’est en mon pouvoir, car c’est moi qui vous ai attiré ici. Si je peux me souvenir, si je peux retrouver le chemin…

Elle se tourna incertaine et fit un pas chancelant dans la direction d’où ils étaient venus. Smith s’avança d’un bond et passa son bras libre autour d’elle, mais elle se dégagea, frémissante à ce contact.

— Non, non — c’est intolérable — le contact d’une chair humaine propre — et cela brise le fil de mon souvenir… Je ne peux pas faire un retour dans son esprit tel qu’il était quand j’y habitais, et il le faut, il le faut…

Elle le repoussa et reprit sa marche trébuchante. Il lança un dernier regard sur la mer houleuse, et l’accompagna. Elle avançait d’un pas mal assuré sur le sol de pierre, une main appuyée au mur, et sa voix murmurait par bribes, si bien qu’il devait la suivre de tout près pour l’écouter, et il souhaitait presque alors de ne pas l’avoir entendue.

— …une boue noire… l’ombre se repaissant dans la lumière… tout tremble tellement… de la boue, de la boue et une mer houleuse… il en est sorti, le savez-vous, avant que la civilisation naisse ici — il est immensément ancien — il n’y a jamais eu qu’un seul Alendar… Et je ne sais pas comment — je n’ai pas pu bien voir, ou je ne peux pas m’en souvenir — il s’est élevé au-dessus du reste, comme certains de sa race l’ont fait sur d’autres planètes, et il a pris une forme humaine et il a commencé son élevage…

Ils suivirent les couloirs sombres, dépassant les rideaux qui cachaient la beauté incarnée, et les pas chancelants de Vaudir rythmaient ses paroles hésitantes, à demi cohérentes.

— …il a vécu tout ce temps ici, élevant et dévorant la beauté. Dans sa soif vampirique, il savourait ce breuvage hideux. Je l’ai senti, je m’en souviens, quand je ne faisais qu’un avec lui. Sous d’épaisses couches noires de boue primitive il étouffait la beauté humaine, l’aspirant avec une sombre avidité… Et son savoir était ancien et épouvantable et plein de puissance — il pouvait attirer l’âme d’un être par les yeux et la plonger dans l’enfer, l’y noyer, comme il l’aurait fait avec la mienne, si je n’avais été différente des autres. Grand Shar, comme je voudrais ne pas l’avoir été ! J’aurais mieux aimé m’y noyer et ne pas ressentir dans tous les atomes de mon être l’horrible souillure de ce que je sais. Mais grâce à cette force cachée je n’ai pas complètement cédé, et quand il a utilisé son pouvoir pour vous maîtriser, j’ai pu lutter, tout au fond de son esprit, en y provoquant une perturbation qui l’a ébranlé tandis qu’il nous combattait tous les deux, ce qui vous a rendu assez longtemps votre liberté d’action pour que vous détruisiez l’apparence humaine qu’il avait revêtue — si bien qu’il est retombé dans la boue. Je ne comprends pas comment c’est arrivé — sinon que sa défaillance, avec vous l’assaillant du dehors et moi luttant vigoureusement en plein centre de son esprit, a été telle qu’il a été forcé de puiser dans l’énergie qu’il avait accumulée pour se maintenir sous la forme humaine, et cela l’a tellement affaibli qu’il s’est effondré quand celle-ci a été attaquée. Il est retourné dans la boue d’où il était sorti, la boue noire, gluante, visqueuse…

Sa voix se perdit dans un murmure, elle trébucha. et faillit tomber. Quand elle retrouva son équilibre, elle poursuivit son chemin, mais avec plus d’avance sur lui, comme si sa proximité même lui était répugnante, et le chuchotement de sa voix lui parvint par phrases entrecoupées, inintelligibles.

Bientôt, l’air se remit à picoter, et ils franchirent la porte d’argent et pénétrèrent dans la galerie où l’air pétillait comme du champagne. La piscine bleue luisait comme un joyau dans son décor doré. Il n’y avait pas trace de filles.

Quand ils atteignirent le bout de la galerie, Vaudir s’arrêta, tourna vers lui un visage crispé par l’effort qu’elle faisait pour se souvenir.

— C’est ici le plus terrible, dit-elle. Si je peux m’en souvenir… Elle se saisit la tête entre les mains, la secouant désespérément. Je n’ai plus la force, maintenant — je ne peux pas, je ne peux pas, entendit-il dans un petit murmure pitoyable, haché. Puis elle se redressa résolument, vacillant un peu, et lui fit face en tendant les mains. Il les saisit, hésitant, et sentit un frisson passer en elle, à leur contact. Son visage se tordit de douleur, puis l’étreinte lui communiqua ce frisson et lui aussi eut une crispation de dégoût. Il vit les yeux de Vaudir perdre toute expression, son visage se tendre de tous ses muscles et une sueur fine perler sur son front. Pendant longtemps, elle resta ainsi, la mort sur le visage, les yeux vides comme l’espace interplanétaire, mais de profonds tressaillements agitaient son corps.

Chaque frisson qui la parcourait lui était transmis par l’étreinte de leurs mains, comme des vagues noires d’épouvante. Il revit la mer houleuse et roula dans l’enfer dont il s’était libéré sur la galerie et il comprit pour la première fois quelle torture elle devait endurer à demeurer au fin fond de ces ténèbres tourmentées. Les impulsions s’accéléraient, et, pendant de longs moments, ils s’enfoncèrent ensemble dans la noirceur et la boue, et il sentit les premiers grouillements des pensées malsaines effleurer les racines de son cerveau…

Puis soudain l’obscurité les enveloppa et de nouveau tout tournoya inexplicablement, comme si les atomes de la galerie changeaient. Quand Smith ouvrit les yeux, il se retrouva dans le couloir montant, ombreux, où l’odeur de sel planait lourdement dans l’air.

Vaudir gémit doucement près de lui, et il la vit chanceler contre le mur en tremblant tellement de la tête aux pieds qu’il craignit qu’elle ne tombât.

— J’irai mieux dans un moment, haleta-t-elle. Il m’a fallu… presque toute ma force pour nous faire passer. Attendez…

Ils restèrent là dans l’obscurité, dans l’air lourd et salé, jusqu’à ce que son tremblement se calmât un peu.

— Venez, dit-elle de sa petite voix gémissante. Et ils reprirent leur chemin. Il n’y avait plus loin maintenant jusqu’à la barrière de néant noir qui gardait la porte de la pièce où ils avaient rencontré l’Alendar. Quand ils atteignirent cet endroit, elle frissonna un peu et s’arrêta, puis lui tendit résolument les mains. En les prenant, il sentit encore une fois les hideuses vagues bourbeuses le pénétrer et replongea dans l’enfer houleux. Et, comme la première fois, l’obscurité les recouvrit. Elle lui lâcha les mains et ils se retrouvèrent sous la porte voûtée regardant dans la pièce tendue de velours qu’ils avaient quittée — depuis des éternités, semblait-il.

Il attendit, sentant des vagues d’une faiblesse aveuglante l’assaillir après cet effort suprême. La mort se lisait sur son visage quand elle se tourna enfin vers lui.

— Venez, — oh ! venez vite, — soupira-t-elle, et elle repartit en chancelant.

Il la suivit sur ses talons, traversant la pièce, franchissant la grande porte de fer, suivant le couloir jusqu’au pied de l’escalier d’argent. Et là le cœur lui manqua, car il eut le sentiment qu’elle ne pourrait jamais monter toutes les marches en spirale. Mais elle posa le pied sur la première et se mit à monter résolument, et en la suivant il l’entendait se murmurer à elle-même.

— Attendez — oh ! attendez, laissez-moi aller jusqu’au bout — laissez-moi réparer au moins cela — et puis — non, non ! Je vous en prie, Shar, pas encore la boue noire… Terrien, Terrien !

Elle s’arrêta dans l’escalier et se tourna vers lui, son visage hagard reflétait un désespoir et une désolation éperdus.

— Terrien, promets-moi… de ne pas me laisser mourir comme cela ! Quand nous atteindrons le but, tue-moi, d’un coup de pistolet thermique ! Lave-moi par le feu, sinon, je m’enfoncerai pour l’éternité dans la noirceur dont je t’ai tiré. Oh ! promets-moi !

— Je te le promets, dit calmement la voix de Smith. Je le promets.

Et ils poursuivirent leur chemin. Interminablement, les marches montaient en spirale. Les jambes de Smith commencèrent à lui faire un mal insupportable et son cœur battait à grands coups, mais Vaudir ne semblait pas sentir la fatigue. Elle montait régulièrement et avec tout autant de résolution que pour parcourir les galeries. Après des éternités, ils atteignirent le sommet.

Là, elle s’effondra. Elle tomba comme morte en haut de l’escalier d’argent. Smith, un instant, fut atterré, croyant qu’il avait manqué à sa promesse et l’avait laissée mourir sans la laver de sa souillure, mais une minute ou deux après, elle bougea, leva la tête et très lentement se remit sur pieds.

— Je continuerai — je continuerai, je continuerai, se murmurait-elle à elle-même. Je suis venue jusqu’ici, il faut que je termine, et elle avança, trébuchante, dans le ravissant couloir aux panneaux de nacre éclairés de rose.

Il était clair qu’elle était presque à bout de forces, et il s’émerveillait de la ténacité avec laquelle elle s’accrochait à la vie, quoiqu’elle lui échappât à chaque respiration et que la vague de ténèbres l’envahît peu à peu. Avec un entêtement forcené, elle avançait, chancelante, dépassant l’une après l’autre chaque porte de nacre ciselée, sous les lumières roses qui donnaient à son visage un affreux simulacre de santé, quand ils atteignirent enfin la porte d’argent située à l’extrémité. Le verrou en avait été enlevé, la barre retirée.

Elle ouvrit la porte d’une secousse et la franchit.

La marche de cauchemar continua. On devait être très près de l’aube, se dit Smith, car les couloirs étaient déserts, mais ne sentait-il pas un souffle dangereux dans l’air immobile ?

La voix haletante de Vaudir répondit à sa question à demi formulée, comme si, de même que l’Alendar, elle possédait le secret de lire dans les pensées des hommes.

— Les Gardiens… rôdent toujours dans les couloirs, et maintenant lâchés… aussi tiens ton pistolet prêt, Terrien…

Après cela, il resta sur le qui-vive en retraçant lentement, à pas trébuchants, le chemin qu’ils avaient fait à l’aller. À un moment, il entendit distinctement le grattement sourd de… quelque chose qui rampait sur les dalles de marbre. Par deux fois, il éprouva un brusque coup au cœur en sentant dans cet air parfumé une bouffée de sel qui ramenait dans son esprit la mer houleuse de ténèbres… Mais rien ne les attaqua.

Pas à pas, les couloirs reculaient, et il retrouva quelques points de repère. Et chancelante, trébuchante, la fille continuait d’avancer avec un courage incroyable, repoussant le néant ténébreux, luttant contre les vagues noires qui déferlaient sur elle, s’accrochant avec des doigts tenaces à la petite étincelle de vie qui la poussait.

Enfin, après ce qui semblait des heures d’effort désespéré, ils atteignirent la galerie à l’éclairage bleu, au bout de laquelle s’ouvrait la porte extérieure. Et maintenant, la progression de Vaudir n’était plus qu’une avance pénible, interrompue de pauses pendant lesquelles elle s’accrochait aux portes sculptées de ses doigts crispés et se mordait les lèvres pour retenir son dernier souffle de vie. Il voyait les frissons la secouer, il savait que des vagues de ténèbres la cernaient de toutes parts, et que des pensées nauséabondes assaillaient son cerveau… Elle continuait encore. Chaque pas maintenant n’était qu’une sorte de chute, comme si elle tombait d’un pied sur l’autre, et chaque fois il s’attendait à ce que son genou faiblisse et la précipite dans les noires profondeurs qui la guettaient. Elle continuait toujours..,

Parvenue à la porte de bronze, elle rassembla ses dernières forces, souleva la barre et ouvrit. La petite étincelle de vie s’éteignait comme une lampe. Smith entrevit en un éclair le vestibule creusé dans la muraille et quelque chose d’horrible sur le sol, avant de la voir tomber en avant au moment où la marée de néant boueux se refermait enfin au-dessus de sa tête. Elle se mourait en tombant. Il braqua son pistolet thermique et en sentit le recul dans sa main quand un éclair bleu jaillit et la transperça dans sa chute. Il aurait pu jurer que ses yeux s’étaient illuminés un instant fugitif et que la courageuse fille qu’il avait connue était reparue, lavée de toute souillure, avant que la mort — une mort propre — ne la glace de son éclat vitreux.

Elle s’effondra à ses pieds, et il sentit des pleurs perler sous ses paupières en voyant ce qu’il en restait, une masse de blanc et de bronze sur le tapis. Et sous ses regards mêmes, un voile de souillure ternit sa blancheur rayonnante, la corruption l’attaqua et progressa avec une rapidité foudroyante, horrible, et en moins de temps qu’il ne faut pour le dire il n’avait plus devant ses yeux horrifiés qu’une mare de boue noirâtre où traînait du velours vert maculé.

Northwest Smith ferma ses yeux pâles, et pendant un moment lutta avec sa mémoire, s’efforçant d’en arracher les paroles oubliées d’une prière qu’il avait apprise plus de vingt ans auparavant, sur une autre planète. Puis il enjamba cette flaque affreuse sur le tapis et s’éloigna.

Dans la petite pièce creusée dans la pierre de la muraille extérieure, il vit ce qu’il n’avait qu’aperçu quand Vaudir avait ouvert la porte. Le châtiment s’était abattu sur l’eunuque. Ce devait être son cadavre, là, car des loques de velours écarlate traînaient sur le sol, mais il était impossible de reconnaître ce qu’avait été sa forme originale. L’odeur de sel flottait lourdement dans l’air, et une trace de boue noire serpentait sur le sol vers le mur. Ce mur était massif, mais la trace aboutissait là…

Smith posa la main sur la porte extérieure, tira la barre, et l’ouvrit. Il sortit sous les frondaisons des plantes grimpantes et emplit ses poumons d’air pur, libre, frais, sans relent de parfum ou de sel. Une aube nacrée pointait sur Ednes.

H. P. Lovecraft – Hypnos

À propos du sommeil, cette sinistre aventure de toutes nos nuits, nous pouvons dire que les hommes vont se coucher chaque jour avec une audace qui serait incompréhensible si nous ne savions qu’elle est le résultat de l’ignorance du danger. (Baudelaire)

S’il existe des dieux compatissants, qu’ils me protègent durant ces heures où rien au monde ne peut me garder des abîmes terrifiants du sommeil ! La mort est douce, car elle est sans retour, mais celui qui émerge des chambres profondes de la nuit, hagard parce qu’il sait, ne sera plus jamais en repos. Je fus dément quand je plongeai dans les mystères que l’homme n’est pas fait pour atteindre. Avec cette frénésie sans frein ! Avec tant d’appétits sans contrôle ! Quant à mon seul ami, celui qui m’entraîna, qui alla plus loin que moi, et qui fut emporté par des forces dont je redoute toujours l’appel, quant à mon seul ami, était-ce un fou, était-ce un dieu ?…

Nous nous rencontrâmes, je m’en souviens, dans une gare. Une foule de lourdauds curieux l’entourait. Il était étendu, sans connaissance. Une convulsion avait rendu étrangement rigide ce corps fluet vêtu de noir. Il devait avoir quarante ans. Son visage aux joues creuses était durement ridé, mais d’un pur ovale et d’une noble finesse. Sa chevelure épaisse et sa courte barbe grisonnaient. Son front était puissant et blanc comme un marbre de Pentelicus. Je suis sculpteur, et pour moi cet homme foudroyé était un faune de l’Hellade sorti des ruines d’un temple, ressuscité et projeté dans notre monde étouffant pour y subir le froid et le poids du temps. Lorsqu’il ouvrit ses yeux immenses et noirs, je sus que j’avais enfin trouvé un ami. Car de tels yeux, sans aucun doute, avaient contemplé les choses pleines de grandeur et d’épouvante, les choses de l’Ailleurs, celles que je chérissais en rêve et cherchais en vain. J’écartai la foule, je dis à cet homme, sans préambule ni hésitation, qu’il était mon maître, mon guide, mon frère, et il acquiesça d’un battement de paupières. Nous partîmes tous les deux, muets. Un peu plus tard, il se mit à parler, et la musique de sa voix évoquait des violes très anciennes et des sphères de cristal. Nous parlions jour et nuit, tandis que je faisais son buste ou gravais son visage dans l’ivoire.

Il ne m’est guère possible de préciser la nature de nos recherches. Je peux dire seulement qu’il s’agissait de saisir le fil d’un autre univers situé au-delà de la matière, du temps et de l’espace. Nous n’en soupçonnons l’existence que dans le sommeil, ou plutôt dans certains rêves exceptionnels, rêves de rêves, ultra-rêves qui demeurent ignorés de la plupart des hommes et n’apparaissent qu’une fois ou deux dans une vie consacrée à l’esprit.

Des sages ont interprété les rêves, et les dieux ont ricané. Un homme aux yeux d’Oriental a dit que tout temps et tout espace sont relatifs, et les hommes n’ont pas compris. Mais ce savant lui-même n’a fait que soupçonner en un éclair de formidables étrangetés. Mon ami et moi, nous avons tenté davantage. Avec l’aide de drogues exotiques, nous sommes partis à la poursuite de visions terribles et interdites. Tout ceci se passait dans notre studio, au sommet de la tour d’un manoir du comté de Kent.

L’impossibilité de m’exprimer est la pire des agonies que j’endure maintenant. Aucune langue ne possède les symboles qu’il faudrait pour rendre compte de ce que j’ai senti, appris, durant ces heures d’exploration impie. Du commencement à la fin, nos découvertes furent de l’ordre des sensations, mais de sensations hors du clavier de l’humanité normale. Au cœur de tout cela, il y avait des éléments incroyables de temps et d’espace : des choses sans existence séparée ou définie. Comment dire ? Lent plongeon, longue chute en vol plané ? Une certaine partie de notre esprit rompait avec tout ce qui est réel et présent, partait dans des abîmes ténébreux, voguait dans une substance déconcertante en déchirant parfois certains obstacles : des sortes de nuages amorphes, des vapeurs visqueuses…

Dans ces vols noirs et sans corps, nous étions parfois séparés, parfois ensemble. Mais ensemble, mon ami ne précédait toujours de fort loin. Je devinais sa présence, en dépit de l’absence de forme, par une espèce de mémoire imagée dans laquelle son visage m’apparaissait baigné d’une lumière dorée, avec des joues anormalement jeunes, un front olympien, des yeux fulgurants. Nous ne prenions pas de notes, et nous ne dations pas nos expériences car le temps était devenu pour nous une simple illusion. De singuliers phénomènes se produisirent probablement, car il me souvient que nous en étions venus à nous demander pourquoi nous ne vieillissions plus du tout. Nos entretiens étaient pleins d’ambitions qui ressemblaient à des blasphèmes. Un jour, mon ami écrivit un souhait qu’il n’osait faire passer par sa bouche. Après avoir brûlé le papier, j’ai regardé par la fenêtre, avec effroi, le ciel nocturne chargé d’étoiles… Il voulait dominer l’univers visible et au-delà. Un jour la terre et les étoiles se déplaceraient sous son joug, un jour il contrôlerait la destinée de toutes les choses vivantes… Je l’affirme, je le jure : jamais je n’ai partagé ces aspirations extrêmes, et si mon ami a dit ou écrit le contraire, il s’est trompé.

