Jean Ray – Les étranges études du Dr. Paukenschlager

C’était un V… La lettre V.

Les deux rangées de hêtres pourpres, en bordure de la route, se rejoignaient à l’horizon pour dessiner cette lettre géante sur le ciel crépusculaire.

Quelques étoiles pâles se piquaient dans l’angle aigu.

C’est à ce moment que j’eus une singulière impression de malaise, de peur irraisonnée, qui me fit accélérer l’allure de mon automobile.

Le V prolongeait sa majuscule majestueuse.

Pourquoi, dans cette solitude, la route interminable, une lande, un marais, des ajoncs et des bruyères, pourquoi me suis-je amusé à chercher des mots débutant par V et à les clamer à haute voix ?

— Vache-Vagabond-Valet-Vampire.

— C’est cela, cria aussitôt une voix stridente tout près de moi.

Je freinai si brusquement que je faillis capoter.

Sur le bord ombreux de la route, un être bizarre s’avançait ; je ne vis d’abord qu’une longue redingote, un chapeau haut de forme d’un modèle inconnu, et de grosses lunettes teintées.

— C’est précisément le mot que je cherchais. Mais croyez-vous que… ?

Je distinguai alors une figure ridée et jaune et deux yeux étincelants d’intelligence.

— Excusez-moi, continua le bonhomme. Je suis le professeur Paukenschlager… Vous êtes donc bien de mon avis : ce sont…

Tout à coup, le professeur recula de deux pas et une expression comique de colère et d’ahurissement crispa sa petite figure de pomme d’hiver.

— Ou vous ne savez rien, vous ne connaissez rien de mes travaux, hurla-t-il, ou vous m’espionnez et vous êtes une canaille !

— Bonsoir, monsieur le professeur, dis-je. Vous êtes fou. Bien le bonsoir !…

J’avançai la main vers le démarreur.

— Non, vous n’allez pas partir !

La voix était nette et autoritaire. Je vis alors, avec une terreur facile à concevoir, qu’un pistolet automatique était braqué sur ma poitrine.

— Je tire très bien, goguenarda l’étrange personnage. Au premier mouvement qui me déplaît, je vous tue, monsieur l’envoyé du Dr Tottoni.

— Le Dr Tottoni ? m’écriai-je sincèrement étonné. Connais pas.

— Ta…Ta…Ta… Que faites-vous par ici alors, sur cette route que personne n’emprunte plus, et pourquoi criez-vous des mots si justes et si vilains ?

Je tâchai d’expliquer que je m’étais en effet égaré.

— Possible, me dit le professeur, mais je n’ai ni le temps ni l’envie de contrôler l’exactitude de vos paroles. Pour moi, je crois être dans le vrai en déclarant que vous êtes un émissaire du détestable Tottoni, et puis il ne me déplaît guère qu’un de ses disciples assiste à mon triomphe.

— Monsieur le professeur… hasardai-je.

— Taisez-vous ! Votre voiture va me faire regagner le temps perdu. En avant !… Prenez la petite route, à gauche. Elle est carrossable… Au moindre geste suspect, je tire !…

On fit halte à l’orée d’un bois de sapins hauts et noirs.

— C’est ici, dit le professeur. Vous allez m’aider à monter mon petit appareil. Après, vous pourrez vous reposer si cela vous plaît… Mais, auparavant, donnez-moi votre parole que vous ne vous enfuirez pas.

— La parole d’une canaille ? ricanai-je.

Les yeux étincelants me fixèrent de leurs feux verts.

— J’ai étudié votre figure pendant notre course, dit lentement le professeur, et j’ai acquis la conviction que vous n’étiez pas envoyé par Tottoni et que, si je vous laissais partir à présent, vous seriez moins content qu’on pourrait le croire.

Le diabolique bonhomme lisait dans ma pensée.

— Je crains, continua-t-il, que le côté scientifique de l’aventure que je vous ferai vivre ne soit lettre morte pour vous, car vous la verrez en journaliste, c’est-à-dire superficiellement.

— Comment savez-vous que je suis journaliste ?

— Bêtises !… Vous m’avez raconté, en tâchant d’expliquer votre présence sur cette route déserte, que vous vouliez assister à l’inauguration d’un monument sur le littoral.

— En effet !

— Et vous êtes de vingt-quatre heures en avance sur ce ridicule événement ? Qui, autre qu’un journaliste, ferait pareille stupidité ?

