Catherine L. Moore – L’aventurier de l’espace

Northwest Smith appuya la tête contre le mur de l’entrepôt et scruta le ciel sombre de la nuit vénusienne. Le quartier des quais était très calme ce soir, très dangereux. Smith n’entendait d’autre bruit que le clapotis éternel de l’eau contre les pilotis mais il savait tous les dangers, la mort subite, qui guettaient dans l’ombre muette, et peut-être éprouvait-il une certaine nostalgie à regarder les nuages qui cachaient un bel astre vert suspendu à l’horizon — la Terre, sa planète natale. Et s’il y pensait, il devait avoir un léger sourire sarcastique, car Northwest Smith n’avait plus d’attache avec elle, et la Terre ne l’aurait pas accueilli avec beaucoup de bienveillance en ce moment.

Il était tranquillement assis dans le noir. Au-dessus de lui dans le mur de l’entrepôt, une fenêtre mal éclairée projetait un rectangle de blancheur sur le quai humide. Smith se rencogna dans l’angle d’ombre que découpaient les rayons obliques, se tenant un genou. Bientôt il entendit des pas légers.

Peut-être attendait-il un bruit de pas ; car il tourna vivement la tête et écouta, mais ce n’étaient pas des pas d’homme qu’on entendait avancer avec tant de légèreté sur les planches, et le front de Smith se plissa. Une femme, ici, sur ce quai ténébreux, la nuit ? Même les dernières des filles des rues vénusiennes n’osaient s’aventurer dans ce quartier d’Ednes, les nuits où les navires de l’espace n’étaient pas là. Et cependant le claquement léger des pas d’une femme s’entendait nettement maintenant.

Smith se renfonça davantage dans l’ombre et attendit, et elle arriva, tache toute noire dans l’obscurité, à part le petit triangle de blancheur de son visage. Lorsqu’elle passa sous la traînée lumineuse qui tombait de la fenêtre, il comprit soudain pourquoi elle osait fréquenter ces parages et qui elle était. Un long manteau noir la dissimulait, mais la lumière éclairait son visage en forme de cœur sous le petit tricorne de velours que portent les femmes vénusiennes, et tombait aussi sur des ondulations de cheveux cuivrés à demi cachés. A ce ravissant visage triangulaire et cette chevelure ardente, il la reconnut pour l’une des vierges Minga — ces merveilles qui depuis les origines de l’Histoire sont élevées dans la citadelle Minga pour leur beauté et leur grâce, comme sont élevés les chevaux de course sur la Terre, et instruites dès leur plus tendre enfance dans l’art de charmer les hommes. Sur les trois planètes, il n’est guère de seigneur qui, si sa fortune le lui permet, ne cherche à avoir à sa cour une de ces exquises créatures, aux membres déliés, au teint de lait, avec leur chevelure cuivrée et leur joli visage ardent. Les rois de bien des nations et de bien des peuples ont répandu leurs richesses à la porte de la Minga, et des filles d’or et d’ivoire en sont sorties pour aller embellir mille palais, et il en a toujours été ainsi depuis qu’Ednes s’est établie sur le rivage du Grand Océan.

Cette fille marchait sans crainte d’être molestée parce qu’elle possédait la beauté qui dénotait sa race. La main lourde de la Minga s’étendait protectrice sur sa tête cuivrée, et pas un homme sur les quais n’ignorait les châtiments redoutables qu’il subirait s’il osait seulement poser le doigt sur la blancheur laiteuse d’une vierge Minga — châtiments terribles, qui font peureusement chuchoter les hommes en buvant des verres d’alcool ségir dans les bouges des ports de bien des pays, châtiments mystérieux, indicibles, plus épouvantables que tout ce qu’un couteau ou un pistolet thermique peut infliger.

Et ces dangers montaient aussi la garde aux portes de la citadelle Minga. La chasteté des filles Minga était proverbiale, presque un slogan commercial. Cette fille marchait avec plus de tranquillité et de sécurité qu’une religieuse parcourant les rues des bas-quartiers, la nuit, sur la Terre.

Mais même ainsi, ces filles ne franchissaient que très rarement les portes de la citadelle, et jamais seules. Smith n’en avait jamais vu auparavant, sauf de loin. Il se déplaça un peu, pour mieux la voir au passage, et pour chercher l’escorte qui devait sûrement la suivre à courte distance, quoiqu’il n’entendît pas d’autres pas que les siens. Son léger mouvement attira l’attention de la fille. Elle s’arrêta, scruta plus attentivement l’ombre, et dit d’une voix aussi douce que le miel.

— Aimeriez-vous gagner une pièce d’or, mon brave ?

Un éclair de perversité arracha Smith à son langage habituel peu châtié, et il répondit de sa voix la plus distinguée, en un haut vénusien impeccable.

— Non, je vous remercie.

La fille resta immobile un moment, essayant vainement de voir son visage dans le noir. Lui pouvait voir le sien, ovale pâle dans la lumière de la fenêtre, tendu, surpris. Puis elle écarta son manteau et la lumière incertaine étincela sur le boîtier d’une lampe de poche quand elle appuya sur le bouton. Un rayon blanc l’aveugla.