Une nuit vint où des forces, des êtres venus des espaces inconnus nous firent tournoyer dans le vide sans limites, au-delà de la pensée, au-delà de toute entité. Nous passâmes rapidement, cette fois, à travers des obstacles visqueux, et je sentis bientôt que nous étions emportés vers des domaines infiniment lointains. Mon ami était largement en avance dans cette étrange plongée vers l’indicible, vers l’obscur et le vierge. Je percevais une exaltation sinistre sur l’image-souvenir de son visage trop jeune et lumineux. Soudain, cette image s’effaça, je perdis le contact et fus projeté contre un obstacle infranchissable : nuage amorphe comme les autres, mais plus dense, sorte de masse collante, si je puis dire, en ce domaine étranger à la matière. La lutte me réveilla et j’ouvris les yeux sur le mur de notre studio. Dans un coin, mon ami rêveur était étendu, hagard et beau sous la lumière verte et or venue de la lune. Il bougea. Puisse le ciel m’éviter d’entendre une seconde fois la voix que j’entendis alors ! Il hurla, il hurla, et ses yeux noirs, que la peur rendait fous, baignaient dans l’enfer. Je m’évanouis, et c’est lui, plus tard, qui me fit reprendre conscience lorsqu’il eut besoin de quelqu’un pour l’aider à écarter de son âme l’horreur et la désolation. Ce fut la fin de nos recherches volontaires dans les cavernes du rêve. Ecrasé, tremblant et grave, mon ami, qui avait traversé la barrière, me dit qu’il ne nous faudrait plus jamais tenter de pénétrer dans l’Ailleurs. Il n’osait me décrire ce qu’il avait vu. Mais, désormais, me dit-il encore, nous devrions dormir aussi peu que possible, nous tenir éveillés, à n’importe quel prix. Sans doute avait-il raison, car, maintenant, en effet, une sorte de panique s’emparait de moi dès que le sommeil allait me saisir, dès que ma conscience allait basculer. Et pourtant, comment ne pas dormir du tout ? Après chaque sommeil bref et inévitable, je me sentais vieilli, et mon ami plus encore. Sur son visage que j’avais admiré, les rides se creusaient presque à vue d’œil. C’était terrible, c’était hideux. Nous changeâmes de vie. Jusqu’à présent, mon ami, qui ne me confia jamais ni son nom, ni son origine, avait vécu en reclus. Et, brusquement, il ne pouvait plus rester seul, ni même en ma simple compagnie. Il lui fallait une foule nombreuse, joyeuse. Nous nous mîmes à hanter les lieux de réunion de la jeunesse où notre apparence et notre âge suscitaient des sarcasmes. Dès que les étoiles commençaient à briller, la peur le prenait, et il jetait des regards inquiets vers le ciel. Il ne fixait pas toujours le même point. En hiver, c’était vers le nord-est. En été, presque au-dessus de nos têtes. En automne, vers le nord-ouest. Et à l’aube, toujours, vers l’est. Au bout de deux ans, je finis par comprendre que ce point changeant d’où lui venait tant d’angoisse, correspondait à la constellation Corona Borealis.

Nous avions maintenant un studio à Londres. Nous ne nous quittions jamais, et jamais nous n’évoquions les choses anciennes. Les excitants dont nous usions pour nous tenir en éveil, une certaine débauche, la tension nerveuse, tout cela nous avait usés. Mon ami n’avait plus de cheveux et sa barbe était blanche. Nous avions presque vaincu le sommeil : une heure, deux heures au plus, chaque jour. Vint un mois de janvier de brouillard et de pluie glacée. Nous n’avions plus d’argent pour acheter des excitants, je ne sculptais plus, et nous souffrions beaucoup. Une nuit, mon ami, épuisé, s’enfonça dans un sommeil à respiration profonde dont je ne pus l’arracher. Je me souviens de tout : notre triste grenier plongé dans l’obscurité, les toits battus par la pluie, le tic-tac de notre pendulette, les grincements d’une persienne, au loin, la rumeur de la ville amortie par le brouillard, et, là-dessus, cette respiration qui semblait rythmer les efforts, les angoisses d’un esprit en voyage vers des sphères défendues, affreusement lointaines. Une horloge sonna quelque part ; j’étais tendu, troublé, et ma rêverie pleine de vagues peurs revenait sans cesse à son centre : le temps, l’espace, l’infini. Au-delà des toits, du brouillard et de la pluie, dans les obscurs déserts du cosmos, Corona Borealis se levait au nord-est, Corona Borealis que mon ami semblait tant redouter et dont le demi-cercle d’étoiles devait scintiller, invisible à nos yeux, à travers les abîmes sans mesure. Et soudain, mes oreilles fiévreuses furent atteintes par un autre son, par un ronronnement bas et insistant, l’écho d’une clameur monotone et moqueuse, une vibration en provenance du ciel noir, un appel venu d’autres mondes, de très loin, du nord-est. Mais ce n’est pas ce ronflement sidéral qui marqua mon âme, à tout jamais, d’une insondable terreur, et me fit pousser de tels hurlements que les voisins et la police accoururent pour enfoncer la porte. Ce n’est pas ce que j’entendis, c’est ce que je vis. Car, dans cette chambre obscure, un faisceau de lumière or rouge, d’une lumière froide, traversant les ténèbres sans les disperser, naquit de l’angle nord-est et vint se poser sur la tête du dormeur, sur ce visage qui m’apparut alors tel que dans l’image-souvenir de notre dernier voyage à travers l’espace-abîme et le temps dissocié, immortellement jeune et souriant d’une joie âpre, maudite, tandis que s’ouvraient les barrières de l’insondable.

Le dormeur se réveilla, les yeux noirs et liquides se révulsèrent, les lèvres amincies arrêtèrent un cri trop effrayant pour retentir, et dans ce silence d’agonie. je suivis jusqu’à sa source ce rayon de lumière interdite. C’est alors que je fus saisi par une crise d’épilepsie qui attira voisins et police. Je ne puis dire ce que j’ai vu. Je ne puis. Et le dormeur qui a vu cela aussi, et bien plus encore, ne parlera plus jamais. Mais moi, maintenant, je me protégerai tant que je pourrai contre les Maîtres du Sommeil, contre le ciel nocturne, contre les folles ambitions de la connaissance et de la philosophie.

Je ne sais au juste ce qui s’est passé. Mon esprit a été déséquilibré. Mais celui des autres aussi, je crois. Ils disent que je n’ai jamais eu d’ami. Ils disent que j’ai toujours été seul, entièrement et tragiquement occupé par l’art, la métaphysique et la démence. Ils n’eurent pas un mot de pitié pour mon ami, paralysé à jamais, immobile à jamais dans son coin. Mais ce qu’ils trouvèrent sur le divan les plongea dans l’émerveillement, paraît-il. Ils se mirent à chanter mes louanges, ils me donnèrent une gloire que je ne comprends pas, une renommée qui m’importe bien peu au fond de mon désespoir, tandis que je demeure assis des heures et des heures, des jours et des jours, chauve, la barbe grise, ratatiné, paralysé, brisé, et adorant cet objet qu’ils ont trouvé. Eux aussi, ils regardent avec extase cette chose froide que le faisceau de lumière bourdonnante me laissa. C’est tout ce qui me reste de mon ami. C’est une tête de marbre merveilleuse, olympienne, d’une jeunesse, d’une perfection hors du temps, et couronnée de pavots. Ils disent que ce visage est celui que j’avais à vingt-cinq ans. Mais sur le socle, un seul nom est gravé en lettres attiques : HYPNOS.

(Traduction : Louis Pauweb et Jacques Dergier)

Fritz Leiber – La grande caravane

Je ne savais pas comment, par quel détour de l’espace ou du temps, j’avais abouti à ce sinistre endroit. Mais je me sentais harassé comme après une longue marche. Tout souvenir m’avait échappé. En m’éveillant j’avais trouvé le désert autour de moi, rien d’autre que le désert sous le couvercle de plomb du ciel. Rien d’autre… hormis la grande caravane. Spectacle propre à me faire renoncer à la chasse aux souvenirs et jeter les yeux sur ma propre personne, afin de bien m’assurer de ma qualité d’humain.

C’était une file d’êtres (animaux ou autres?) qui zigzaguait, ininterrompue, d’un bout à l’autre de l’horizon, comme surgie de nulle part pour se rendre nulle part, et passait à proximité du rocher au bord duquel j’étais accroupi. Les membres de la caravane avançaient à environ quatre de front. Quelques-uns allaient sur deux pieds, d’autres plus nombreux sur six ou huit, d’autres encore se propulsaient en rampant, en roulant, en voletant ou en sautant. Mais tous avaient une façon de se déplacer qui ressemblait moins à une démarche qu’à une danse. Leur allure respective était des plus disparates. Il y en avait de grands et de petits. Certains avaient le corps couvert d’écailles ou bien de plumes, d’une cuirasse brillante de coléoptère ou de rayures bigarrées pareilles à celles des zèbres ; certains autres portaient des combinaisons transparentes recréant leur milieu nourricier (liquide ou gazeux) et aussi bien ajustées pour une douzaine de tentacules que pour un corps sans jambes.

Cette foule était trop hétéroclite pour être une armée, et ce n’était pas non plus un exode, car des fugitifs ne dansent pas en musique, si l’on peut qualifier de danse les mouvements qu’effectuent de multiples pieds, et de musique les sons bizarres d’instruments indéfinissables. On eût dit le vaste échantillonnage destiné à une nouvelle arche de Noé, mais leur cohorte n’était pas animée par la panique, non plus d’ailleurs que par un solennel dessein. Ils se contentaient de défiler tranquillement, de façon presque joyeuse. Était-ce la parade d’un cirque gigantesque ? Mais un cirque dirigé par qui, et pour quel public si ce n’était moi ?

J’aurais dû m’effrayer de cette horde monstrueuse, mais je n’éprouvais pas de peur. Je quittai donc l’abri de mon rocher, jetai alentour un dernier regard pour m’assurer que nulle trace n’expliquait ma présence, et me dirigeai vers eux.

Ils ne s’arrêtèrent pas, ne crièrent pas, ne me menacèrent pas, ne s’enfuirent pas. Ils ne se murent pas pour me capturer ou m’escorter. Ils continuèrent simplement de défiler, sans rompre la cadence, mais des milliers d’yeux calmes me fixaient, du haut de vacillants pédoncules ou du fond profond d’orbites creuses. Je me rapprochais d’eux. A ce moment, sur le bord de la file devant moi, un être en forme de roue dont un œil vert eût garni le moyeu accéléra son allure, tandis que derrière une pieuvre opalescente habillée d’un bocal rempli d’eau ralentissait la sienne : une place m’était offerte.

L’instant d’après j’étais intégré à la grande caravane et je marchais, me demandant comment l’être rotatif faisait pour garder l’équilibre, et pourquoi la pieuvre déplaçait ses tentacules trois par trois, et par quel miracle tant de motilités hétérogènes pouvaient s’unir, comme les instruments divers d’un orchestre. J’entendais autour de moi le murmure de voix parlant des langages inconnus, et j’observais chez certains de mes compagnons de bizarres variations de formes, de couleurs, qui étaient peut-être un mode de communication visuel.

J’essayai moi-même les dialectes d’une douzaine de planètes, sans obtenir de réponse. J’allais utiliser la langue de la Terre mais quelque chose me retint de le faire. Au même instant, un gros oiseau flottant sous une poche à gaz reliée à son corps se percha doucement sur mon épaule, bourdonna à mon oreille, lâcha de suspectes petites boules noires et enfin reprit l’air. Puis ce fut une créature bipède qui, sortie des rangs antérieurs de la caravane, vint vers moi en décrivant un vague pas de valse et en m’offrant un morceau pareil à un quartier de noix de coco. La créature me paraissait féminine, peut-être à cause de sa constitution gracile et de l’aigrette de plumes violettes autour de sa tête, mais en guise de nez et de bouche, son visage portait un appendice qui s’amincissait en se terminant par un petit orifice rose, et à la place des seins jaillissait un bouquet de pétales de même couleur. J’employai de nouveau les langages que je connaissais, cela sans résultat. Quand je me tus, la créature porta le morceau qu’elle tenait au niveau de l’orifice rose, entrouvit celui-ci en faisant mine de manger, puis me tendit à nouveau son offrande. Je la pris et j’y goûtai. C’était de consistance feuilletée avec un goût de lait caillé, en plus rance. Tout en mangeant, j’adressai avec un sourire un signe de tête à la créature ; elle gonfla ses pétales et fit avec la tête un mouvement circulaire, avant de me quitter. Je faillis lui crier : « Merci, poulette, » (ce qui au fond, était assez approprié) mais encore une fois quelque chose m’empêcha d’employer ma langue.

Ainsi la grande caravane m’avait accepté, mais tandis que s’écoulait le jour (si toutefois il y avait ici des jours), je m’aperçus pourtant que je ne me sentais pas à l’aise. Que l’on m’eût donné à manger au lieu de me dévorer, que j’eusse rencontré l’harmonie et non la discorde, ne suffisait pas à me satisfaire. Peut-être étais-je trop exigeant. Mais après tout ce n’est guère rassurant de déambuler avec des animaux intelligents auxquels on ne peut adresser la parole, même si leur comportement est amical, même s’ils chantent et dansent et jouent ce qui ressemble à de la musique. J’avais beau être comme « à ma place » parmi eux, je n’en supportais pas moins le poids d’une solitude stellaire. Ces monstres m’apparaissaient de plus en plus étrangers ; je cessais d’être sensible à leurs signes de personnalité humaine (?) pour ne plus voir que leur extérieur peu engageant. Je me tordis le cou pour essayer de repérer la femelle à la poitrine en pétales, mais elle avait disparu. A la fin, je n’y tins plus. Des ruines à l’allure de gratte-ciel effondrés étaient apparues dans le paysage, à quelque distance, et nous allions les dépasser. J’en profitai pour quitter brusquement les rangs de la caravane, malgré le ciel soudain assombri et les lointains roulements de tonnerre (ou qui tout au moins ressemblaient au tonnerre).

Personne ne m’arrêta et je fus bientôt caché dans les ruines. Réconfortantes ruines, au premier    abord, dont j’eusse pu penser qu’elles avaient été édifiées par mes ancêtres. Mais je distinguai alors les plus grandes d’entre elles… C’était effectivement des gratte-ciel à demi écroulés, et cependant certains édifices étaient encore si hauts que leur sommet se perdait dans les nues. J’entendis au loin un cri aigu qui me fit grincer les dents, comme le bruit d’un morceau de craie sur un géant tableau noir. En même temps je me demandais ce qui avait causé la destruction des gratte-ciel et ce qu’il était advenu de leurs habitants. Peu après, je me rendis compte que je n’étais pas seul : des formes sombres se déplaçaient parmi les pans de murs en ruines ; c’étaient des êtres à peu près de ma taille mais marchant à quatre pattes. Ils se mirent à me suivre, me serrant de plus en plus près, tels des loups aux mouvements maladroits. Je vis que leurs faces étaient velues tout comme leurs corps et qu’ils agitaient les mâchoires. Je pressai le pas tout en les entendant échanger des grognements de chien. L’ennui était qu’à travers ces sons rauques, à demi inarticulés, je reconnaissais comme la parodie sardonique de syllabes et de mots de la Terre :

— On y va ! Ah ! ah ! on y va !

— Ouais. Allez, mon pote !

— Allez, vas-y ! Faut l’avoir !

— Faut l’avoir, vieux ! Heu-heu !

Je sus alors quelle faute j’avais commise en gagnant ces ruines. Je fis demi-tour pour fuir ; ils me poursuivaient, haletant derrière moi, bondissant de façon désordonnée — et le plus affreux était d’avoir conscience qu’ils ne voulaient pas me tuer mais simplement m’entraîner en leur compagnie, pour courir comme eux à quatre pattes et grogner comme un chien.

Les ruines étaient devenues plus petites, mais il faisait maintenant très sombre. Je craignis d’abord de m’être égaré, ensuite d’avoir laissé passer la queue de la grande caravane. Mais soudain je l’aperçus qui défilait lointainement dans la lueur crépusculaire ; je courus dans sa direction et mes poursuivants m’abandonnèrent.

Je ne rejoignis pas la même portion de la caravane, bien entendu ; mais il y avait assez de similitudes pour me surprendre. Je vis un nouvel être en forme de roue, mais à l’œil bleu et à la taille plus petite que le précédent, ce qui l’obligeait à rouler plus vite. Je vis un autre poulpe englobé d’eau et pourvu de tentacules multiples. Et je vis une même femelle dansante, à l’aigrette rouge et aux pétales pectoraux tirant sur l’orange.

Soudain la caravane ralentit, ce changement d’allure gagnant ses rangs de proche en proche. Je regardai en avant. Un large trou rond s’ouvrait au bas du ciel et l’on voyait les étoiles au travers. Et la caravane passait par ce trou, chaque créature s’élançant à tour de rôle vers les étoiles, vers ces points de lumière qui piquetaient les ténèbres.

Notre avance se poursuivait. Je voyais maintenant de chaque côté de la caravane des scaphandres spatiaux avec fusées autonomes amassés à la surface du désert, conçus pour s’adapter à toutes les morphologies imaginables et faire voyager en sûreté leur occupant dans le vide. Bientôt ce fut mon tour et je trouvai un scaphandre qui m’allait ; j’y pénétrai et le refermai sur moi, tout en localisant les boutons de contrôle placés à portée de doigt sur la paume des gants. A ce moment je sentis d’autres contacts sous mes doigts : je levai les yeux et vis que j’étais la main dans la main, d’un côté avec un octopode au scaphandre protégeant ses tentacules et recouvrant son globe à eau, de l’autre avec une femelle également en tenue qui exhibait une aigrette noire et des pétales gris perle.

Elle décrivit un cercle avec sa tête et je fis de même, et l’octopode traça un cercle plus petit avec un tentacule. Je compris l’une des raisons pour lesquelles je n’avais pas employé la langue de la Terre : c’est parce que je devais attendre d’apprendre (ou de me rappeler) leurs langages. Et je sus également l’autre raison : c’est que les quadrupèdes velus qui m’avaient assailli dans les ruines étaient de ma race, qu’ils avaient été des hommes comme moi — mais ils me répugnaient, c’étaient ces êtres auprès de moi mes véritables congénères. Ensemble nous étions venus voir une dernière fois la Terre après son autodestruction, voir les Terriens dégénérés restés sur place, ceux qui ne s’étaient pas enfuis comme moi. Et de revenir ainsi sur ma planète ancestrale m’avait causé un tel choc que le spectacle de sa décadence m’avait fait perdre la mémoire…

Ensuite nos mains s’étreignirent et se serrèrent, ce qui eut pour effet d’actionner les commandes palmaires. Le jet de nos réacteurs fusa derrière nous et, quittant ce monde, nous plongeâmes réunis vers les étoiles, à travers l’ouverture béante dans le ciel. Je sus que l’espace n’était pas vide et que ces points de lumière n’étaient pas solitaires dans les ténèbres.

Traduit par Alain Dorémieux.

George Langelaan – La mouche

« A Monsieur Jean Rostand qui, un jour, me parla longuement de mutations. >

J’ai toujours eu horreur des sonneries. Même le jour, au bureau, je réponds toujours au téléphone avec un certain malaise. Mais la nuit, surtout lorsqu’elle me surprend en plein sommeil, la sonnerie du téléphone déclenche en moi une véritable panique animale que je dois maîtriser avant de pouvoir coordonner suffisamment mes mouvements pour allumer, me lever et aller décrocher l’appareil. C’est alors un nouvel effort pour moi que d’annoncer d’une voix calme : « Arthur Browning à l’appareil. » ; mais je ne retrouve mon état normal que quand j’ai reconnu la voix à l’autre bout du fil, et je ne suis véritablement tranquillisé que quand je sais enfin de quoi il s’agit.

Ce fut cependant avec beaucoup de calme que je demandai à ma belle-sœur comment et pourquoi elle avait tué mon frère lorsqu’elle m’appela à deux heures du matin pour m’annoncer cette nouvelle et me demander de bien vouloir prévenir la police.

— Je ne peux pas vous expliquer tout cela au téléphone, Arthur. Prévenez la police et puis venez.

— Je ferais peut-être mieux de vous voir avant.

— Non, je crois qu’il vaut mieux d’abord prévenir la police. Autrement, ils vont se faire des idées et vous poser des tas de questions… Ils vont avoir assez de mal à croire que j’ai fait cela toute seule. Au fait, il faudrait leur dire que le corps de Bob se trouve à l’usine. Ils voudront peut-être y aller avant de venir me chercher.

— Vous dites que Bob est à l’usine ?

— Oui, sous le marteau-pilon.

— Vous avez dit le… marteau-pilon ?