Cette raison ne put me convaincre. Je soupçonnai le savant aux yeux de flamme de lire aussi facilement en moi que dans un livre ouvert.

— Toutefois, continua-t-il, quelques années de tropiques vous ont donné le goût de l’aventure et du danger.

— Mais…

— Non pas de mais… Les chiures de mouches de la seringue hypodermique se voient jusque sur vos poignets ! Et, maintenant, montons mon petit appareil et attendons l’événement ; je vous dois bien cela pour ma méprise première.

— Puis-je savoir ?…

— Où je vous emmène ?

— Vous m’emmenez ?…

— Parfaitement s dans le monde de la quatrième dimension !

— Mon cher professeur, dis-je, comme nous étions assis auprès d’un appareil bizarre composé d’une fine antenne d’un métal brillant et d’une vingtaine de mignons rouleaux qui me paraissaient être des bobines d’induction, mon cher professeur, je voudrais prendre des notes.

— C’est votre métier, même si je ne suis qu’un toqué, comme vous le pensez, cela vous fournira un article qui vaudra bien celui de l’inauguration…

Cette fois, c’est certain, ma pensée est lue nettement ; je ne sais quel incompréhensible sentiment d’impuissance et de détresse m’envahit…

Il fait une nuit d’encre. Les phares de l’auto nous éclairent. Le professeur a parlé, mais il me défend de sténographier ses paroles. Je suis donc tenu de jeter sur mon bloc-notes des mots et des bouts de phrases :

Quatrième dimension… Einstein… point d’affleurement… monde intercalaire… équation du dix-huitième degré… puissance infinie du chiffre… or des vibratoires à fréquence illimitée… la formule magnifique…

Et, grossièrement, je résume : il existe un monde voisin, invisible, impénétrable pour nous, parce qu’étant situé sur un autre plan. Ce monde est étrangement, criminellement, selon Paukenschlager, réuni au nôtre. Il y a pourtant des points sur la terre moins hermétiques que les autres.

Le petit tertre sablonneux que nous occupons est, paraît-il, parmi ces lieux étrangement privilégiés.

L’appareil du professeur est destiné à provoquer des ondes spéciales qui forceront, pour ainsi dire, la porte du mystérieux monde voisin.

Comment ? Il n’en dit rien ; il parle d’électrons et d’intégrales.

La nuit avance ; un vent âpre fouaille les arbres ; le professeur regarde de temps en temps une étoile qui pique l’azur à la pointe d’un immense sapin.

Minuit… une heure… deux heures… La fatigue commence à se faire sentir. Paukenschlager me tend une bouteille plate, remplie d’un cordial admirable qui chasse le sommeil et provoque même une sorte de douce gaieté.

Trois heures. Le vent est tombé, le silence absolu. J’ai repris du cordial et suis d’une humeur charmante. Le professeur couvre une page de son carnet de calculs compliqués.

Une teinte grise envahit la lande lointaine. Les calculs de Paukenschlager deviennent fiévreux. Il a déplacé brusquement son appareil, en murmurant :

— A un mètre de près…Deux oiseaux de nuit nous ont frôlés de leur vol de velours ; un butor a crié dans les marais sur lequel l’aube grisaille. Une bête saignée par une belette a hurlé affreusement.

Le professeur a cessé ses calculs pour écouter les pitoyables échos de ce petit crime de l’ombre et m’a regardé d’une façon bizarre.

Tout à coup, un bruit lointain, très doux, un peu chantant s’est levé dans le silence. Il me semble qu’il provient de Pantenne.

Paukenschlager a tout de suite délaissé ses calculs pour fixer l’étoile à la cime de l’arbre. Elle avait baissé vers l’horizon, et je voyais à présent ses feux pâlis à travers les hautes ramures.

— Jeune homme, me cria-t-il la figure soudain blêmie, crispée par une terreur affreuse, jeune homme, fuyez. Il est encore temps… Filez vers la route… Je n’ai pas le droit…

L’antenne vibra cette fois d’une longue note aiguë.

— Il est trop tard ! clama-t-il.

C’est à ce moment que le chemineau parut.

Il avait jailli brusquement du bois de sapins, maigre, sale, lamentable, nous fixant d’un œil méfiant.

— Filez donc ! lui cria le savant.