— Oui, mais ne posez pas tant de questions. Venez, venez vite avant que mes nerfs ne lâchent. J’ai peur, Arthur ; comprenez, j’ai peur !

Et ce ne fut que quand elle eut raccroché, qu’à mon tour, j’eus peur. J’avais écouté et répondu comme s’il s’était agi d’une simple affaire de bureau, et je ne commençais seulement qu’à comprendre, qu’à réaliser ce que j’avais entendu.

Stupéfait, je jetai la cigarette que j’avais dû allumer en parlant à Anne, et ce fut bel et bien en claquant des dents que je composai le numéro de la police.

— Avez-vous jamais essayé d’expliquer à un sergent de police somnolent que votre belle-sœur vient de vous annoncer qu’elle a tué votre frère à coups de marteau-pilon ?

— Oui, monsieur, je vous comprends très bien. Mais qui êtes-vous ? Votre nom ? Votre adresse ?

C’est à ce moment qu’à l’autre bout du fil, l’inspecteur Twinker prit l’appareil et La direction des opérations. Lui, au moins, semblait avoir tout compris. Il me pria de bien vouloir l’attendre. Oui, il m’accompagnerait chez mon frère.

J’avais tout juste eu le temps d’enfiler mon pantalon et un sweater et de prendre un vieux veston et une casquette quand une voiture s’arrêta devant la porte.

— Vous avez un gardien de nuit à l’usine, Mr. Browning, demanda l’inspecteur en démarrant. Il ne vous a pas téléphoné ?

— Oui… Non. En effet, c’est curieux. Il est vrai que mon frère aurait du pénétrer dans l’usine par son laboratoire où il travaille souvent le soir très tard, parfois même toute la nuit.

— Sir Robert Browning ne travaille cependant pas avec vous ?

— Non, mon frère fait des recherches pour le compte du ministère de l’Air. Comme il avait besoin de calme et d’un laboratoire à proximité d’un endroit où l’on pourrait toujours lui bricoler toutes sortes de pièces, petites ou grandes, il est venu s’installer dans la première maison qu’avait fait construire notre grand-père, sur la colline, près de l’usine. Je lui ait fait cadeau d’un des anciens ateliers que nous n’utilisions plus et, travaillant sous ses ordres, mes ouvriers l’ont transformé en laboratoire.

— S’avez-vous au juste en quoi consistent les recherches de Sir Robert ?

— Il parlait très peu de ses travaux qui sont secrets, mais le ministère de l’Air doit être au courant. Je sais seulement qu’il était sur le point de mener à bien une expérience qui l’intéressait tout particulièrement depuis plusieurs années. J’ai cru comprendre qu’il s’agissait de désintégration et de réintégration de la matière.

Ralentissant à peine, l’inspecteur vira dans la cour de l’usine et arrêta sa petite voiture à côté du police-man qui semblait l’attendre.

Je n’eus pas besoin d’entendre la confirmation du policeman. Je savais, depuis des années, me semblait-il, que mon frère était mort, et ce fut avec des jambes en coton, comme un convalescent lors de sa première sortie, que je descendis de voiture.

Sorti de l’ombre, un autre policeman vint à notre rencontre et nous conduisit vers un atelier brillamment éclairé. D’autres policemen étaient groupés autour du marteau-pilon où trois hommes en civil installaient des petits projecteurs. Je vis l’appareil photographique braqué vers le sol et je dus faire un effort pour y porter les yeux.

C’était beaucoup moins affreux que je ne pensais. Mon frère semblait dormir à plat ventre, le corps légèrement en travers des deux rails sur lesquels on poussait les pièces qui devaient aller sous le marteau. On aurait dit que sa tête et son bras droit étaient enfoncés dans la masse métallique du marteau ; il semblait impossible qu’ils puissent être écrasés, aplatis dessous.

Après s’être entretenu quelques instants avec ses collègues, l’inspecteur Twinker revint vers moi.

— Comment peut-on relever le marteau, Mr. Browning ?

— Je vais le faire manœuvrer.

— Voulez-vous que nous allions chercher l’un de vos ouvriers ?

— Non, ça ira. Tenez, le tableau de commande est ici. Regardez, inspecteur. Le marteau a été réglé à la puissance de 50 tonnes, et sa chute à zéro.

— A zéro ?

— Oui, à ras du sol si vous préférez. Il a enfin été réglé à coups séparés, c’est-à-dire qu’il faut le faire remonter après chaque coup. Je ne sais pas ce que vous dira Lady Anne, mais je suis certain qu’elle n’aurait pas su ainsi régler la chute du marteau.

— Il l’était peut-être déjà hier soir.

— Certainement pas. En pratique, on ne règle jamais la chute à zéro.

— Peut-on le lever doucement ?

— Non. On ne peut régler la vitesse de remontée. Elle est cependant plus lente que quand il est réglé à coups répétés.

— Bon. Voulez-vous me faire voir ce qu’il faut faire. Ça ne sera sans doute pas joli à voir.

— Non, non, inspecteur. Ça ira.

— Tous prêts ? demanda l’inspecteur aux autres. Quand vous voudrez, Mr. Browning.

Les yeux fixés sur le dos de mon frère, j’appuyai à fond sur le gros bouton noir de remontée du marteau.

Le long sifflement, qui m’a toujours fait penser à un géant qui gonflerait sa poitrine avant l’effort, fut suivi de la levée souple et élastique de la masse d’acier. J’entendis cependant la succion du décollement et j’eus un moment de panique en voyant le corps de mon frère bouger en avant tandis qu’un flot de sang inondait la bouillie brunâtre que venait de découvrir le marteau.

— Pas de danger qu’il ne retombe, Mr. Browning ?

— Non, aucun, dis-je en enclenchant le verrou de sécurité.

Et, me retournant, je vomis tout mon dîner aux pieds d’un tout jeune policeman qui venait d’en faire autant.

Pendant plusieurs semaines et, ensuite, à temps perdu pendant des mois, l’inspecteur Twinker s’acharna sur la mort de mon frère. Plus tard, il m’avoua qu’il m’avait longtemps soupçonné, mais il n’avait jamais pu trouver le moindre début de preuve, le moindre indice, pas même un motif.

Quoique remarquablement calme, Anne fut déclarée folle et il n’y eut pas de procès.

Ma belle-sœur s’était accusée du meurtre de son mari et avait prouvé qu’elle savait parfaitement faire marcher le marteau-pilon. Elle avait cependant refusé de dire pourquoi elle avait tué son mari, et comment il était venu de lui-même se placer sous le marteau.

Le veilleur de nuit avait bien entendu fonctionner le marteau ; il l’avait même entendu deux fois. Le compteur qui était toujours ramené à zéro après chaque opération indiquait en effet que le marteau avait fonctionné deux fois. Ma belle-sœur avait cependant affirmé ne s’en être servi qu’une fois.

L’inspecteur Twinker s’était tout d’abord demandé si la victime était bien mon frère, mais différentes cicatrices, dont une blessure de guerre à la cuisse, et les empreintes digitales de sa main gauche ne permirent aucun doute.

L’autopsie révéla enfin qu’il n’avait absorbé aucune drogue avant sa mort.

Quant à ses travaux, des experts du ministère de l’Air vinrent fouiller ses papiers et enlever différents instruments de son laboratoire. Ils eurent de longs conciliabules avec l’inspecteur Twinker et lui apprirent que mon frère avait détruit tous ses papiers et ses instruments les plus intéressants.

Les experts du laboratoire de la police déclarèrent que Bob avait eu la tête enveloppée au moment de sa mort et Twinker ramena un jour une loque déchiquetée que je reconnus toutefois comme ayant été le tapis d’une table de son laboratoire.

Anne avait été transférée à l’institut de Broadmoore où sont enfermés tous les fous criminels. Son fils Harry, qui était âgé de six ans, m’avait été confié et il fut décidé que je le garderais et l’élèverais.

Je pouvais rendre visite à Anne, tous les samedis. Deux ou trois fois, l’inspecteur Twinker m’accompagna et j’appris même qu’il avait été la voir seul. Mais, on ne put jamais rien tirer de ma belle-sœur qui semblait être devenue indifférente à tout. Elle répondait très rarement à mes questions et presque jamais à celles de Twinker. Elle faisait quelques travaux de couture, mais son passe-temps favori semblait être d’attraper des mouches qu’elle examinait soigneusement avant de les relâcher.

Elle n’avait eu qu’une seule crise — une crise de nerfs plutôt qu’une crise de démence — le jour où elle avait vu une infirmière tuer une mouche avec un chasse-mouches. Il avait même fallu lui administrer de la morphine pour la calmer.

On lui avait plusieurs fois amené son enfant. Elle lui parlait très gentiment, mais ne montrait pas la moindre affection pour lui. Elle s’intéressait à lui comme on s’intéresse à un petit garçon que l’on ne connaît pas.

Le jour où Anne eut sa crise au sujet de la mouche tuée, l’inspecteur Twinker vint me voir.

— Je suis persuadé que nous avons là la clef du mystère.

— Je ne vois là aucun rapport. La pauvre Lady Anne aurait bien pu s’intéresser à autre chose. Les mouches sont en somme une fixation de sa folie.

— Croyez-vous qu’elle soit vraiment folle ?

— Comment pouvez-vous en douter, Twinker ?

— Voyez-vous, malgré tout ce que disent les médecins, j’ai l’impression très nette que Lady Browning est parfaitement lucide, même quand elle voit une— En admettant cette hypothèse, comment expliquez-vous son attitude à l’égard de son fils ?

— De deux choses l’une ; ou bien elle cherche à le protéger, ou alors elle le craint. Peut-être même le déteste-t-elle.

— Je ne comprends pas.

— Avez-vous remarqué qu’elle n’attrape jamais de mouches quand il est là ?

— En effet, oui ; c’est curieux. Mais j’avoue que je ne comprends toujours pas.

— Moi non plus, Mr. Browning. Et je crains fort que nous ne sachions jamais rien tant que Lady Browning ne guérira pas.

— Les médecins n’ont aucun espoir de la guérir,

— Oui, je sais. Savez-vous si votre frère a jamais fait des expériences avec des mouches ?

— Je ne crois pas. Avez-vous posé cette question aux experts du ministère de l’Air ?

— Oui. Ils m’ont ri au nez.

— Oui, je comprends.

— Vous avez bien de la chance, Mr. Browning. Moi, je ne comprends pas, mais j’espère quand même comprendre un jour.

— Dites-moi, oncle Arthur, ça vit longtemps les mouches ?

Nous prenions notre breakfast et mon neveu venait de rompre un long silence. Je le regardai pardessus mon Times que j’avais calé debout contre la théière. Comme la plupart des enfants de son âge, Harry avait la manie, je dirais même le génie, de poser des questions auxquelles les adultes ne sont jamais fichus de répondre avec précision. Harry m’en posait des quantités, toujours au moment où je m’y attendais le moins et quand, parfois, j’avais le malheur de pouvoir répondre à l’une de ses questions, elle était immédiatement suivie d’une autre, puis d’une autre et encore d’une autre, jusqu’au moment où je devais m’avouer vaincu en déclarant que je ne savais pas. Alors, comme un grand joueur de tennis smashant sa balle de set et de match, il disait :

« Pourquoi ne savez-vous pas, mon oncle ? »

C’était cependant la première fois qu’il me parlait de mouches et je frémis à la pensée que l’inspecteur Twinker aurait pu être là. J’imaginais le regard qu’il m’aurait lancé en posant à son tour une question à mon neveu. Je savais même exactement comment il aurait répondu et je répétais non sans une certaine gêne, les paroles qu’il aurait sûrement prononcées.

— Je ne sais pas, Harry. Pourquoi me posez-vous cette question ?

— Parce que j’ai revu la mouche que maman cherchait.

— Votre maman cherchait une mouche ?

— Oui, elle a grossi, mais je l’ai bien reconnue.

— Où avez-vous revu cette mouche, et qu’a-t-elle de particulier ?

— Sur votre bureau, oncle Arthur. Elle a la tête blanche au lieu de noire, et une drôle de patte.

— Quand avez-vous vu, cette mouche pour la première fois, Harry ?

— Le jour où papa est parti. Elle était dans sa chambre et je l’avais attrapée, mais maman est arrivée et me l’a fait lâcher. Puis après, elle a voulu que je la retrouve. Je crois qu’elle avait changé d’idée et qu’elle voulait la voir.

— Je pense qu’elle doit être morte depuis longtemps, dis-je en me levant et gagnant lentement la porte.

Mais dès que je l’eus refermée, je ne fis qu’un bond jusqu’à mon bureau où je cherchai en vain la moindre mouche.

Les propos de mon neveu et la certitude de l’inspecteur Twinker que les mouches avaient un rapport avec la mort de mon frère m’avaient profondément troublé.

Pour la première fois, je me demandais s’il n’en savait pas beaucoup plus long qu’il ne laissait supposer. Et, pour la première fois aussi, je me demandais si ma belle-sœur était véritablement folle. Un sentiment étrange, affreux même, grandissait en moi, et plus j’y pensais, plus j’étais convaincu qu’Anne n’était pas folle. Alors qu’un inexplicable drame de la folie, si incompréhensible, si affreux soit-il, était admissible, l’idée que ma belle-sœur avait pu, en pleine possession de sa raison, tuer mon frère d’une façon si atroce — avec ou sans son consentement — me donnait des sueurs froides. Quelle pouvait donc être l’horrible raison de ce crime monstrueux ? Comment s’était-il véritablement déroulé ?

Je repensais à toutes les réponses d’Anne aux questions de l’inspecteur Twinker. Il lui en avait posé des centaines. Anne avait répondu avec une lucidité parfaite à toutes les questions concernant sa vie avec mon frère — une vie heureuse et sans histoire, semblait-il.

Fin psychologue, Twinker était un homme d’une grande expérience qui avait l’habitude de sentir, de deviner le mensonge. Comme moi, il avait eu la certitude qu’Anne avait répondu honnêtement aux questions auxquelles elle acceptait de répondre. Mais il y avait eu les autres, celles auxquelles elle avait toujours répondu de la même façon, avec toujours les mêmes mots.

— Je ne puis répondre à cette question, disait-elle simplement et calmement.

La répétition de la même question n’avait jamais semblé l’agacer. Pas une seule fois, au cours de nombreux interrogatoires, elle ne fit remarquer à l’inspecteur qu’il avait déjà posé une question. Elle se contentait de répéter : « Je ne puis répondre à cette question. »

Ce cliché était devenu le mur formidable que Twinker n’avait pu réussir à battre en brèche. Il avait eu beau changer complètement de sujet, poser des questions sans aucun rapport avec le drame, ne s’énervant jamais, Anne avait toujours répondu calmement et poliment. Mais dès qu’il revenait par un biais quelconque vers le drame, vers une question déjà posée, il se heurtait au mur de : « Je ne puis répondre à cette question. »

Ne voulant sans doute pas qu’un autre qu’elle puisse être soupçonné, Anne avait elle-même prouvé comment elle avait manœuvré le marteau-pilon. Elle nous avait montré qu’elle savait parfaitement le faire fonctionner, le régler à la force et à la hauteur de frappe voulue et, comme l’inspecteur lui avait fait remarquer que tout cela ne prouvait pas que c’était elle qui avait tué son mari, elle nous avait montré où elle s’était appuyée de la main gauche, contre un montant du tableau de commande, tandis qu’elle avait manipulé les boutons avec la main droite.

— Vos experts devraient y retrouver mes empreintes, avait-elle simplement ajouté.

Et ses empreintes y furent, en effet, retrouvées.

Twinker n’avait pu relever qu’un unique mensonge dans ses réponses. Anne affirmait avoir manœuvré le marteau une seule fois alors que le gardien de nuit déclarait l’avoir entendu deux fois et que le compteur qui avait été ramené à zéro en fin de journée, marquait « 2 » après le drame.

Twinker avait espéré un moment forcer la barrière de son mutisme grâce à cette erreur de sa part. Mais le plus calmement du monde, Anne avait, un beau jour, bouché ce trou en déclarant :

— Oui, j’ai menti, mais je ne puis vous expliquer pourquoi j’ai menti.

— Est-ce là votre seul mensonge ? avait aussitôt enchaîné Twinker, pensant la troubler et pouvoir enfin tenir l’avantage.

Mais, alors qu’il s’attendait au cliché habituel, Anne avait répondu :

— Oui, c’est là mon seul et unique mensonge.

Et Twinker se rendit compte qu’Anne avait superbement colmaté la seule fissure dans son mur de défense.

J’éprouvais un sentiment grandissant d’horreur pour ma belle-sœur car, si elle n’était pas folle, alors elle simulait la folie pour échapper au châtiment qu’elle méritait cent fois. Twinker avait raison, et les mouches avaient un rapport avec le drame — à moins que les mouches ne soient qu’une excuse pour simuler la folie. Si par contre, elle était bien folle, Twinker devait avoir encore raison, car les mouches devaient être la clef qui permettrait peut-être à un psychiatre de découvrir la cause initiale du drame.

Me disant que Twinker saurait sûrement mieux que moi démêler tout cela, j’avais un instant pensé aller tout lui raconter. Mais l’idée qu’il ne manquerait pas de se ruer sur Harry pour le harceler de questions m’avait retenu. Une autre raison aussi me retenait, une raison dont je ne m’étais pas tout d’abord rendu compte ; j’avais peur qu’il ne cherche et trouve la mouche dont avait parlé le gamin. Mais cette dernière idée m’agaçait car je n’arrivais pas à comprendre pourquoi j’avais peur qu’il trouve la mouche.

Je pensais à tous les romans policiers que j’avais lus à différents moments de ma vie. Même dans leurs mystères les plus compliqués, les romans policiers sont, malgré tout, logiques. Ici, il n’y avait rien de logique, rien qui puisse cadrer. Tout était d’une remarquable simplicité, et tout était mystère. Il n’y avait pas de coupable à démasquer ; Anne avait tué son mari, ne s’en était jamais caché et avait même prouvé comment elle avait tué.

Il est vrai que l’on ne peut espérer trouver de la logique dans un drame de la folie, mais en admettant que ce soit un drame de la folie, comment expliquer l’attitude étrangement passive de la victime ?

Mon frère était le savant type de la preuve par neuf. Il avait horreur de l’intuition, du corps de génie. Certains savants élaborent des théories qu’ils s’efforcent ensuite d’étayer par des preuves, ils procèdent par bonds dans l’inconnu, quitte à abandonner une position avancée pour une autre si les expériences accumulées ensuite n’arrivent pas à consolider la position choisie. Mon frère était, au contraire et par excellence, le type de savant méfiant qui se garde toujours un solide point d’appui, prouvé et archiprouvé. Il était rarement en avance de plus d’une expérience, d’une preuve à faire, dans ses recherches. Il n’avait rien du savant oublieux qui se laisse tremper par la pluie, alors qu’il tient un parapluie roulé à la main ; il était au contraire très humain, adorant les enfants et les animaux et n’hésitant jamais à laisser ses travaux attendre pour aller au cirque avec les enfants du voisinage. Il aimait les jeux de logique et de précision, comme le billard, le tennis, le bridge et les échecs.

Comment alors expliquer sa mort ? Comment et pourquoi serait-il venu se placer sous le marteau-pilon ? Il ne pouvait être question d’un pari stupide,d’un défi à son courage. Il ne pariait jamais et n’avait guère de patience pour les gens qui pariaient ; quitte à les vexer, il leur faisait toujours remarquer qu’un pari est invariablement une affaire conclue entre un imbécile et un voleur.

Il n’y avait que deux explications possibles : ou bien il était devenu fou, ou alors il avait eu une raison pour se laisser tuer par sa femme d’une façon si étrange.

Après avoir longuement réfléchi, je décidai de ne pas mettre l’inspecteur Twinker au courant de ma conversation avec Harry, mais de tenter moi-même d’interroger Anne de nouveau. C’était samedi, jour de visite, et comme ma belle-sœur était une malade très calme, on me permettait, depuis un certain temps de l’emmener faire un tour dans le grand jardin où lui avait été alloué un petit coin qu’elle pouvait cultiver à sa guise. Elle y avait replanté des rosiers que je lui avais envoyés de mon jardin.

Elle attendait sans doute ma visite, car elle arriva au parloir, très rapidement. Il commençait à faire froid et elle avait revêtu un manteau en prévision de notre promenade habituelle.

Elle me demanda des nouvelles de son fils, puis me conduisit tout droit à son petit bout de terrain, où elle me fit asseoir à son côté sur un banc rustique fabriqué dans la menuiserie de l’asile par un des malades qui aimait bricoler.

Je traçais de vagues dessins dans le sable de l’allée avec le bout de mon parapluie, en cherchant mes mots pour amener la conversation sur la mort de mon frère, mais ce fut elle qui parla la première.

— Arthur, je voudrais vous demander quelque chose.

— Je vous écoute, Anne.

— Savez-vous si les mouches vivent longtemps ?

Je la regardai, stupéfait, et j’étais sur le point de lui dire que son fils m’avait posé la même question, quelques heures plus tôt, quand je crus entrevoir la possibilité de frapper enfin un grand coup dans ses défenses conscientes ou subconscientes. Elle semblait attendre calmement ma réponse, pensant sans doute que j’essayais de rassembler mes souvenirs d’école sur la longévité des mouches.

Sans la quitter des yeux, je répondis :

— Je ne sais pas au juste, Anne, mais la mouche que vous recherchiez était ce matin dans mon bureau.

Le coup avait certainement porté. Elle tourna brusquement la tête vers moi. Elle ouvrit la bouche comme si elle allait crier, mais seuls ses yeux immenses semblaient hurler de terreur.

Je réussis à garder un visage impassible ; je sentais que j’avais enfin l’avantage et que je ne pourrais le conserver que derrière le masque de l’homme qui sait, qui n’éprouve ni rancœur ni pitié, qui ne se permet même pas de juger.

Elle respira enfin puis cacha son visage dans ses mains :

— Arthur… Vous l’avez tuée ? murmura-t-elle doucement.

— Non.

— Mais vous l’avez ! cria-t-elle, en relevant la tête. Vous l’avez sur vous ! Donnez-la-moi !

Et je sentais que, pour un peu, elle aurait fouillé mes poches.

— Non, Anne, je ne l’ai pas sur moi.

— Mais vous savez ! Vous avez deviné !

— Non, Anne, je ne sais rien, sinon que vous n’êtes pas folle. Mais je vais savoir d’une manière ou d’une autre. Ou bien vous allez tout me dire et je jugerai de la suite qu’il convient de donner à ce que vous m’aurez dit, ou bien…

— Ou bien quoi, dites-le !

— J’allais vous le dire, Anne… Ou bien je vous jure que l’inspecteur Twinker aura cette mouche, d’ici vingt-quatre heures.

Ma belle-sœur resta un long moment immobile, regardant fixement les paumes de ses longues mains blanches qu’elle tenait allongées sur ses genoux. Sans lever les yeux, elle dit enfin :

— Si je vous dis tout, jurez-vous de détruire cette mouche avant de faire quoi que ce soit ?

— Non, Anne. Je ne puis rien vous promettre avant de tout savoir.

— Arthur, comprenez… J’ai promis à Bob que cette mouche serait détruite… Il faut que cette promesse soit tenue. Je ne puis rien vous dire avant.

Je sentais venir l’impasse : Anne se ressaisissait. Il fallait absolument trouver un nouvel argument, un argument qui la pousserait dans ses derniers retranchements, qui la ferait capituler.

En désespoir de cause, je dis à tout hasard :

— Anne, vous devez vous rendre compte que, dès l’instant que cette mouche aura été examinée aux laboratoires de la police, ils auront la preuve que vous n’êtes pas folle, et alors…

— Arthur, non ! Il ne faut pas, pour Harry, il ne faut pas… Voyez-vous, j’attendais cette mouche ; je pensais qu’elle finirait par me retrouver. Elle n’a sans doute pas pu, et c’est à vous qu’elle est allée.

Je regardai fixement ma belle-sœur, me demandant si elle simulait encore la folie ou si, après tout, elle était véritablement folle. Cependant, folle ou pas, j’avais l’impression très nette d’avoir réussi à la mettre aux abois. Restait à forcer la dernière résistance, et comme elle semblait craindre pour son fils, je dis :

— Racontez-moi tout, Anne. Cela me permettra de mieux protéger Harry.

— Contre quoi voulez-vous protéger mon fils ? Ne comprenez-vous pas que si je suis ici, c’est uniquement pour éviter que Harry soit le fils d’une condamnée à mort, pendue pour avoir assassiné son père ? Croyez-moi, je préférerais cent fois la mort à la mort vivante de cet asile de fous !

— Anne, je tiens tout autant que vous à protéger le fils de mon frère. Je vous promets que si vous me dites tout, je ferai l’impossible pour protéger Harry. Si vous refusez de parler, l’inspecteur Twinker aura la mouche. Je tâcherai quand même de protéger Harry, mais vous devez comprendre que je ne serai plus maître de la situation.

— Mais pourquoi faut-il que vous sachiez ? me jeta-t-elle avec un curieux regard de haine.

— Anne, c’est le sort de votre fils qui est entre vos mains. Que décidez-vous ?

— Rentrons. Je vais vous remettre le récit de la mort de mon pauvre Bob.

— Vous l’avez écrit !

— Oui. Je l’avais préparé, pas pour vous, mais pour votre damné inspecteur. J’avais prévu que, tôt ou tard, il arriverait près de la vérité.

— Mais alors, je pourrai le lui faire lire ?

— Vous ferez ce que bon vous semblera, Arthur.

Anne me fit attendre un instant, le temps de monter dans sa chambre, d’où elle revint presque aussitôt, en tenant une grosse enveloppe jaune qu’elle me remit en disant :

— Tâchez d’être seul et de ne pas être dérangé pour lire tout cela.

— Entendu, Anne, je vais le lire en rentrant et reviendrai vous voir demain.

— Oui, si vous voulez.

Et elle quitta le parloir sans répondre à mon au revoir.

Ce ne fut qu’en arrivant chez moi que je vis l’inscription sur l’enveloppe : A qui de droit. — Probablement à l’inspecteur Twinker.

Après avoir donné des ordres afin de n’être pas dérangé, fait savoir que je ne dînerais pas et demandé que l’on me serve simplement du thé et des biscuits, je montai rapidement dans mon bureau.

J’eus beau examiner murs, plafond, tentures et meubles, je ne trouvai pas la moindre trace de mouche. Puis, comme la servante qui venait d’apporter mon thé mettait du charbon sur le feu, je fermai les fenêtres et tirai les doubles rideaux. Lorsqu’elle eut enfin quitté la pièce, je poussai le verrou de la porte et après avoir débranché le téléphone — je le débranchais toujours la nuit depuis la mort de mon frère — j’éteignis toutes les lumières, sauf la lampe de mon bureau, où je m’installai et ouvris la grosse enveloppe jaune.

Je me versai une tasse de thé et lus sur un premier feuillet :

« Ceci n’est pas une confession car, quoique ayant tué mon mari, ce dont je ne me suis jamais cachée, je ne suis pas une criminelle. J’ai simplement exécuté fidèlement ses dernières volontés en lui écrasant la tête et l’avant-bras droit sous le marteau-pilon de l’usine de son frère. »

Sans même goûter à mon thé, je tournai la page.

« Depuis un certain temps, avant sa disparition, mon mari m’avait mis au courant de certaines de ses expériences. Il savait pertinemment que le ministère les lui aurait interdites comme trop dangereuses, mais il tenait à obtenir des résultats positifs avant même de le mettre au courant.

» Alors que l’on n’avait réussi jusqu’à ce jour à transmettre dans l’espace que le son et les images, grâce à la radio et à la télévision, Bob affirmait avoir trouvé le moyen de transmettre la matière même. La matière — c’est-à-dire un corps solide — placée dans un appareil émetteur, se désintégrait subitement et se réintégrait instantanément dans un autre appareil récepteur.

» Bob considérait sa découverte comme peut-être bien la plus importante depuis celle de la roue. Il estimait que la transmission de la matière par désintégration-réintégration instantanée, signifiait une révolution sans précédent pour l’évolution de l’homme. Cela équivaudrait à la fin des transports, non seulement des marchandises et des denrées périssables, mais aussi des êtres humains. Lui, l’homme pratique qui ne rêvait jamais, entrevoyait déjà le moment où il n’y aurait plus d’avions, de trains, de voitures, plus de routes ou de voies ferrées. Tout cela serait remplacé par des postes émetteurs-récepteurs dans tous les coins du monde. Voyageurs ou marchandises à expédier seraient simplement placés dans un poste émetteur, désintégrés et réintégrés presque instantanément dans le poste récepteur voulu.

» Mon mari eut quelques accrocs au début. Son poste récepteur n’était séparé de son poste émetteur que par un mur. Sa première expérience réussie fut faite avec un simple cendrier, un souvenir que nous avions rapporté d’un voyage en France.

. » Il ne m’avait pas alors mise au courant de ses expériences et je ne compris pas tout d’abord ce qu’il voulait dire quand il m’apporta triomphalement le petit cendrier en disant :

« — Anne, regardez ! Ce cendrier a été totalement désintégré pendant un dix millionième de seconde. A un moment, il n’existait plus ! Parti, plus rien, absolument plus rien ! Seulement des atomes voyageant à la vitesse de la lumière entre deux appareils ! Et l’instant d’après, les atomes s’étaient de nouveau rassemblés pour reformer ce cendrier !

» — Bob, je vous en supplie… De quoi parlez-vous ? Expliquez-vous. »

» Ce fut alors qu’il me révéla pour la première fois le détail de ses recherches et, comme je ne comprenais pas, il se mit à faire des petits dessins, alignant des chiffres ; mais je ne comprends toujours pas.

« — Excusez-moi, Anne, dit-il en riant de bon cœur, quand il se rendit compte que je comprenais de moins en moins. Rappelez-vous qu’un jour j’avais lu un article sur les mystérieuses volées de pierres qui pénètrent avec force dans certaines maisons aux Indes, alors que portes et fenêtres sont fermées.

» — Oui, je me souviens très bien. Le professeur Downing, qui était venu pour le week-end, avait dit que s’il n’y avait aucun truquage, cela ne pouvait s’expliquer que par la désintégration des pierres lancées du dehors et leur réintégration à l’intérieur de la maison, avant leur chute.

» — C’est cela ; il avait même ajouté : « A moins que le phénomène ne soit produit par une désintégration partielle et momentanée du mur à travers lequel les pierres avaient passé.

» — Oui, tout cela est très joli, mais je ne comprends toujours pas. Ainsi, pourquoi, même désintégrées, des pierres peuvent-elles passer tranquillement à travers un mur ou une porte.

» — Si, Anne, c’est possible, parce que les atomes qui composent la matière ne se touchent pas, ils sont séparés les uns des autres par des espaces immenses.

» — Comment peut-il y avoir des espaces « immenses » comme vous dites entre les atomes composant une simple porte ?

» — Entendons-nous, les espaces entre les atomes sont relativement immenses ; ils sont immenses par rapport à la grosseur des atomes. Ainsi, vous qui pesez une centaine de livres et qui mesurez à peine cinq pieds trois pouces, si tous les atomes qui vous composent étaient soudain tassés les uns contre les autres, sans qu’il y ait d’espace entre eux, vous pèseriez toujours une centaine de livres, mais vous formeriez une petite boule qui tiendrait aisément sur une tête d’épingle.

» — Alors, si j’ai bien compris, vous prétendez avoir réduit ce cendrier à la grosseur d’une tête d’épingle ?…

» — Non, Anne. D’abord, ce cendrier qui pèse à peine deux onces ne formerait qu’une masse tout juste visible au microscope si les atomes qui le composent étaient soudain tassés. Et puis, tout cela n’est qu’une image. Néanmoins, une fois désintégré, ce cendrier peut fort bien traverser tout corps opaque et solide, vous par exemple, sans aucune difficulté, car ses atomes séparés pourraient alors passer à travers la masse de vos atomes espacés, sans la moindre difficulté.

» — Vous avez donc désintégré ce cendrier pour le réintégrer un peu plus loin, après l’avoir fait passer à travers un autre corps ?

» — Tout juste, Anne, à travers le mur séparant mon appareil émetteur de mon appareil récepteur !

» — Et peut-on savoir quelle est l’utilité d’envoyer des cendriers dans l’espace ? »

» Bob avait eu alors un geste d’agacement, puis se rendant compte que je me moquais gentiment de lui, il m’avait expliqué quelques-unes des possibilités de sa découverte.

« — Eh bien ! j’espère que vous ne m’expédierez jamais ainsi, Bob. J’aurais trop peur de ressortir à l’autre bout comme ce cendrier.

» — Que voulez-vous dire, Anne ?

» — Vous vous souvenez de ce qu’il y avait écrit sous ce cendrier ?

» — Oui, bien sûr. Il y avait les mots : Made in France, qui y sont certainement.

» — Oui, ils y sont, en effet, mais, regardez, Bob ! »

» Il prit le cendrier de mes mains en souriant, mais il pâlit et son sourire se figea quand il vit ce que je venais de remarquer et qui venait de me prouver qu’il avait en effet réussi une étrange expérience avec le cendrier.

» Les trois mots apparaissaient toujours, mais inversés, et l’on pouvait lire : ecnarF ni edaM.

« — C’est inouï, murmura-t-il, et sans même finir son thé, il se précipita dans son laboratoire d’où il ne ressortit que le lendemain matin, après une nuit de travail. »

» Quelques jours plus tard, Bob eut un nouveau revers, qui le rendit de fort mauvaise humeur pendant plusieurs semaines. Pressé de questions, il finit par    m’avouer    que    sa    première expérience    sur un être vivant avait été un fiasco complet.

« — Bob, vous avez fait cette expérience avec Dandelo, n’est-ce pas ?

» — Oui, m’avoua-t-il tout penaud. Dandelo s’est parfaitement bien désintégré, mais il ne s’est jamais réintégré dans l’appareil récepteur.

»    — Et alors ?

^    — Alors, il n’y a plus de Dandelo. Il n’y a que les atomes dispersés de Dandelo qui se promènent, Dieu sait où, dans l’univers. »

» Dandelo était un petit chat blanc que la cuisinière avait trouvé un soir dans le jardin. Un matin, il était parti on ne savait où. Je savais maintenant comment il avait disparu.

» Après une série de nouvelles expériences et de longues heures de veille. Bob m’annonça un beau jour que son appareil fonctionnait enfin parfaitement, et m’invita à venir le voir.

» Je fis préparer un plateau avec du champagne et deux coupes, afin de fêter dignement sa réussite, car je savais que s’il m’invitait à venir voir son invention, c’est qu’elle était véritablement au point.

« — Excellente idée, déclara-t-il en me prenant le plateau des mains. Nous allons fêter cela avec du champagne réintégré !

» — J’espère qu’il ressortira aussi bon qu’avant sa désintégration, Bob.

» — Ne craignez rien, Anne. Vous allez voir. »

» Il ouvrit la porte d’une cabine qui n’était autre qu’une vieille cabine téléphonique qu’il avait transformée.

« — C’est l’appareil de désintégration transmission, expliqua-t-il en posant le plateau sur un escabeau à l’intérieur de la cabine. »

» Il referma la porte, puis me tendit une paire de lunettes de soleil et me plaça devant la porte vitrée de la cabine.

» Ayant lui-même mis des lunettes noires, il manipula divers boutons à l’extérieur de la cabine et j’entendis le doux ronron d’un moteur électrique.

« — Prête ? demanda-t-il en éteignant la lampe dans la cabine et tournant un autre commutateur qui inonda l’appareil d’une lumière bleuâtre. Alors, regardez bien ! »

» Il abaissa une manette et tout le laboratoire fut violemment illuminé par un insoutenable éclat orange. A l’intérieur de la cabine, j’avais pu voir comme une boule de feu qui crépita un instant. J’en avais senti la chaleur soudaine sur mon visage et mon cou et l’instant d’après, je ne voyais plus que des trous noirs bordés de vert comme lorsque l’on regarde un instant le soleil.

« — Vous pouvez ôter vos lunettes, c’est terminé, Anne. »

» D’un geste un peu théâtral, mon mari ouvrit la porte de la cabine et, quoique m’y attendant, je fus tout de même suffoquée de voir que l’escabeau, le plateau, les coupes et la bouteille de champagne avaient disparu.

» Bob me fit cérémonieusement passer dans la pièce voisine où se trouvait une cabine en tous points semblable à l’autre et, ouvrant la porte, il en sortit triomphalement le plateau et le champagne qu’il déboucha aussitôt. Le bouchon sauta joyeusement et le champagne pétilla dans les coupes.

« — Vous êtes sûr qu’il n’est pas dangereux à boire ?

» — Certain, dit-il en me tendant une coupe. Et, maintenant, nous allons tenter une nouvelle expérience. Voulez-vous y assister ? »

» Nous passâmes dans la salle du poste de désintégration.

« — Oh ! Bob ! Souvenez-vous du pauvre Dandelo !

» — Ce n’est qu’un cobaye, Anne. Mais je suis persuadé qu’il passera sans encombre. »

» Il plaça le petit animal à même le sol métallique de la cabine, puis me fit de nouveau mettre des lunettes noires. J’entendis le ronronnement du moteur, je vis de nouveau l’éclair fulgurant mais, sans attendre cette fois, je me précipitai dans la pièce voisine. Par la porte vitrée de la cabine réceptrice, je vis le cobaye qui courait de droite et de gauche.

« — Bob, darling ! Ça y est ! C’est réussi !

» — Un peu de patience, Anne. Nous serons fixés d’ici quelque temps.

» — Mais il est parfaitement bien et aussi vivant qu’avant

» — Oui, mais il faut savoir si tous ses organes sont intacts et cela demandera un certain temps. S’il se porte encore bien dans un mois, nous pourrons tenter d’autres expériences. »

» Ce mois me sembla un siècle. Tous les jours je venais voir le cobaye qui semblait se porter à merveille.

» A la fin du mois, Bob mit Pickles. notre chien dans la cabine. Il ne m’avait pas prévenue, car je n’aurais jamais permis une telle expérience avec Pickles. Mais celui-ci semblait y prendre goût. En un seul après-midi, il fut désintégré-réintégré une dizaine de fois et sitôt qu’il ressortait de la cabine réceptrice, il se précipitait en jappant vers le poste émetteur pour recommencer l’expérience.

» J’attendais que Bob convoque certains savants et spécialistes du ministère, comme il avait l’habitude de le faire lorsqu’il avait fini un travail pour leur en communiquer le résultat et leur faire quelques démonstrations pratiques. Au bout de quelques jours, je lui en fis même la remarque.

« — Non, Anne. Cette découverte est trop importante pour que l’on puisse simplement l’annoncer encore. Il y a certaines phases de l’opération que je ne comprends pas encore moi-même. J’ai encore bien du travail et des expériences à faire.

» Il me parlait parfois, pas toujours, de ses différentes expériences. Il ne m’était jamais venu à l’idée qu’il pourrait tenter une première expérience humaine sur sa propre personne, et ce ne fut qu’après la catastrophe que j’appris qu’il avait installé un deuxième tableau de commande à l’intérieur de la cabine émettrice.

» Le matin où Bob tenta sa terrible expérience, il ne vint pas déjeuner. J’avais trouvé un mot griffonné sur la porte de son laboratoire :

» Surtout que l’on ne me dérange pas. Je travaille.

» Cela lui arrivait parfois et je n’avais pas fait attention à l’écriture énorme du mot épinglé sur la porte.

» Ce fut un peu plus tard, au moment du déjeuner, que Harry vint en courant me dire qu’il avait attrapé une mouche à tête blanche et, sans même vouloir la voir, je lui ordonnai de la lâcher immédiatement. Comme Bob, je n’admettais pas que l’on fasse le moindre mal aux bêtes. Je savais que Harry avait attrapé cette mouche uniquement parce qu’elle était curieuse, mais je savais aussi que son père aurait été mécontent, même de cela.

» A l’heure du thé, Bob n’était toujours pas sorti de son laboratoire et le mot était toujours sur la porte. A l’heure du dîner, rien n’était changé et, vaguement inquiète, je frappai à la porte et appelai Bob.