Un éclair de colère passa dans les yeux rouges de l’homme.

— Filez vous-même, grogna-t-il. Je suis chez moi ici, et…

Le restant de la phrase se perdit dans un brusque et formidable coup de gong.

La pointe de l’antenne fusa en une haute flamme bleue, comme une chandelle romaine.

— Approchez vite ! hurla le professeur en tendant la main vers le vagabond.

Il n’était qu’à quinze pas de nous, mais alors se passa une chose affreuse : l’homme n’avait plus de figure !

C’est-à-dire que, là où, une fraction de seconde auparavant, nous distinguions des yeux, des joues, une bouche, il n’y avait plus qu’une section nette, rouge, bouillonnante de sang, comme si un invisible couperet s’était abaissé sur le front du malheureux.

— Il n’était pas dans la zone protectrice de mon appareil, sanglota le professeur. Je l’avais pensé… Ce sont des monstres, des…

Ce que l’on vient de lire est la copie exacte du carnet de Denver, le reporter de la Grande Tribune qui disparut il y a quelques mois dans des circonstances restées mystérieuses. On retrouva l’auto du journaliste abandonnée non loin de la route, près d’un petit bois de sapins.

On releva, à quelques pas de la machine, sur un espace de peu de mètres carrés, des traces d’une lutte violente, et on y trouva le bloc-notes piétiné.

Quelques jours après cette lugubre découverte, un paysan qui se rendait à son champ situé à peu de distance du sinistre endroit, ramassa une boule de papier faite de deux feuillets du même carnet, couverts d’une écriture tremblée et, détail curieux, fortement éclaboussés de sang.

Ces lignes, déchiffrées à grand-peine n’éclaircirent en rien le mystère.

Nous sommes, écrivait Denver, toujours sur le petit tertre sablonneux, mais un singulier monde diaphane, à peine visible, s’y juxtapose. Je vois le bois de sapins à travers un cône d’une transparence presque parfaite et remplie d’une sorte de fumée, violemment tourmentée. Une dizaine de grosses sphères, bulles bizarres, bondissent sur le marais, et les mêmes fumées tourbillonnantes les remplissent. Je me rends compte que ce sont elles qui rendent le cône et les sphères visibles.

Ici, l’écriture devient illisible, affolée.

Ce ne sont pas des fumées, mais des yeux, des mains, des griffes, des organes atroces… Le corps du chemineau vient d’être happé par le cône…  Paukenschlager me demande pardon…

L’appareil brûle…

Tonnerre… Flammes blanches. Le professeur a disparu enlevé… Une pluie de sang m’inonde.

Dans le ciel, des yeux terribles me fixent… Une main… Dieu !…

Denver n’a plus reparu.

Une enquête a fait découvrir qu’un professeur d’origine allemande, du nom de Paukenschlager, habitait Leyde.

Il avait disparu de son domicile quelques jours avant l’étrange événement.

La perquisition domiciliaire ne fit rien découvrir, si ce n’est que le savant s’était livré avant son départ à la destruction minutieuse et méthodique de ses appareils et de ses papiers.

Un chemineau du nom de Rikkie Campers, très connu dans la région, n’a plus jamais été revu lui non plus.

Un fait étrange que la Psychic Review de New York a relaté le jour de cette disparition, et à l’heure correspondante, le fameux médium américain Marlowe entra dans des transes inouïes. Il se rua vers le tableau noir et y dessina, avec une vélocité prodigieuse, des figures de cauchemar entremêlées à des formes sphériques et coniques, et qui, dans une formidable ruée de rage, poursuivaient un être humain.

La figure de cet homme était incontestablement celle de Denver.

Deux jours plus tard, le même médium entra à nouveau en transes et dessina le visage de Denver, crispé par une angoisse et une douleur surhumaine. En marge du dessin, il écrivit ces mots :

Je ne suis pas mort… C’est pire… Épouvantable Ils vous guettent !…

Prenez garde… Au secours !…

Le lendemain, Marlowe écrivait encore : Au secours ! — et ce fut tout.

De l’avis des meilleurs graphologues, l’écriture était celle de Denver.

Les spirites prétendent que le journaliste n’est pas mort, mais qu’il réside sur un autre plan de l’existence, inaccessible pour nous.

Mais Denver reviendra-t-il jamais pour témoigner la véracité de ces conjectures et raconter la suite de son effroyable aventure ?

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