» Je l’entendis remuer dans la pièce et un instant après il glissa un mot sous la porte. Je le dépliai et lut :

» Anne, j’ai des ennuis. Couchez le petit et revenez dans une heure. B.

» J’eus beau frapper et appeler, Bob ne répondit pas. Un instant après, j’entendis qu’il tapait sur sa machine à écrire et, un peu rassurée par ce bruit familier, je remontai à la maison.

» Après avoir couché Harry, je retournai au laboratoire où je trouvai une nouvelle feuille glissée sous la porte. Cette fois, je lus avec effroi :

» Anne,
» Je compte sur votre fermeté d’esprit pour ne pas vous affoler, car vous seule pouvez m’aider. Il m’est arrivé un accident grave. Ma vie n’est pas en danger pour le moment, mais c’est quand même une question de vie ou de mort. Je ne puis parler : il est donc inutile d’appeler ou de me questionner à travers la porte. Il va falloir que vous fassiez très exactement tout ce que je vous demanderai. Après avoir frappé trois coups pour me signifier votre accord, allez me chercher un bol de lait dans lequel vous verserez un bon verre de rhum. Je n’ai ni mangé ni bu depuis hier soir et j’en ai bien besoin. Je compte sur vous.    B.

» Le cœur battant, je frappai les trois coups demandés et me précipitai vers la maison pour lui rapporter ce qu’il me demandait.

» De retour au laboratoire, je trouvai un nouveau mot glissé sous la porte.

» Anne, suivez fidèlement mes instructions :

» Quand vous frapperez, j’ouvrirai la porte. Allez mettre le bol de lait sur mon bureau sans me poser de questions, puis passez aussitôt dans l’autre pièce où se trouve la cabine réceptrice. Vous regarderez bien partout. Il faut absolument que vous trouviez une mouche qui doit y être, mais que j’ai cherchée en vain. Je suis malheureusement handicapé et je vois mal les petites choses.

» Mais avant, il faut que vous me juriez de faire tout ce que je vous demanderai et, surtout, de ne pas chercher à me voir. Il m’est impossible de discuter. Trois coups frappés à la porte me feront savoir que vous promettez de m’obéir aveuglément. Ma vie va dépendre de l’aide que vous pourrez me donner.

» Maîtrisant mon émotion et les battements de mon cœur, je frappai trois coups espacés à la porte.

» J’entendis alors Bob marcher vers la porte, puis sa main chercher et tirer le verrou.

» J’entrai, mon bol à la main, sentant qu’il était resté derrière la porte ouverte. Résistant au désir de me retourner, je dis :

« — Vous pouvez compter sur moi, darling. »

» Après avoir posé le bol sur le bureau, sous la seule lampe allumée de la pièce, je me dirigeai vers l’autre partie du laboratoire qui, elle., était brillamment éclairée. Tout y était sens dessus dessous : des dossiers et des fioles brisées étaient éparpillés sur le sol entre des tabourets et des chaises renversés. Une odeur âcre se dégageait d’un grand bac d’émail où des papiers finissaient de se consumer.

» Sans même y avoir pensé, je savais que je ne trouverais pas la mouche : mon instinct me disait également que la mouche que mon mari voulait ne pouvait être que celle que Harry avait attrapée et qu’il avait relâchée sur mon ordre.

» Dans la pièce à côté, j’entendis Bob s’approcher de son bureau et, un moment après, un étrange bruit de succion, comme s’il avait eu du mal à boire.

« — Bob, il n’y a pas de mouche. Ne pouvez-vous me donner d’autre indication ? Si vous ne pouvez pas parler, frappez sur votre bureau, vous savez : un coup pour oui, deux coups pour non. »

» J’avais essayé de donner une intonation normale à ma voix, et je dus faire un effort terrible pour retenir un sanglot, quand il frappa deux coups secs sur son bureau.

» — Puis-je venir dans la pièce où vous êtes ? Je ne comprends pas ce qui a pu arriver, mais, quoi que ce soit, je serai courageuse. »

» Il y eut un moment de silence, puis il frappa une fois sur son bureau.

» A la porte séparant les deux pièces, je restai clouée de stupeur. Bob avait recouvert sa tête avec le tapis de velours doré qui se trouvait habituellement sur la table où il mangeait, quand il ne voulait pas quitter son travail.

« — Bob, nous chercherons demain au jour. Ne pourriez-vous pas aller vous coucher ? Si vous voulez, je vous conduirai à la chambre d’ami et je m’arrangerai pour que personne ne vous voie. »

» Sa main gauche sortit de dessous le tapis qui retombait jusque sur son ventre, et il frappa son bureau deux fois.

« — Avez-vous besoin d’un médecin ?

» Non, fit-il en frappant sur son bureau.

« — Voulez-vous que je téléphone au professeur Moore. Il vous serait peut-être plus utile que moi ? » » Deux fois, il fit rapidement non de la main. Je ne savais plus que dire ni que faire. Une idée tournait inlassablement dans ma tête, et je dis :

« — Harry a, ce matin, trouvé une mouche que je lui ai fait lâcher. Serait-ce celle que vous cherchez ? Harry m’a dit qu’elle avait la tête blanche » Bob fit entendre un curieux soupir rauque, qui avait quelque chose de métallique, aurait-on dit. Et c’est à ce moment que je me mordis la main au sang pour ne pas crier. Il avait laissé tomber son bras droit le long de son corps et, à la place de la main et de son poignet, il y avait comme un bâton gris avec des petits crochets qui dépassait de sa manche.

« — Bob. mon chéri expliquez-moi ce qui est arrivé. Je pourrai peut-être mieux vous aider si je sais de quoi il s’agit… Oh ! Bob. c’est affreux ! dis-je en tentant vainement d’étouffer mes sanglots. »

» Sa main gauche sortit de dessous le tapis et,après avoir frappé une fois sur le bureau, me montra la porte.

« Je sortis et m’effondrai dans le couloir, comme il repoussait le verrou derrière la porte. Je l’entendis aller et venir, puis de nouveau taper sur sa machine à écrire. Une feuille fut enfin glissée sous la porte et je lus :

» Revenez demain, Anne. Je vous aurai tapé une explication. Prenez un somnifère et dormez. J’aurai besoin de toutes vos forces, ma chérie,    B.

« — Vous n’avez besoin de rien pour la nuit, Bob ? criai-je à travers la porte après avoir réussi à étouffer mes sanglots. »

» Il frappa deux coups rapides et, peu après, je l’entendis qui tapait à la machine.

» Ce fut le soleil sur les yeux qui me réveilla. J’avais mis le réveil pour 5 heures, mais à cause du somnifère, je n’avais pas entendu sa sonnerie. Il était 7 heures et je me levai, affolée. J’avais dormi comme au fond d’un trou noir, d’une masse, sans un rêve. Maintenant, replongée dans le cauchemar vivant, j’éclatai en sanglots en pensant au bras de Bob.

» Je me précipitai à la cuisine où, devant les domestiques effarés, je préparai rapidement un plateau de thé et de toasts que je portai en courant au laboratoire.

» Bob m’ouvrit au bout de quelques secondes et referma la porte derrière moi. Tremblante, je vis qu’il avait toujours le tapis sur la tête. Au lit de camp ouvert, à son costume gris tout fripé, je compris qu’il avait tout au moins tenté de prendre un peu de repos.

» Une feuille tapée à la machine m’attendait sur son bureau où je déposai le plateau. Il était allé à la porte de la pièce voisine et je compris qu’il voulait être seul. J’emportai donc son message dans l’autre pièce et, tout en lisant, j’entendis qu’il se servait du thé.

» Vous souvenez-vous du cendrier ? Il m’est arrivé un accident un peu semblable, mais, hélas ! beaucoup plus grave. Je me suis moi-même désintégré-réintégré une première fois avec succès. Au cours d’une deuxième expérience, je ne me suis pas aperçu qu’une mouche était entrée dans la cabine de transmission.

» Mon seul espoir est de retrouver cette mouche et de repasser avec elle. Cherchez bien partout, car, si vous ne la trouvez pas, il faudra, moi, que je trouve un moyen de disparaître sans laisser de traces.

» J’aurais voulu une explication détaillée, mais Bob avait sans doute une raison pour ne pas me l’avoir donnée. Il devait être certainement défiguré et je frissonnai en m’imaginant son visage inversé comme l’écriture du cendrier. Je me l’imaginais avec les yeux à la place de la bouche ou des oreilles.

» Mais il fallait rester calme et le sauver. La toute première chose était de faire ce qu’il demandait, retrouver cette mouche à tout prix.

« — Bob, puis-je entrer ? »

» Il ouvrit la porte entre les deux pièces du laboratoire.

« — Bob, ne désespérez pas. Je vais trouver cette mouche. Elle n’est plus dans le laboratoire, mais elle ne doit pas être loin. Je devine que vous êtes défiguré, mais il ne peut être question de votre disparition. Cela, je ne le permettrai jamais. Au besoin, si vous ne voulez pas être vu, je vous ferai un masque, une cagoule, et vous continuerez vos recherches jusqu’à ce que vous puissiez redevenir normal. Au besoin même, je ferai appel au professeur Moore et aux autres savants, vos amis, mais nous vous sauverons, Bob. »

» Il frappa violemment sur son bureau et, de nouveau, j’entendis le soupir rauque et métallique sortir de dessous le tapis qui lui recouvrait la tête.

« — Ne vous énervez pas, Bob. Je ne ferai rien sans vous prévenir, cela je vous le promets. Ayez confiance en moi et laissez-moi vous aider. Vous êtes défiguré, n’est-ce pas ? Sans doute terriblement. Ne voulez-vous pas me laisser voir votre visage ? Je n’aurai pas peur. Je suis votre femme, Bob !

» Il frappa rageusement deux coups pour me signifier « non » et me fit signe de sortir.

« — Bon. Je vais commencer les recherches pour retrouver cette mouche, mais jurez-moi de ne pas faire de bêtises ; jurez-moi de ne rien faire sans me prévenir, sans me consulter ! »

» Il étendit lentement la main gauche, et je compris qu’il me donnait ainsi sa promesse.

» Je n’oublierai jamais cette affreuse journée de chasse aux mouches. Je mis la maison sens dessus dessous, obligeant les domestiques à participer à mes recherches. J’eus beau leur expliquer que c’était une mouche échappée du laboratoire de mon mari, une mouche sur laquelle il avait fait une expérience et qu’il fallait à tout prix reprendre vivante, je suis certaine qu’ils me crurent folle dès ce moment. Ce fut d’ailleurs ce qui, plus tard, me sauva de la honte de la pendaison.

» J’interrogeai Harry. Comme il ne comprit pas immédiatement, je le secouai et il se mit à pleurer. Je dus alors m’armer de patience. Oui, il se souvenait. Il avait alors trouvé la mouche sur le rebord de la fenêtre de la cuisine, mais il l’avait bien lâchée, comme je lui en avais donné l’ordre.

» Même en plein été, nous avons très peu de mouches, car notre maison se trouve en haut d’une colline bien aérée. J’attrapai néanmoins des centaines de mouches, ce jour-là. Partout, sur les rebords des fenêtres et dans le jardin, j’avais fait mettre des soucoupes de lait, de confitures et de sucre pour les attirer. Pas une ne répondait à la description donnée par Harry. J’avais beau les examiner avec une loupe, toutes se ressemblaient.

» A l’heure du déjeuner, je portai du lait et une purée de pommes de terre à mon mari. Je lui portai aussi quelques mouches prises au hasard ; mais il me fit comprendre qu’elles ne lui étaient d’aucune utilité.

« — Si la mouche n’est pas trouvée ce soir, Bob, nous étudierons ce qu’il faut faire. Voici ce que j’ai pensé. Je m’installerai dans la pièce à côté avec la porte fermée. Quand vous ne pourrez pas répondre par le signal oui et non, vous m’écrirez vos réponses à la machine, et les glisserez sous la porte, voulez-vous ? »

» Oui, frappa Bob de sa main valide.

» A la tombée de la nuit, nous n’avions toujours pas trouvé la mouche. Avant de porter à manger à Bob, j’hésitai un moment devant le téléphone. Sans aucun doute, c’était bien une question de vie ou de mort pour mon mari. Serais-je assez forte pour lutter contre sa volonté, pour l’empêcher de mettre fin à ses jours ? Il ne me pardonnerait sans doute jamais de manquer à ma promesse, mais considérant qu’il valait mieux cela que risquer de le voir disparaître, fébrilement je décrochai l’appareil et composai le numéro du professeur Moore, son ami le plus intime.

« — Le professeur est en voyage et ne rentrera qu’à la fin de la semaine, m’expliqua poliment une voix neutre, au bout du fil. »

» Le sort en était jeté. Tant pis, je lutterai seule et seule je sauverai Bob, décidai-je.

» J’étais presque calme en entrant dans le laboratoire et comme convenu, je m’installai dans la pièce voisine pour commencer la pénible discussion qui devait durer une bonne partie de la nuit.

« — Bob, pourrez-vous me dire exactement ce qui s’est passé ? Que vous est-il arrivé au juste ? »

» J’entendis le cliquetis de sa machine pendant quelques moments, puis la réponse fut glissée sous la porte :

» Anne,

» Je préfère que vous vous souveniez de moi comme j’étais avant. Il va falloir que je me détruise, J’ai longuement réfléchi et je ne vois qu’un moyen certain et vous seule pourrez m’aider. J’ai bien pensé à la désintégration simple par mon appareil, mais cela ne se peut pas car je risquerais d’être un jour réintégré par un autre savant et cela il ne le faut pas à aucun prix.

» Je me demandai un moment si mon mari n’était pas devenu fou.

» Quel que soit le moyen que vous proposiez, je n’accepterai jamais une telle solution, mon chéri. Si terrible que soit le résultat de votre expérience, votre accident, vous êtes vivant, vous êtes un homme, une intelligence, vous avez une âme. Vous n’avez pas le droit de vous détruire ! »

» La réponse fut de nouveau tapée à la machine, puis glissée sous la porte.

» Je suis vivant, mais je ne suis déjà plus un homme. Quant à mon intelligence, elle peut disparaître d’un moment à Vautre. Elle n’est d’ailleurs plus intacte. Et il ne peut y avoir d’âme sans intelligence.

« — Il faut alors mettre les autres savants au courant de vos expériences, de vos travaux. Eux finiront par vous sauver ! »

» Bob me fit alors sursauter en frappant nerveusement, presque furieusement, deux coups contre la porte.

« — Bob, pourquoi pas ? Pourquoi refusez-vous l’aide qu’ils vous donneraient certainement de tout cœur ? »

» Mon mari ébranla alors la porte d’une dizaine de coups furieux, et je compris qu’il ne fallait pas insister dans cette voie.

Je lui parlai alors de moi, de son fils, de sa famille. Il ne me répondait même plus. Je ne savais plus que penser ni que dire. Je hasardai enfin :

« — Bob… vous m’écoutez ? »

» Il frappa un coup beaucoup plus doux.

« — Vous m’avez parlé de cendrier de votre première expérience. Bob, croyez-vous que si vous l’aviez repassé dans votre appareil, que si vous l’aviez de nouveau désintégré-réintégré, les lettres auraient pu reprendre leur place ?

» Quelques minutes après, je lus sur la feuille glissée sous la porte :

» Je comprends où vous voulez en venir, Anne. J’ai pensé à cela et c’est pourquoi il me faut la mouche. Il faut qu’elle soit retransmise avec moi, sinon, c’est sans espoir.

« — Essayez à tout hasard. On ne sait jamais. » » J’ai déjà essayé, fut cette fois la réponse.

« — Bob, essayez encore ! »

» La réponse de Bob me donna un peu d’espoir, car aucune femme n’a jamais compris et ne comprendra jamais qu’un homme puisse plaisanter, alors qu’il sait qu’il va mourir. Une minute plus tard, je lus en effet:

» J’admire votre délicieuse logique féminine.Nous pourrions faire cela pendant cent sept ans… Mais pour vous faire ce plaisir, sans doute le dernier, je vais repasser. Si vous ne trouvez pas de lunettes noires, tournez le dos à la cabine réceptrice et couvrez vos yeux avec vos mains. Prévenez-moi dès que vous serez prête.

« — Allez-y, Bob !

» Sans même chercher les lunettes, j’avais obéi à ses instructions. Je l’entendis remuer diverses choses, puis ouvrir et refermer la porte de la cabine de transmission. Après un moment d’attente qui me sembla interminable, j’entendis un violent crépitement et je perçus une brillante lueur à travers mes paupières et mes mains appliquées sur les yeux.

» Je me retournai et regardai.

» Bob, son tapis de velours sur la tête, sortit lentement de la cabine réceptrice.

« — Rien de changé, Bob ? demandai-je doucement, en lui touchant le bras. »

» Il se recula vivement à ce contact et buta contre un tabouret renversé que je n’avais pas ramassé. Il fit un violent effort pour ne pas perdre l’équilibre, et le tapis de velours doré glissa lentement de dessus sa tête comme il tombait lourdement en arrière.

» Jamais, je n’oublierai cette vision d’horreur. Je hurlai de peur et, plus je hurlais, plus j’avais peur. J’enfonçai mes doigts dans ma bouche comme un bâillon, pour étouffer mes cris et, après les avoir mordus au sang, je hurlai de plus belle. Je sentais, je savais que si je n’arrivais pas à détacher mon regard de lui, à fermer les yeux, je ne pourrais plus jamais cesser de hurler.

» Lentement, le monstre qu’était devenu mon mari se recouvrit la tête avant de se diriger à tâtons vers la porte, et je pus enfin fermer les yeux.

» Moi qui croyais en un monde meilleur, en une autre vie, qui n’avais jamais eu peur de la mort, il ne me reste plus qu’un espoir : celui du néant des matérialistes, car, même dans une autre vie, jamais je ne pourrai oublier. Jamais je ne pourrai effacer l’image de cette tête de cauchemar, cette tête blanche, velue, au crâne plat, aux oreilles de chat, mais dont les yeux auraient été recouverts par deux plaques brunes, grandes comme des assiettes et remontant jusqu’aux oreilles pointues. Rose et palpitant, le museau était aussi celui d’un chat, mais à la place de la bouche était une fente verticale garnie de longs poils roux et d’où pendait une sorte de trompe noire et velue qui s’évasait en forme de trompette.

» J’avais dû m’évanouir, car je me retrouvai allongée sur les dalles froides du laboratoire, les yeux fixés sur la porte derrière laquelle je distinguai, de nouveau, le bruit de la machine à écrire de Bob.

» J’étais hébétée comme on doit l’être après un accident grave, alors que l’on ne se rend pas encore très bien compte de ce qui est arrivé et que l’on ne souffre pas encore. Je pensais à un homme que j’avais vu une fois dans une gare, assis et parfaitement conscient, au bord du quai, et regardant avec une sorte de stupeur indifférente sa jambe encore sur la voie où était passé le train.

» Ma gorge me faisait atrocement mal et je me demandai si je n’avais pas arraché mes cordes vocales à force de crier.

» A côté, le bruit de la machine à écrire avait cessé et l’instant d’après, une feuille fut glissée sous la porte. Frissonnante de dégoût, je la pris du bout des doigts et lus :

» Maintenant, vous comprenez. Cette dernière expérience a été un nouveau désastre, ma pauvre Anne. Vous avez sans doute reconnu une partie de la tête de Dandelo. Au moment de ma dernière transmission, ma tête était celle de la mouche. Il ne me reste plus maintenant que ses yeux et sa bouche : le reste a été remplacé par une réintégration partielle le de la tête du chat qui avait disparu.

» Vous comprenez maintenant, Anne, qu’il n’y a aucune solution possible, n’est-ce pas ? Je dois disparaître. Frappez trois fois à la porte pour me donner votre accord et je vous expliquerai ce que nous allons faire.

» Oui, il avait raison, il fallait qu’il disparaisse à tout jamais. Je me rendais compte que j’avais eu tort de proposer une nouvelle désintégration, et je sentais confusément que de nouvelles tentatives ne pourraient produire que des transformations encore plus terribles.

» M’approchant de la porte, j’essayai de parler, mais aucun son ne sortit de ma gorge en feu. Je frappai alors les trois coups demandés.

» Vous pouvez maintenant deviner le reste. Par le truchement de pages dactylographiées, il m’expliqua son plan et j’acquiesçai.

» Glacée, tremblante, la tête en feu, comme un automate, je le suivis à distance jusqu’à l’usine. Je tenais à la main une page entière d’explications concernant la manœuvre du marteau-pilon.

» Arrivé dans l’usine, devant le marteau, il s’était de nouveau enveloppé la tête et, sans se retourner, sans un geste d’adieu, il s’allongea sur le sol, posant sa tête à l’endroit précis où devait tomber la grosse niasse métallique du marteau.

» Ce ne fut pas difficile, car ce n’était pas mon mari, mais un monstre que je faisais disparaître. Bob, lui, avait disparu depuis longtemps. C’était simplement ses dernières volontés que j’exécutais.

» Les yeux fixés sur le corps allongé calmement immobile, j’appuyai sur le bouton rouge de frappe. Silencieuse, la masse métallique descendit moins vite que je n’aurais cru. Le coup sourd de son arrivée au sol se confondit avec un seul craquement sec. Le corps de mon… du monstre, fut agité d’un long frisson, puis ne bougea plus.

» Je m’approchai et c’est alors que je vis qu’il avait oublié de mettre son bras droit, sa patte de mouche, également sous le marteau.

» Surmontant mon dégoût et ma peur, et me hâtant, car je pensais que le bruit du marteau allait peut-être attirer le veilleur de nuit, j’appuyai sur le bouton de remontée du marteau.

» Claquant des dents et sanglotant de peur, je dus de nouveau surmonter mon dégoût pour soulever et faire glisser en avant son bras droit étrangement léger.

» De nouveau, je fis tomber le marteau, puis me sauvai en courant.

» Vous savez maintenant le reste. Faites ce que bon vous semble. »

Le lendemain, l’inspecteur Twinker vint chez moi prendre le thé.

— J’ai appris la mort de Lady Browning tout à l’heure, et comme je m’étais occupé de la mort de votre frère, on m’a confié cette nouvelle enquête.

— Qu’avez-vous conclu, inspecteur ?

— Le médecin est catégorique. Lady Browning s’est suicidée avec une capsule de cyanure. Elle devait l’avoir sur elle depuis… longtemps.

— Venez dans mon bureau, inspecteur. Je voudrais vous faire lire un curieux document avant de le détruire.

Twinker s’assit à son bureau et lut posément, calmement semblait-il, la longue « confession » de ma belle-sœur, tandis que je fumais ma pipe au coin du feu. Il retourna enfin la dernière page, réunit soigneusement les feuillets et me les tendit.

— Qu’en pensez-vous ? demandai-je en les posant délibérément sur le feu.

Il ne répondit pas tout d’abord, mais attendit en silence que les flammes aient dévoré les feuilles blanches qui se tordaient dans le feu.

— Je pense que cela prouve définitivement que Lady Browning était bien folle, dit-il alors en me fixant de ses yeux clairs.

— Oui, sans doute, dis-je en rallumant ma pipe.

Nous restâmes un long moment à regarder le feu.

— Il m’est arrivé une drôle de chose, ce matin, inspecteur. Je suis allé au cimetière, sur la tombe de mon frère. Il n’y avait personne.

— Si, j’y étais, Mr. Browning. Je n’ai pas voulu vous déranger dans vos… travaux.

— Vous m’avez vu ?…

— Oui, je vous ai vu enterrer une boîte d’allumettes.

— Savez-vous ce qu’il y avait dedans ?

— Une mouche, je suppose.

— Oui, je l’avais trouvée de bonne heure ce matin. Elle était prise dans une toile d’araignée, dans le jardin.

— Elle était morte    ?

— Pas tout à fait. Je l’ai achevée… je l’ai écrasée entre deux pierres. Elle avait la tête… blanche, toute blanche.

Howard Fast – Du temps et des chats

Au moins, on sait à quoi s’en tenir au sujet des chats, même si tout le reste n’a aucun sens. Le Times d’aujourd’hui parle de la fourrière ; on y a enfermé quatre fois plus de chats que d’habitude, et la situation s’aggrave d’heure en heure. Et c’est loin d’être fini. Mais ces chats ne sont qu’un aspect mineur de la catastrophe.

Après m’être persuadé que j’étais toujours sain d’esprit, j’ai téléphoné à ma femme pour lui expliquer la situation. Certaines personnes vous diront qu’il n’existe aucune méthode valable pour se persuader soi-même que l’on est sain d’esprit, mais je ne partage pas cette opinion. Une chose est sûre cependant : j’étais aussi sensé que la semaine précédente.

— Où es-tu ? demanda ma femme. Pourquoi téléphones-tu ? Pourquoi ne rentres-tu pas ?

— Parce que je suis en ville, au Waldorf.

— Oh, non — non. Tu es au rez-de-chaussée. Je t’y ai quitté, il y a moins de trois minutes.

— Ce n’est pas moi, ce n’est pas moi-même, comprends-tu ?

— Non.

J’attendis un peu et ma femme fit de même.

— Non, je suppose que tu ne me comprends pas, dis-je finalement.

— Je t’ai aussi vu tourner le coin de la 63e Rue, ajouta-t-elle. A quel jeu joues-tu ?

— Eh bien !…

— Oui ?

— Ce n’était pas moi non plus. Me crois-tu fou ? Je veux dire, crois-tu que j’aie une dépression nerveuse ou quelque chose de ce genre ?

— Non, dit ma femme. Les dépressions nerveuses ne sont pas ton genre.

— Que penses-tu de cela, alors ?

— Je réserve mon opinion, dit ma femme.

— Merci. Je t’aime toujours. Quand tu m’as vu en bas, il y a quelques minutes, comment étais-je habillé ?

— Tu ne le sais pas ? Pour la première fois, ma femme semblait ébranlée.

— Je le sais. Mais je voudrais que tu me le dises. Est-ce trop te demander ? Dis-le moi.

— Très bien. Je vais te le dire. Tu portais ton costume gris à chevrons.

— Ah ! dis-je. Maintenant, écoute. Je vais garder la ligne. Ouvre ma garde-robe et dis-moi ce qu’il y a dedans.

— Tu n’es pourtant pas ivre. Je t’ai déjà vu ivre et tu n’agis pas de cette manière. Je n’ouvrirai pas ta garde-robe. Rentre à la maison et nous déciderons ensemble s’il faut appeler un médecin.

— Je t’en prie, suppliai-je. Je t’en prie. Je ne te demande qu’une petite chose. Voilà douze ans que nous sommes mariés. Nous nous sommes fait des concessions, nous avons connu ensemble « le meilleur et le pire ». Et nous sommes toujours sortis de toutes les épreuves. Maintenant, tout ce que je te demande de faire est…

— Très bien, coupa-t-elle. Je me rends à tes caprices. Je vais ouvrir cette garde-robe. Ne raccroche pas.

J’attendis son retour. Elle reprit le combiné, mais ne dit pas un mot.

— Eh bien ?

Avec un soupir, elle admit avoir ouvert la garde-robe.

— Et tu l’y as vu ?

— Ton costume gris ?

— Oui.

— Oui.

— Gris à chevrons. C’est mon seul costume gris. J’ai un costume brun, un bleu, un prince de Galles. J’ai deux vestons de sport et trois pantalons de flanelle. Mais je n’ai qu’un seul costume gris — gris à chevrons. C’est bien cela ?

— Gris à chevrons, dit-elle d’une voix faible. Mais tu en as peut-être acheté un autre ?

— Pourquoi ?

— Comment saurais-je pourquoi ? Peut-être parce que tu aimes le chevron gris.

— Non, je n’en ai pas acheté un autre. Je te donne ma parole d’honneur. Écoute, Alice. Je t’aime. Nous sommes mariés depuis douze ans. J’ai un caractère solide. Je ne suis pas volage. Pas même romantique, comme tu as dû le remarquer.

— Je te trouve suffisamment romantique, dit-elle.

— Tu sais ce que je veux dire. Je n’ai pas acheté d’autre costume gris. C’est le même costume.

— Et il se trouve à deux endroits à la fois ?

— Oui.

— Ah ?

Il y eut alors un long, un très long silence. Puis, je lui demandai :

— Maintenant, veux-tu faire ce que je vais te dire, même si cela n’a aucun sens ?

Elle garda le silence pendant une autre longue minute et poussa un nouveau soupir.

— Oui.

— Bon. Il est deux heures quinze. Peu avant trois heures, tu vas recevoir un coup de téléphone du professeur Dunbar. Il va te raconter une histoire abracadabrante au sujet de son chat et demander à me parler. Dis-lui d’aller au diable. Puis prends un taxi et viens me rejoindre au Waldorf. J’ai la chambre 1121.

— Bob, dit-elle incertaine. Il faut lui dire cela ainsi — lui dire d’aller au diable ? C’est ton chef direct à l’Université.

— Les termes n’ont pas d’importance. Dis-le lui comme tu voudras. Mais viens ici tout de suite après son appel. Ah — encore une chose. Si tu me vois quelque part, ignore-moi. Comprends-tu ? Ignore-moi. Ne me parle pas.

— Oh ? Oui — bien sûr. Si je te vois n’importe où, je t’ignore. Et si je te vois, porteras-tu le costume gris ?

— Oui, dis-je. Tu feras comme je t’ai dit ?

— Oh, oui — oui, bien sûr.

Cela paraît étrange, mais elle suivit mes instructions à la lettre. Il y a toutes sortes de femmes ; j’aime la mienne. Je restai donc dans cette chambre (la moins chère, huit dollars par jour) et j’attendis. J’essayai de penser à cette chose à laquelle personne auparavant n’avait dû penser. A trois heures vingt exactement, on frappa à la porte, j’allai ouvrir. Alice était là. Elle était un peu pâle, un peu ébranlée, mais toujours très jolie à regarder. Elle semblait en possession de tous ses moyens.

Je lui donnai un baiser qu’elle me rendit. Mais c’était uniquement parce que je portais mon costume bleu, me dit-elle. Avec le costume gris, pas de baiser. Puis, elle me demanda, sérieusement cette fois, si nous étions en train de rêver tous les deux.

— Pas tous les deux, dis-je. Soit toi, soit moi. Mais ce n’est pas un rêve. Pourquoi me demandes-tu cela ? M’as-tu aperçu quelque part ?

Elle hocha la tête.

— Laisse-moi d’abord m’asseoir. Elle s’assit et me lança un long regard. Un sourire étrange errait sur ses lèvres.

J’insistai.

— Tu m’as vu ?

— Oh, oui — oui, je t’ai vu.

— Où ?

— Au coin de la 58e Rue.

— Et moi, je t’ai vue aussi ?

— Non, je ne pense pas. J’étais en taxi. Mais tu as tort de parler au singulier. Tu ferais mieux de dire : « Et nous, nous t’avons vue ? » Car vous étiez trois.

— Tous en chevrons gris ?

— Tous les trois.

J’avais une bouteille de cognac, j’en versai un doigt pour chacun et je bus mon verre, bientôt imité par Alice. Ensuite, elle me demanda ce que je faisais et je lui répondis que je prenais mon pouls.

— Je m’imaginais autrement les chambres du Waldorf, dit-elle. Même à huit dollars par jour. Si je devais me cacher, je ne me cacherais pas au Waldorf. Je me trouverais un hôtel borgne, comme dans les romans policiers, à cinquante cents par jour. Comment est ton pouls ?

— Quatre-vingts. Je ne me cache pas.

— C’est bien, quatre-vingts, n’est-ce pas ?

— C’est parfait. C’est normal. D’ailleurs, nous sommes normaux, tous les deux. Nous sommes des gens ordinaires, dotés de sens commun.

— Oui ?

— Comment étais-je ? Je veux dire, est-ce que je..,

— Nous. Dis « nous ». Vous étiez trois. Et je ferais tout aussi bien de te dire que je t’ai vu près de la maison. Cela fait quatre. J’ai sauté dans le taxi avant que tu ne me rattrapes et, quand j’ai regardé par la lunette arrière, vous étiez deux. Ce qui fait cinq.

— Oh, mon Dieu !

— Oui, en effet, et tu peux remercier ta bonne étoile : je n’ai rien d’une hystérique. Combien êtes-vous, si je peux me permettre cette question ?

— Je ne sais pas. Je chuchotais maintenant. Peut-être cinquante, peut-être cent, peut-être cinq cents. Je ne sais vraiment pas.

— Tu veux dire que New York est rempli d’autres toi-même ? Alice eut un hochement de tête. Lorsque j’étais petite fille, j’aimais lire Alice aux Pays des Merveilles et m’imaginer que j’étais cette Alice. Je n’ai plus rien à lui envier maintenant.

— Oui, je suppose que tu as raison. Dis-moi, Alice — une ou deux choses encore — ensuite, j’essaierai de t’expliquer.

Je lui versai un autre cognac. Elle le but et dit :

— Oh, chic. Je veux t’entendre expliquer tout ce qui se passe.

— Oui, oui, naturellement. C’est ce que je vais faire — c’est-à-dire, pour autant que j’y comprenne quelque chose. Je vais t’expliquer, certainement…

— Tu bafouilles, m’interrompit Alice non sans sympathie.

— Oui, n’est-ce pas ? Eh bien ! voilà, je voulais dire que… quand tu nous a vus, tous les trois, moi et les deux autres moi, est-ce que nous nous querellions, est-ce que nous étions furieux ou quoi ?

— Oh non, vous aviez l’air de vous entendre très bien. Vous étiez si absorbés dans votre discussion que vous entraviez la circulation, sans même vous en rendre compte. Vous ressembliez à des triplés, pas n’importe quels triplés, mais des triplés chauves, dans la quarantaine et de toute évidence professeurs d’Université ; parfaitement identiques, bien sûr, tous trois vêtus de ce même costume à chevrons gris, dont toute la ville doit être en train de parler — oh, oui — et aussi ton gilet de cachemire et ta cravate verte.

— Je ne vois pas ce qui te fait rire.

— Je ne suis pas certaine, moi non plus, d’être encore tout à fait normale, dit Alice. Que dirais-tu d’un autre verre ? A propos, j’ai dit à Dunbar d’aller au diable, comme tu me l’avais recommandé.

Elle versa le cognac dans mon verre. Sa main ne tremblait pas. Ne venez pas me dire qu’un mari connaît jamais la femme qu’il a épousée. Ce n’est pas vrai ni après douze, ni après vingt ans — à moins qu’il ne se produise une chose impossible, comme celle qui nous arrivait ce jour-là.

— Il a téléphoné ?

— Oui. Tu avais dit qu’il le ferait.

— Je l’ai dit, mais je ne le croyais pas vraiment. A quelle heure ?

— Trois heures moins dix exactement. J’ai vérifié l’heure.

— Oui. Et qu’a-t-il dit — pour l’amour du Ciel, Alice, qu’a-t-il dit ?

— Si tu m’avais dit que c’était important, je l’aurais écouté avec plus d’attention.

— Tu as entendu de toute façon. Alice, je t’en prie !

— L’ennui, c’est que même dans ses meilleurs jours, son langage ne ressemble que de très loin à l’anglais. Et aujourd’hui, le professeur était au comble de l’excitation. Il construit une sorte de machine ridicule, dans sa cave — un déviateur de champ ou quelque chose de ce genre…

— Je sais. Je sais ce qu’il essaye de faire.

— Alors, peut-être peux-tu m’expliquer de quoi il s’agit ?

— Je te l’expliquerai. Mais, à dire vrai, moi-même je ne le comprends pas entièrement. Il pense que l’on peut déformer l’espace, le plier — non, ce n’est pas cela, mais quelque chose comme cela. Le nouer, peut-être. Prendre un petit coin de l’espace et le tordre en un nœud…

— Ce que tu racontes n’a pas le moindre sens, Bob. Tu t’énerves trop. Tu es bouleversé, je crois.

— Évidemment, je suis bouleversé. A en perdre l’esprit ! Nom de D…, Alice, que t’a dit Dunbar ?

— Voilà qui est mieux. Cela te fait du bien de te mettre en colère. Une sorte de soupape de sécurité.

— Qu’a-t-il dit ?

— Il a dit que son chat était passé entre les… comment est-ce encore ?… entre les deux électrodes, ou un mot qui ressemble à électrodes.

— Un vortex ?

— Peut-être. De toute façon, son chat est entré dedans et il a disparu. Pouf ! Plus de chat ! Voyant cela, Dunbar a essayé sur lui-même — il a la stabilité émotionnelle d un enfant de six ans, si tu veux mon avis — et il ne s’est rien passé du tout. Il veut donc que tu sautes dans ta voiture et ailles le rejoindre dans sa cave pour lui dire ce que tu en penses.

— Et ?

— Je ne sais plus, dit Alice les sourcils froncés. Il m’a assuré qu’il n’était pas question de désintégration ou quelque chose de ce genre, car en ce cas, il y aurait eu une épouvantable explosion et il n’aurait plus été là pour me raconter l’histoire. Je suppose qu’il croyait avoir fait une bonne plaisanterie — il riait. Le genre d’humour qu’un professeur emploie avec ses étudiants. Oh, je te demande pardon !

— Ne t’occupe pas de moi. Rien ne pourrait m’offenser, maintenant.

— Puis, je l’ai envoyé au diable. Pas en ces termes. Je lui ai dit que tu passais la nuit chez ton frère. Il m’a demandé le numéro de téléphone de ton frère, j’ai répondu que son appareil était en dérangement et il m’a demandé l’adresse pour t’envoyer un télégramme. Voilà. A ton tour, maintenant.

— A mon tour, répétai-je. J’allai à la fenêtre et regardai dans la rue.

— Tu espères te voir ?

— Ton humour est lamentable.

— Pardonne-moi Bob. Elle se leva, vint vers moi et me prit la main. Tu as des ennuis. Pourquoi ne me racontes-tu pas ?

— Vas-tu me croire ?

— Je peux croire n’importe quoi, maintenant.

— Bon. Assieds-toi, et regarde-moi. Elle m’obéit et reposant son coude sur le bras du fauteuil, elle me lança un long regard, le menton sur la main. Je suis ton mari, Robert Clyde Bottman. Exact ?

— Je te suis jusqu’à présent.

—    Et tous les autres que tu as vus aujourd’hui — ils étaient également moi, ton mari, Robert Clyde Bottman. Exact ?

Elle acquiesça.

—-    Que penses-tu de cela    ?

—    Oh non, pas moi. Dès que j’essaie d’y réfléchir, je me sens devenir folle. Qu’est-ce que toi tu en penses ?

— Je vais te dire, continuai-je. Ce matin, à dix heures trente, tu as quitté la maison pour faire quelques achats. Je corrigeais des copies. Peu après ton départ, on a sonné. J’ouvris la porte — et il était là. Le premier.

— L’homme au chevron gris ?

— Exactement. Et, tout d’abord, je ne fus pas trop surpris. Son visage me semblait familier, mais je ne me reconnus pas ; personne ne sait vraiment sous quel aspect il apparaît aux autres. Puis, le pire arriva. Je découvris que ce visiteur était moi-même — ni une copie, ni un déguisement, ni une caricature, ni une preuve que le diable existe vraiment, mais moi-même. J’étais moi. Il était moi. Tous deux, nous étions Robert Clyde Bottman. Nous étions tous deux la même personne, la personne véritable. Comprends-tu ?

Pour la première fois, je lus l’horreur et la crainte sur le visage de ma femme lorsqu’elle secoua la tête et répondit :

— Non, Bob, je ne comprends pas.

— Écoute. Il m’a tout expliqué. Ou je me suis tout expliqué, si tu préfères. Et pendant qu’il parlait, on sonna de nouveau ; j’ouvris et il y avait un autre moi devant la porte. Nous étions trois maintenant. Nous commencions une discussion philosophique quand la sonnette retentit à nouveau. Et nous voilà quatre…

— Bob, explique !

— Oui — écoute-moi bien. Place aujourd’hui dans le Temps. Qu’est-ce qui arrive lorsque demain commence ?

— Oh, aujourd’hui devient hier. Tout le monde le sait. Bob. dis-moi, ce qui s’est passé. Je ne pourrai plus supporter cette situation bien longtemps.

— J’essaie de t’expliquer, Alice, tu peux me croire. Mais il nous faut d’abord parler du Temps. Qu’est-ce que le Temps ?

— J’ignore ce qu’est le Temps. Le Temps est le Temps. Il passe.

— Et je n’en sais pas plus long, si l’on va au fond des choses. Et personne n’en sait plus long. Mais pendant des siècles, le Temps a été le grand problème des philosophes, qu’ils se sont rejeté de l’un à l’autre comme un ballon de football. Je marche dans cette chambre. Le Temps passe. Je me suis trouvé dans plusieurs endroits de cette pièce et tous, ils sont reliés entre eux par mon existence concrète, physique. Qu’est-il arrivé à l’homme que j’étais il y a deux minutes ? J’étais. Je cesse d’exister. Et je réapparais.

— Non-sens, grogna ma femme. Tu n’as pas cessé d’être ici.

— Parce que je suis relié à moi-même en ce qui concerne le Temps. Suppose que le Temps soit un aspect du mouvement. Pas de mouvement, pas de Temps. Ou, si tu préfères, imagine un sentier en terme de mouvement. Tu te déplaces le long du sentier — tout ce dont nous sommes conscients se déplace parallèlement. Mais rien ne disparaît — tout est là, toujours, hier, demain, dans un million d’années — c’est une réalité dont nous ne sommes conscients que dans la transition vacillante du moment, de l’instant présent.

— Je ne te comprends pas du tout. Et je ne te crois pas non plus, dit Alice. Parles-tu d’une destinée, d’un avenir qui nous est tout tracé ?

— Non, non, répondis-je excédé. Ce n’est pas cela. Le sentier n’est pas fixé. Il est fluide, il change tout le temps. Mais nous ne pouvons nous arrêter au beau milieu pour discuter la chose, car nous nous déplaçons le long du sentier. Et je dois te dire ceci, avant d’aller plus loin : ces autres moi-même…

— Simplifie, dit Alice la voix faible. Appelle-les simplement « Chevrons Gris ».

— Va pour Chevrons Gris. Ils m’ont dit ce qui s’était passé aujourd’hui.

— Avant que l’événement ne se produise ?

— Avant l’événement et après. Et cela ne fait aucune différence, c’est bien ce qui est paradoxal. C’est pourquoi notre cerveau ne peut saisir ce genre de chose. Il ne fait pas de place au paradoxe. L’homme le plus illogique est logique en termes de paradoxe. Aujourd’hui est arrivé. J’ai corrigé mes copies. Tu es rentrée à la maison. Le professeur Dunbar a téléphoné et a parlé de son chat. Je me suis précipité chez lui. J’ai pris avec moi un panneau de transistors, j’ai trouvé l’endroit où le circuit de Dunbar avait brûlé, je l’ai rebobiné. Vois-tu, c’est moi qui l’avais bobiné lorsque nous avons construit l’appareil. Je tremblais d’énervement lorsque…

— Toi, tu tremblais d’énervement ? dit Alice.

— Oui. Certaines choses parviennent à m’émouvoir, tu sais. Tu ne peux imaginer combien c’était excitant — fausser l’espace, même s’il ne s’agit que d’une très petite partie de l’espace. Vois-tu, j’avais pris le chat du professeur sur le pas de sa porte et je l’avais fait entrer dans la maison avec moi. Il y avait trois chats devant la porte, mais je ne m’en suis pas soucié. J’ai simplement pris le chat qui était sur le seuil et je l’ai emmené. Le professeur était ravi. Nous avons conclu que le chat avait été placé à l’extérieur de la maison par une déformation de l’espace. Aussi, j’ajustai les transistors, mis le courant et passai moi-même entre les électrodes. Quoi de plus naturel ?

— Rien, dit Alice. Oh, rien du tout. C’est tout à fait naturel. Quand je pense que c’est à des gens comme vous que l’on confie l’éducation des générations montantes !

— Cela se passait aujourd’hui, à cinq heures de l’après-midi.

— Et il est maintenant quatre heures et demie de l’après-midi. Alice haussa les épaules. Aujourd’hui fut mais n’est pas encore. Pour l’amour de Dieu, Bob, je suis une femme ! Parle-moi un peu plus raisonnablement.

— J’essaye. Tu dois accepter cela — tu ne dois pas réfléchir, mais accepter. Le Temps a été déformé, c’est certain ; l’espace l’a peut-être été aussi, peut-être les deux sont-ils inséparables ? Nous n’avions que trois cents ampères, un effet très léger, une petite boucle, un petit nœud dans le temps, qui s’est rétabli ensuite. Mais le mal était fait. Mon temps à moi, le temps de ma propre vie ne se déroule plus normalement, mais comporte un hiatus de cinq heures. En d’autres termes, ces cinq heures se répètent inlassablement, éternellement, et, à chaque nouvelle répétition, je me retrouve ici — non, je ne m’explique pas très clairement, n’est-ce pas ?

— Je crains que non, dit Alice la voix triste. Tu dis que cela s’est produit.

— Oui. Mais je suis retourné en arrière, avant que cela ne se produise. Je suis allé droit à l’appartement. J’ai sonné. J’ai ouvert la porte et je me suie fait entrer. Je me suis dit…

— Cesse, s’écria brusquement Alice. Cesse de parler de toi-même dédoublé. Si c’est nécessaire, appelle cet autre toi-même Chevrons Gris.

— Parfait. Donc, Chevrons Gris m’a dit ce qui s’était passé. Dieu sait combien de fois ces cinq heures s’étaient déjà répétées.

— Tu ne te rends pas compte de chaque répétition ?

— Comment le pourrais-je ? Ma conscience ne s’exerce que sur le présent — ni sur hier, ni sur demain. Comment pourrais-je savoir ?

Alice secoua la tête, sans dire un mot.

— De toute façon, poursuivis-je, au désespoir, aujourd’hui, mon aujourd’hui, notre aujourd’hui, ce matin, j*ai décidé d’arrêter cela. Il faut que cela cesse. Je deviendrai fou, le monde entier deviendra fou si je ne l’arrête pas. Mais eux — les Chevrons Gris — ils ne voulaient pas que je l’arrête.

— Pourquoi ?

— Parce qu’ils avaient peur. Ils avaient peur de mourir. Ils veulent vivre, tout comme moi. Je suis le premier moi et donc mon moi véritable ; mais ils sont aussi moi — ils sont différents moments de ma vie consciente, mais ils sont moi. Mais ils ne pourraient pas influencer ma conduite, m’empêcher d’agir à ma guise. Lorsque je leur ai dit de sortir, ils ont dû m’obéir. S’ils voulaient s’opposer à moi, cela signifierait la mort. Ils sont donc partis. Mais quelques-uns sont restés à l’affût au bas des escaliers — d’autres ailleurs, et ils sont tous moi-même. T’étonnes-tu encore de me voir à demi fou ?

— Calme-toi, mon chéri, dit Alice gentiment. Qu’as-tu fait ensuite ?

— J’ai mis mon costume bleu et non le gris. Je suis descendu par l’échelle d’incendie, j’ai traversé la maison en face de la nôtre, j’ai appelé un taxi et je suis venu me réfugier ici.

— Mais si ce que tu dis est vrai, dit Alice qui commençait à partager mon horreur et ma crainte, n’importe lequel d’entre vous — d’entre les Chevrons Gris — peut aller chez Dunbar à ta place ?

Je hochai la tête.

— J’ai pensé à cela. Pour plus de précautions, j’ai emmené le panneau de transistors avec moi. Il faudra au moins dix heures de travail et du matériel électronique très perfectionné pour en construire un autre. Ils peuvent réparer le circuit, et peut-être la puissance sera-t-elle assez grande pour un chat, mais pas pour l’homme. Cela je peux le jurer. Pas pour un homme.

— Mais s’ils le font ?

— Je ne sais pas. Je ne sais vraiment pas. Rien ne sera plus jamais comme auparavant. Combien de Bottman le monde va-t-il contenir ? le ne sais pas…

— Et si tu parviens à stopper les répétitions. Bob ? Elle ne me comprenait peut-être pas. mais en tout cas elle me croyait. Ses yeux me le montraient assez éloquemment ; ils étaient remplis d’une terreur profonde et humide.

Je haussai les épaules.

— Je ne peux pas te répondre. Je ne sais pas. Nous avons simplement touché du doigt un grand mystère. Je ne sais pas. Nous ne pouvons faire qu’une chose : attendre. Dans moins d’une demi-heure, il sera cinq heures. Nous ne devrons pas attendre très longtemps.

Nous attendîmes donc. Au début, nous essayions de parler, mais nous ne pouvions pas parler beaucoup et bientôt, nous ne disions plus une seule parole. Quelques minutes avant cinq heures. Alice vint m’embrasser. Je la repoussai doucement sur son siège.

— Je dois être seul maintenant.

Je m’attendais à tout, plus apeuré que jamais, et puis il fut cinq heures. Nous comparâmes nos montres. Nous appelâmes la réception pour vérifier l’heure. Il était cinq heures et cinq minutes. Alice éclata en sanglots et je la laissai pleurer, sachant que les larmes lui feraient du bien. Puis, nous décidâmes de rentrer à la maison.

Il y avait foule dans le hall et l’on y menait grand bruit, mais nous sortîmes sans nous arrêter. Plus tard, je compris que l’un des autres avait pu se rappeler que j’aimais le Waldorf et s’y serait trouvé, mais, au moment même, nous traversâmes le hall sans nous arrêter.

Noua prîmes un taxi. Pendant le trajet, je remarquai sept attroupements distincts, de ces attroupements que les accidents provoquent toujours à New York.

— Cette ville devient un champ de bataille, dit le chauffeur.

Je ne répondis rien. Ni Alice ni moi ne disions mot. Mais nous ne vîmes pas le moindre costume à chevrons gris ni dans le taxi, ni devant la maison, ni dans notre appartement.

Nous étions rentrés depuis moins d’une heure lorsque la Police fit son apparition. Deux hommes en bourgeois et deux hommes en uniforme. Ils parlaient comme tous les policiers et voulaient savoir si j’étais bien le professeur Robert Clyde Bottman.

— C’est bien cela.

— Que faites-vous dans la vie ?

— J’enseigne la physique à l’université de Columbia.

— Avez-vous quelque chose qui nous permette de vous identifier ?

— Eh bien ! vous êtes ici chez moi. Bien sûr, j’ai ce que vous désirez.

— Avez-vous des photos de vous ?

Je voulais leur demander s’ils avaient perdu l’esprit, mais Alice leur fit un doux sourire et leur mit notre album de famille dans les mains. Cela parut les satisfaire un peu. Rien ne les satisfait jamais complètement. Car, à trois endroits différents, des amis étaient en train de me parler lorsque je disparus. Comme cela — pouf ! Plus de Bottman.

L’un des policiers en bourgeois me demanda si j’avais un frère jumeau, et l’autre ajouta :

— Il faudrait qu’ils soient au moins des quadruplés !

Ils appelèrent le commissariat et apprirent que soixante-douze hommes exactement, chauves et portant un costume à chevrons gris s’étaient évaporés dans l’air ambiant à cinq heures précises de l’après-midi. Et leur nombre croissait régulièrement. Les policiers me jetèrent un long regard, sans dire un mot.

Ils discutèrent un moment : l’un voulait m’arrêter, l’autre s’y refusait. Ile donnèrent un nouveau coup de téléphone au commissariat, puis ils me dirent de ne pas quitter la ville sans les en avertir et prirent enfin congé. Quelques instants après, le professeur Dunbar sonnait à notre porte.

— Ah, vous voilà, dit-il. Je vous tourne le dos pendant une minute et vous disparaissez. Vraiment, Bob, vous devriez rétablir ce circuit.

Alice sourit et promit que j’irais chez Dunbar le lendemain matin et réparerais ce circuit une fois pour toutes.

Comme il se dirigeait vers la porte pour sortir, le professeur dit :

— A propos, j’ai vu quelque chose de très intéressant. Lorsque je suis sorti de chez moi tout à l’heure, il y avait bien deux douzaines de chats devant la porte. Tous exactement pareils à Prudence.

— Prudence est le chat du professeur, expliquai-je à Alice.

— Oh, Prudence est revenue, vous savez. J’aime beaucoup les chats. Mais je ne croyais pas qu’ils pouvaient se ressembler autant.

— Et je suppose que nous sommes semblables aux chats, professeur Dunbar, dit Alice.

— Oh, bien. Très bien, vraiment. Je n’avais jamais considéré les choses sous cet angle. Mais je suppose que vous avez raison. Eh bien ! demain est un autre jour.

— Dieu en soit loué ! dit Alice.

Dunbar s’en fut et Alice fit des œufs brouillés pour le dîner, puis les journalistes firent irruption dans l’appartement. Ils nous accablèrent de questions, mais nous prétendîmes ne rien savoir et accueillîmes avec des sourires sceptiques leurs histoires d’hommes en complet à chevrons gris disparaissant dans l’atmosphère. Pendant quelques jours, la chose fit sensation, plus encore que les soucoupes volantes, et je me sentis quelque peu gêné devant mes étudiants. Mais Alice m’affirme que cela ne durera pas très longtemps.

D’après sa théorie, moi et mon costume à chevrons gris seront bien vite oubliés devant le problème que les chats vont poser à nos contemporains. Le professeur Dunbar habite Le Bronx. Le lendemain matin, j’y allai en voiture pour rétablir le circuit électronique convenablement et définitivement. Et j’ai compté au moins cent chats dans le quartier. Et il en existait certainement d’autres que je n’ai pas vus. Alice prétend que des chats qui ne disparaissent pas — pouf ! — offrent plus d’intérêt que des professeurs qui disparaissent. Alice dit que si l’homme peut vivre avec l’atome, il peut apprendre à vivre avec des chats. Quoi qu’il en soit, on n’arrête pas le progrès et, tôt ou tard, quelqu’un d’autre fera un nœud dans le Temps. Et cette seule pensée me donne des frissons.

A. Dnieprov – Le monde que j’avais quitté

Woodropp avait acheté mon cadavre à la morgue. Rien d’étonnant à cela ; rien d’extraordinaire non plus à ce que je me sois retrouvé à la morgue. Je m’étais tout simplement ouvert les veines dans la salle de bains de l’hôtel Au Nouveau Monde. Si je n’avais pas été en retard pour payer ma chambre, on ne m’aurait pas trouvé aussi vite ou, plus exactement, on m’aurait trouvé trop tard. Mais je devais de l’argent et c’est d’ailleurs en partie pour ça que j’ai fait cette tentative infructueuse pour m’évader dans un monde meilleur. J’avais une furieuse envie d’y retrouver mes parents imprévoyants et de leur dire ma façon de penser sur eux et, en général, sur tous ceux qui procréent des enfants pour notre état civilisé.

J’ai su plus tard que Woodropp m’avait acheté pour dix-huit dollars et neuf cents, dont trois dollars et neuf cents pour la couverture dans laquelle on m’enveloppa. En sorte que mon prix fut de quinze dollars tout ronds. C’est le tarif pour un mort sans domicile pour les expériences médicales. Je suis assez dépourvu de domicile pour entrer dans cette catégorie, avec, peut-être, cette réserve qui n’est pas prévue par la loi : il ne me semble pas raisonnable de vendre pour des expériences médicales des morts qui n’ont pas fait un séjour suffisant au frigorifique.

J’imagine avec quelle hâte Woodropp me fit faire la route de la morgue à son cottage de Green-Valley! Le moindre retard risquait de lui faire perdre ses sous et de ne lui laisser entre les mains qu’une couverture usagée et les frais de mon enterrement.

Je fus réanimé selon toutes les règles : on me transfusa trois litres de sang, on m’injecta de l’adrénaline, on m’introduisit où il fallait du sérum et de l’huile de foie de morue, on me recouvrit de bouillottes chaudes et on m’enveloppa de fils électriques. Puis, Woodropp coupa le courant et je me mis à respirer sans aide extérieure, tandis que mes battements cardiaques reprenaient comme si de rien n’était.

J’ouvris les yeux et j’aperçus mon acheteur, à côté de qui une jeune fille était assise.

— Comment vous sentez-vous? me demanda Woodropp. C’était un type en blouse blanche ; il avait l’allure de quelqu’un qui se livre pour son plaisir à l’abattage des bovins.

— Merci, sir, je vais bien, sir. Qui êtes-vous, sir ?

— Je ne suis pas sir, je suis Woodropp, Harry Woodropp, docteur en médecine et en sociologie, membre d’honneur de l’Institut de Radio-électronique, grogna Harry. Vous avez faim ?

J’acquiesçai de la tête.

— Apportez-lui une assiette de soupe.

La jeune fille bondit de sa chaise et disparut. Harry Woodropp releva sans cérémonie ma chemise et introduisit dans mon corps, à l’aide d’une seringue, quelque produit chimique.

— Et maintenant, vous voici tout à fait vivant, dit-il.

— Oui, sir.

— Harry Woodropp.

— Oui, Sir Harry Woodropp.

— J’espère que vos facultés intellectuelles ne sont pas trop développées.

— J’espère que non.

— Où avez-vous fait vos études ?

— Presque nulle part. Je suis diplômé de quelque chose comme une université. Mais c’est en passant.

J’avais décidé à part moi que ce dont Harry avait le moins besoin, c’était de gens ayant une instruction supérieure.

— Hum ! Et qu’est-ce que vous y avez appris ?

Je pensai de mon intérêt de n’avoir rien appris.

— Le golf, la danse, la pêche à la ligne et le flirt.

— Bon. Mais ne vous avisez pas de mettre en pratique vos connaissances en cette matière avec Suzanne.

— Qui est Suzanne ?

— La jeune fille qui est allée chercher votre souper.

— C’est déjà le soir ?

— Non, c’est déjà le surlendemain. D’ailleurs, à quel titre posez-vous des questions ?

Je décidai qu’il était inconvenant pour un ancien mort de poser des questions au docteur Harry Woodropp, membre d’honneur de l’Institut de Radio-électronique, etc.

Suzanne déclara :

— Vous allez participer à l’exécution du projet « Eldorado ». A propos, comment vous appelez-vous ?

— Harry.

— Mauvais! Le patron n’aime pas qu’il y ait d’autres Harry que lui. Vous êtes sûr de ne pas vous tromper ? Après la mort, ça arrive,

— Qu’est-ce que c’est qu’« Eldorado », demandai-je ?

— C’est un monde de bonheur et de prospérité, d’aisance et d’équilibre social, un monde sans communistes et sans chômeurs.

— Vous êtes bonne dans le baratin ! On dirait la speakerine du « National Video ».

— Vous aurez un rôle important dans l’« Eldorado ».

— Vraiment ! Et lequel ?

— Vous serez la classe ouvrière.

— Qui ?

— Pas « qui », quoi. Le prolétariat.

Je réfléchis et demandai :

— Vous êtes sûre que je suis ressuscité ?

— Absolument.

— Et quel est votre rôle dans l’« Eldorado » ?

— Je serai la société des chefs d’entreprise.

Suzanne sortit et Harry Woodropp entra.

— A partir d’aujourd’hui, nous ne vous nourrirons pas.

— Formidable ! Vous étudiez la mort par inanition ? demandai-je.

— C’est du vieux !

— Alors, comment vais-je manger ?

— Vous n’aurez qu’à vous embaucher.

— Vous n’avez pas jeté la couverture dans laquelle on peut me ramener où vous m’avez pris ?

— Dans ma société hautement organisée, trouver du travail n’est pas un problème.

— Il me faudra marcher et chercher longtemps. Je ne tiendrai pas le coup.

— Vous n’aurez à aller nulle part.

— Comment ?

— Vous n’aurez qu’à appuyer sur un bouton. Quand vous serez embauché, vous recevrez un salaire et pour votre salaire, vous aurez à manger.

— Conduisez-moi tout de suite à ce bouton !

— Votre facteur psychologique n’est pas encore au point. Vous n’êtes pas en état d’appuyer sur le bouton avec l’enthousiasme nécessaire.

— Je peux appuyer avec n’importe quel enthousiasme !

— Pour la pureté de l’expérience, il faut que vous jeûniez encore quelques petites heures.

— Je me plaindrai.

— Vous ne vous plaindrez pas, parce que vous n’existez pas.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Vous êtes mort depuis longtemps.

« Eldorado », c’était trois énormes machines disposées aux extrémités d’une vaste pièce et réunies entre elles par des fils et des câbles. L’une de ces machines était séparée de la pièce par une cloison de verre. Harry Woodropp s’assit devant un pupitre situé au milieu de la salle et dit :

— Des schizophrènes, des professeurs et des sénateurs essaient de perfectionner notre société au moyen de commissions et de sous-commissions, de rapports, de comités, de fondations, de conférences économiques et de ministères des Affaires sociales. Tout ça, c’est des histoires. Il suffit de quatre cent deux triodes, de mille cinq cent soixante-seize résistances et de deux mille quatre cent quatre-vingt-onze condensateurs, et le problème est résolu. Voici le schéma de notre société au jour d’aujourd’hui.

Harry Woodropp déroula devant Suzanne et moi le bleu d’un schéma de montage radio.

— A droite le bloc « production », à gauche le bloc « consommation ». Entre les deux, une liaison à rétroaction positive et négative. En modifiant certaines lampes et autres pièces de notre société, on peut arriver à ce que le système ne tombe ni dans un régime d’hyper-génération ni dans un régime de vibrations amorties. Quand j’y serai parvenu, le problème sera résolu une fois pour toutes.

En exposant son idée de génie, Harry Woodropp agitait les bras et tournait la tête en tous sens ; c’était visiblement habituel chez lui.

— Mais j’ai prévu encore mieux, continua-t-il. J’ai introduit dans le schéma l’élément humain, qu’il serait irrationnel et trop cher de remplacer par un robot électronique, dont la mémoire est limitée. Cette fonction sera remplie par vous — il me montra du doigt — et par vous — il se tourna vers Suzanne.

Puis, il mit enfin ses mains derrière son dos et fit quatre fois le tour du pupitre.

— Voici — il frappa du poing sur le couvercle du pupitre — le cerveau de notre société, son gouvernement. Au-dessus, une lampe au néon remplit les fonctions de président, c’est-à-dire qu’elle assure la stabilité de la tension. Voilà !

Nous regardâmes avec attendrissement le « président » qui émettait une lueur rose.

— Et maintenant, au travail ! En avant : vous, à la production ; vous, à la consommation.

«Un curieux cas de manie de la modélisation électronique, pensai-je. Nos professeurs d’université nous disaient que la radio-électronique permet de construire le modèle de n’importe quoi : tortues, machines-outils, vaisseaux interplanétaires, ou même être humain. Harry Woodropp a construit le modèle électronique de notre état. L’ayant construit, il a décidé de le perfectionner pour trouver une structure « harmonieuse » pour notre société. Ça va être intéressant de voir ce qui sortira de tout ça.»

Je m’approchai de la machine de droite. Suzanne était passée derrière la cloison de verre de la «sphère de consommation».

— Que dois-je faire ? demandai-je.

— La même chose que dans la vie : travailler.

— Bravo ! J’ai une faim d’hyène !

— Dans la sphère de production, il faut d’abord obtenir du travail.

— Comment ?

— Appuyez sur le bouton blanc à votre droite.

— Et qu’est-ce qu’elle va faire ? demandai-je en montrant Suzanne de la tête.

— Ce que font les chefs d’entreprise.

Je restai figé devant une énorme armoire métallique. Sur sa paroi inférieure, des cadrans miroitaient. Des boutons, des interrupteurs et des manettes multicolores faisaient saillie par endroits. Harry avait introduit dans le montage électrique de cette machine les principes de la structure économique et politique du monde où nous vivons. Les modèles des valeurs matérielles prenaient la forme d’énergie électrique qui circulait entre la sphère de la production et la sphère de la consommation.

J’appuyai sur le bouton blanc.

— Votre spécialité ? éructa la machine.

« Ha ! Ha ! Exactement comme dans la vie. La machine s’intéresse à ma spécialité ! »

— Artiste.

— Pas d’embauche.

Je regardai Woodropp avec perplexité.

— Moi aussi, je dois appuyer sur le bouton blanc ? demanda Suzanne.

— Naturellement.

— Et qu’est-ce qui va se passer ?

— Vous allez recevoir la plus-value prévue par le schéma.

Le relais de Suzanne fit entendre son claquement.

J’appuyai de nouveau sur le bouton blanc.

— Votre spécialité ?

— Dentiste.

— Pas d’embauche.

Suzanne appuya sur son bouton et reçut un paquet.

— Spécialité ? me demanda la machine de sa voix neutre.

— Mécanicien.

— Revenez dans un mois.

Le modèle électronique de la production fonctionnait parfaitement. Combien de fois, avant de tomber dans les pattes de Woodropp, n’avais-je pas cherché du travail, entendu les mêmes questions et reçu les mêmes réponses.

— Ça ne va pas comme ça, patron, déclarai-je à Woodropp.

— Tournez-vous, je mets ma robe neuve, cria Suzanne.

— Patron, je ne peux pas attendre un mois !

— Essayez encore, j’ai réduit le potentiel négatif du circuit générateur de la lampe « demande de main-d’œuvre ».

Suzanne appuya sur le bouton, mais l’automate ne lui délivra rien.

— Qu’est-ce qui se passe? protesta-t-elle.

— Quand il — Harry me désignait — aura créé de la plus-value, votre distributeur se remettra en marche. Nous sommes actuellement dans la phase d’« accumulation du capital ».

J’appuyai sur le bouton blanc.

— Spécialité ?

— Débardeur.

— On vous prend !

Un levier sortit de la machine à la hauteur de mon ventre.

— Travaillez ! cria Harry de derrière son pupitre.

— Comment ?

— Manœuvrez le levier de haut en bas et de bas en haut.

Je me mis à manœuvrer le levier. C’était très dur.

— Combien de temps ça va-t-il durer ?

— Jusqu’à ce que vous receviez votre salaire.

— Comment ?

— Des jetons vont tomber dans la boîte qui est sous votre nez. Avec ces jetons, vous pourrez manger, boire et vous distraire.

Je secouai le levier jusqu’à ce que mon bras refusât le service et je m’arrêtai.

— Qu’est-ce que vous faites ? hurla Harry.

— Je me repose.

— Vous allez être licencié !

Je m’accrochai au levier et rattrapai fiévreusement le temps perdu.

Je me représentai mentalement le bloc électrique qui pouvait me « licencier ». Vraisemblablement, en manœuvrant mon levier, je créais des charges électriques qui, par l’intermédiaire de relais, le maintenaient en état de marche. Que j’arrête le travail, et le mécanisme qui faisait rentrer le levier dans l’armoire se déclencherait.

— Ah ! Mon distributeur fonctionne ! dit Suzanne.

La sueur me coulait du front.

— Patron, à quand la paye ?

Woodropp s’affairait avec le « président ». Il grommela sans me regarder.

— Je surveille les appareils. Le bénéfice doit être maximum.

— Quand vais-je recevoir mes jetons ? répétai-je.

— Quand la tension anodique que vous créez dans le condensateur fera fonctionner le thyratron.

— J’ai faim.

— Vous travaillez mal. Chaque mouvement ne donne qu’un volt et demi. Allez plus vite.

Suzanne actionna une nouvelle fois son distributeur. Elle reçut une deuxième robe.

— Je ne veux plus de robe, dit-elle.

— Quoi, alors ?

— Ce que vous aviez promis. Un manteau de nylon.

— Je vais renforcer le potentiel négatif sur le réseau et faire passer une partie de la tension de son condensateur à votre distributeur.

C’était bien ce que j’avais pensé. Dans le montage de Woodropp, l’énergie électrique joue le rôle de capital. Elle passe de ma « sphère de production » à la « sphère de consommation », c’est-à-dire dans la poche de la « société des chefs d’entreprise ». Les condensateurs et les accumulateurs étaient des modèles de poches…

— Non ! Il y a de l’abus ! Pourquoi tout serait-il pour elle ?

Le distributeur claqua. Des jetons sonnèrent dans la boîte qui se trouvait sous mon nez dégoulinant de sueur.

— Prenez votre salaire.

— Je pris les cinq jetons de bronze.

— Qu’est-ce qu’il faut que j’en fasse ?

— Allez à la sphère de la consommation et servez-vous du distributeur.

Je courus de l’autre côté de la cloison.

— Hé ! le défunt ! s’écria facétieusement Suzanne. Votre distributeur est ici, à côté.

Je reçus une écuelle de soupe, une boulette de viande froide et un demi de bière.

Et encore, j’avais de la chance !

Ma première journée de travail était terminée. Dans un frou-frou de chiffons, Suzanne alla se coucher.

Il se passera quelque chose demain.

Quand j’arrivai le lendemain à la sphère de production, mon levier avait disparu. Suzanne était dans un fauteuil à côté du « président » et buvait de la bière.

— Qu’est-ce qui se passe ? demandai-je avec étonnement.

— Vous êtes licencié, dit-elle en souriant, et elle me montra l’horloge d’un signe de tête.

Il était neuf heures cinq.

— Pourquoi suis-je renvoyé ?

— Pour être arrivé en retard. Essayez de trouver un autre travail.

— Où avez-vous eu de la bière ?

— Ce sont vos jetons. Maintenant ils sont à moi.

Je n’avais jamais vu pareil toupet !

— Spécialité ? demanda la machine.

— Débardeur.

— Mauvais renseignements, dit la machine ; puis elle se tut.

Voyez-vous ça, cette machine avait de la mémoire. Elle avait pris note de mon renvoi pour retard. Encore une fois, comme dans la vie. Peut-être y avait-il quelque sens commun dans ces modèles de structures économiques et sociales. Malgré tout, je ne pouvais admettre qu’un phénomène aussi complexe que l’existence de millions d’hommes vivant en société puisse être représenté avec assez d’exactitude par des lampes de radio, des transistors, des résistances et des relais…

Je réfléchis à ce qu’il me restait à faire. Mon regard tomba sur le cerveau électronique.

Si toute la commande du modèle électronique est concentrée dans ce cerveau, pourquoi ne pas essayer de le « perfectionner » à ma façon.

— Vous ne moucharderez pas ? demandai-je à Suzanne.

— Pourquoi ?

— Je voudrais essayer d’améliorer la « société ».

— Allez-y !

J’allai au pupitre de commande et tournai au hasard la première manette qui me tomba sous la main, puis une deuxième, une troisième. Il y en avait une centaine. Les machines se mirent à hurler sauvagement. Le « président » qui était jusqu’alors à peine tiède se mit à flamboyer comme une bougie de stéarine. Dans l’espoir de voir tout de même mon levier ressortir, j’enlevai le « président » de son logement et le fourrai dans ma poche. C’est alors que Woodropp entra.

— Ha ! Ha ! une révolte ! Très bien. Attentat contre le gouvernement ? Excellent ! Où est donc le stabilisateur de tension ? Liquidation du pouvoir suprême ? Parfait ! Rendez-moi le « président ».

Je lui tendis la lampe au néon.

— Nous allons aussi prévoir cet élément humain. J’entoure le gouvernement d’un réseau électrique formant écran et j’y lance de la haute tension. Deux mille volts suffiront. Nous mettons le « président » dans une cage sous cinq mille volts. Voilà. L’état sera ainsi garanti contre les désordres intérieurs.

J’étais anéanti. Harry Woodropp amena la haute tension au cerveau électronique.

— Donnez-moi du travail, n’importe lequel, suppliai-je.

— Essayez donc maintenant, avant que je n’aie ramené tous les potentiomètres à leur état antérieur.

J’appuyai sur le bouton « demande de main-d’œuvre ». Un haut-parleur se mit à chanter avec la voix de John Parker : Quel bonheur pour toi de mourir dans mes bras. Trois leviers sortirent d’un coup de la machine et se mirent à osciller d’eux-mêmes de haut en bas. Les jetons tombaient dans la boîte comme d’une corne d’abondance !

— Patron, c’est un succès ! On dirait que c’est vraiment l’« Eldorado », m’écriai-je en ramassant les disques de bronze dans la boîte.

— Bon sang de bon sang, râla Harry. Plus rien dans la sphère de la consommation ! Tout est vide.

Je me précipitai vers la cloison et mis un jeton dans le distributeur. Aucune réaction. J’en mis un second. Silence.

— Je vois. La production est devenue folle.

Apparemment, l’électronique de Harry Woodropp ne fonctionnait qu’à un régime strictement déterminé. Les modèles de la production et de la consommation se faisaient équilibre, mais c’était un équilibre instable. Si on écartait la machine de son régime, elle perdait la raison et se transformait en un tas stupide de schémas qui faisaient n’importe quoi.

Harry remit les potentiomètres en place et tous les leviers, à l’exception d’un seul, rentrèrent dans la machine. John Parker devint un contralto, puis un soprano léger et se tut sur le « la » de la septième octave. Je saisis le levier restant et me mis à le secouer consciencieusement, pour me refaire une réputation.

— Rendez les jetons, dit Harry.

— Pourquoi ?

— Vous les avez eus pour rien. Cela ne se doit pas.

— Et pourquoi tout lui est-il donné pour rien ? demandai-je en montrant Suzanne, qui s’était assoupie dans son fauteuil.

— Ne posez pas de questions idiotes et rendez les jetons.

Malgré tout, je réussis à en cacher deux.

Suzanne dormit pendant toute la journée de travail et le soir j’avais réussi à me faire encore sept pièces. Pendant ce temps, Woodropp assura la sécurité du « gouvernement » et soutira à plusieurs reprises de la tension à mon condensateur. Il s’activait avec beaucoup d’application auprès de sa machine. Par la suite, Suzanne me raconta qu’il avait palpé un bon paquet pour son projet Eldorado.

J’avais acquis de la sagesse et je ne dépensais que deux jetons pour mon repas. C’était presque le jeûne, mais j’avais compris qu’il fallait penser aux mauvais jours.

Le lendemain matin, je vis que Suzanne avait les yeux rouges.

— Pourquoi la société des chefs d’entreprise pleure-t-elle ?

J’étais venu tôt au travail. Le tintement des jetons dans ma poche me mettait de bonne humeur…

— C’est dégoûtant ! dit Suzanne.

— Quoi ?

— Il m’a tout pris. La robe, le linge et le manteau.

— Qui ?

— Woodropp.

— Pourquoi ?

— Pour tout recommencer au commencement. Il les a remis dans le distributeur.

Je laissai tomber le levier et m’approchai de Suzanne. J’eus pitié d’elle.

— Ce jeu ne me plaît pas beaucoup, dis-je.

— Maintenant, il ne me plaît pas non plus.

— Ça ne fait rien, Harry arrivera à faire régner l’harmonie.

— Je ne sais pas ce que c’est que ça. Mais je sais que c’est dégoûtant de vous reprendre ce qu’on vous a donné.

Woodropp entra.

— Qu’est-ce que c’est que cette idylle. A vos places! J’ai sans doute trop augmenté le potentiel du thyratron. Vous ne faites rien et vous n’êtes pas renvoyé ?

— Une petite seconde, patron !

— Je tendis la main vers le levier, mais c’était trop tard. Il avait disparu. Woodropp ricanait avec satisfaction.

« Je m’en f… J’ai des jetons pour aujourd’hui. » Suzanne boudait et ne se servait plus de son distributeur. J’appuyais sans conviction sur le bouton blanc, en énumérant diverses professions. On n’embauchait personne. Notre « société » était-elle donc saturée de médecins, d’enseignants, de techniciens et de cuisiniers ? J’appuyai une fois encore.

— Spécialité ?

— Journaliste.

— Nous vous prenons.

Je restai sans mouvement. Une table et une machine à écrire sortirent de la machine. Sacré Harry ! Il avait même pensé à ça !— Dans notre société, la presse rapporte beaucoup, dit Woodropp. Vous toucherez d’autant plus que Suzanne prendra plus de plaisir à lire vos oeuvres. Allez-y.

Woodropp sortit.

Je m’assis devant la machine et je réfléchis. Puis, je commençai :

Communiqué spécial : Sensationnel ! Des mutations radio-actives entraînent l’apparition de nouvelles espèces animales ! Des ânes qui parlent ! Des chiens mathématiciens ! Des singes homéopathes l Des porcs chanteurs ! Des coqs joueurs de poker !

— Quelles bêtises ! dit Suzanne en sortant de son distributeur la feuille de papier. Si ça continue comme ça, je ne vous lirai pas et vous mourrez de faim.

— Ça ne vous plaît pas ?

— Non.

— Bien, je vais essayer autre chose.

Sensation sans précédent ! Dix-huit milliardaires et quarante-deux millionnaires ont renoncé à leurs milliards et à leurs millions en faveur des ouvriers…

— Écoutez, Sam, ou comment vous appelle-t-on ? Je ne lirai plus vos idioties.

— Encore une tentative.

— Non.

— S’il vous plaît, Suzanne !

— Je ne veux pas.

— Ma petite Suzy !

— Je vous interdis de m’appeler comme ça !

Je tapai :

Suzy, vous êtes une fille épatante. Je vous aime.

Elle ne dit rien.

— Je vous aime. Vous lisez ?

— Oui répondit-elle doucement. Continuez.

Je vous ai aimée depuis l’instant où j’ai ressuscité. Tout le temps que nous avons passé avec ce projet grotesque, je n »ai pensé qu’à filer avec vous. Tous les deux. Vous voulez bien ?

— Oui, répondit-elle doucement en arrachant la feuille de papier à la machine.

Voilà ce que j’ai pensé, En réalité, j’ai tout de même une profession, Nous allons fausser compagnie à Woodropp et essayer de trouver un vrai travail, au lieu de cette cochonnerie électrique, à deux ce sera plus facile. Parole d »honneur, depuis que je vous ai vue, je trouve que c »est stupide de s »ouvrir les veines.

— C’est aussi mon avis, chuchota Suzy.

Woodropp entra dans la pièce. Il regarda ses appareils et claqua des doigts.

— Aha ! Les choses vont bien, semble-t-il. La tension s’est stabilisée. Il n’y a plus de différence de phases. Nous approchons de l’harmonie entre la production et la consommation.

— Naturellement, patron, dis-je. Notre société doit tout de même prendre forme un jour.

— Continuez dans le même esprit et j’introduirai tout dans mon schéma, dit-il en quittant la pièce.

Retrouvons-nous ici ce soir. Nous sauterons par la fenêtre,

— D’accord…

Jusqu’à la fin de la journée, je composai une dizaine d’informations grotesques et gagnai un tas de jetons. Suzanne détachait consciencieusement les feuilles de papier, montrant ainsi à la divinité électronique à quel point ma production l’intéressait. L’harmonie était parfaite et Harry Woodropp reproduisit fiévreusement le schéma de l’« Eldorado » pour le vendre un million de dollars. Ce qui faisait la valeur de ce schéma, c’est qu’il tenait compte de l’élément humain !

Je transformai tout mon gain en sandwiches, que je fourrai dans mes poches.

Le soir, en allant vers la fenêtre, Suzanne et moi nous arrêtâmes devant la « société des chefs d’entreprise ».

— Tu ne t’es pas servie une seule fois de ton distributeur, hier.

— Si je l’avais fait, tu aurais gagné moins.

— On emporte la robe et le manteau ?

— Je m’en fiche pas mal.

— Je pense laisser à Woodropp un papier comme quoi c’est moi qui ai tout pris. De toute façon, je n’existe pas.

— Ce n’est pas la peine. Nous marcherons mieux sans rien.

Nous escaladâmes la fenêtre, sautâmes la clôture et nous nous retrouvâmes sur une route asphaltée conduisant à la grande ville. Au-dessus de celle-ci, le ciel était violemment orangé. Suzanne se pressa contre moi.

— N’aie pas peur. Maintenant, nous sommes deux.

Je passai mon bras autour de sa taille et nous nous mîmes en route. Je ne m’arrêtai qu’une fois près d’un réverbère et, plongeant mon regard dans les yeux confiants de Suzanne, je lui demandai :

— Suzy, comment es-tu tombée dans les pattes de Woodropp ?

Elle eut un petit sourire, souleva son bras gauche et me montra son poignet. Une longue cicatrice pourpre se détachait nettement sur la peau blanche.

— Toi aussi ?

Elle approuva de la tête.

Et nous voici repartis ensemble dans ce monde que nous avions quitté.