Un instant la lumière s’arrêta sur lui ; il se tenait négligemment appuyé contre le mur, revêtu de son cuir de navigateur de l’espace avec ses brûlures et ses déchirures, son pistolet thermique enfermé dans son étui bas sur sa cuisse, et son visage basané, balafré, tourné vers elle, avec des yeux de la couleur pâle de l’acier, rétrécis par l’éblouissement. C’était un visage caractéristique. Il allait bien ici, sur ce quai, dans ces rues sombres et dangereuses. Il appartenait au genre d’hommes qui fréquentent de tels endroits, ces hors-la-loi qui hantent les routes de l’espace et vivent par la force du pistolet thermique, dangereusement, mais prudemment hors de la portée de la Garde interplanétaire. Mais il y avait plus que cela sur ce visage bronzé et tourné vers la lumière. Elle avait dû s’en rendre compte en braquant impitoyablement sa lumière sur lui, entrevoir un reste lointain d’éducation et de race qui faisait que l’accent cultivé de son haut vénusien ne choquait pas. Et les yeux incolores se moquaient d’elle.

— Non, dit-elle, éteignant sa lampe. Pas une pièce d’or, mais cent. Et pour une autre tâche que celle dont je parlais.

— Non, merci, dit Smith, sans se lever. Veuillez m’en excuser.

— Cinq cents, dit-elle sans l’ombre d’une émotion de sa voix onctueuse.

Dans l’obscurité les sourcils de Smith se froncèrent. Il y avait quelque chose de fantastique dans la situation. Pourquoi ?…

Elle avait dû comprendre sa réaction presque en même temps que lui, car elle reprit :

— Oui, je sais. Cela paraît insensé. Voyez-vous, je vous ai reconnu dans la lumière tout à l’heure. Voulez-vous ?… Pouvez-vous ?… Je ne peux pas vous expliquer ici dans la rue…

Smith observa le silence pendant trente secondes, tandis qu’un fulgurant débat s’agitait dans les recoins de son esprit circonspect. Puis il sourit en lui-même dans l’ombre et dit: — Je viendrai. Et il se dressa enfin sur ses pieds. Où ?

— Route du Palais aux limites de la Minga. La troisième porte à gauche à partir du porche central. Dites au gardien : Vaudir.

— C’est…

— Oui, mon nom. Vous viendrez, dans une demi-heure ?

Un instant encore, Smith fut près de refuser. Puis il haussa les épaules.

— Oui.

— A la troisième heure, donc. Elle fit le petit geste vénusien d’adieu et se serra dans son manteau. Avec la teinte sombre du vêtement, et la légèreté de ses pas, elle s’évanouit presque sans bruit dans l’obscurité, mais les oreilles exercées de Smith l’écoutèrent longtemps s’éloigner dans la nuit.

Il resta là à écouter le dernier écho de pas sur le quai. Il attendit patiemment, mais l’étonnement l’étourdissait un peu. L’inviolabilité légendaire de la Minga n’était-elle qu’une tromperie ? Laissait-on parfois ces filles étroitement gardées se promener seules la nuit, et donner des rendez-vous comme bon leur semblait ? Ou était-ce quelque mystification compliquée ? La tradition d’innombrables siècles déclarait les portes de l’enceinte Minga gardées si impitoyablement par d’étranges dangers que pas même une souris ne pouvait s’y glisser sans que le sache l’Alendar, le maître de la Minga. Etait-ce donc par ordre de l’Alendar que la porte s’ouvrirait pour lui quand il murmurerait : « Vaudir » au gardien ? S’ouvrirait-elle seulement ? La fille était-elle la propriété de quelque seigneur d’Ednes, le trompant pour d’obscurs motifs personnels ? Il hocha la tête et sourit en lui-même. Après tout il saurait bientôt.

Il attendit encore un peu dans l’ombre. De petites vagues clapotaient sur les pilotis, et une fois, dans un grondement aveuglant, un astronef creva les ténèbres et illumina le ciel.

Enfin il se leva et étira son long corps comme s’il était resté assis trop longtemps. Puis il remit son pistolet en place sur sa jambe et s’éloigna dans la rue noire. Il marchait très légèrement avec ses bottes d’homme de l’espace.

Vingt minutes de trajet par des ruelles obscures, calmes et désertes, l’amenèrent aux abords de cette ville-dans-la-ville qui s’appelle la Minga. Ses murailles sombres, rébarbatives, se dressaient au-dessus de lui, verdies par les espèces de lichens de la Planète Chaude. Sur la route du Palais un porche central profondément enfoncé s’ouvrait sur les mystères intérieurs. Une petite lumière bleue brûlait à sa voûte. Smith continua dans l’obscurité vers la gauche, comptant deux petites portes à demi cachées dans des recoins. A la troisième, il s’arrêta. Elle était peinte d’un vert rouillé, et des plantes grimpantes retombant du mur la cachaient presque. S’il ne l’avait pas cherchée, il serait passé sans la voir.

Smith resta une longue minute immobile, considérant les panneaux verts enfoncés dans le roc. Il écouta. Il renifla même l’air épais. Prudemment, comme une bête sauvage, il hésitait dans l’ombre. Mais enfin il leva la main et frappa très doucement du bout des doigts sur la porte verte.

Elle s’ouvrit sans bruit. Devant lui l’obscurité absolue, une voûte toute noire dans la muraille indistincte. Et une voix demanda tout bas:

— Qu’a lo’val ?

— Vaudir, murmura Smith avec un petit rire involontaire intérieur. Combien de jeunes hommes romanesques avaient dû se présenter à ces portes en des nuits passées, et soupirer pleins d’espoirs le nom de beautés rousses aux gardiens des entrées ténébreuses ! Mais à moins que la tradition ne mente, aucun homme auparavant n’avait jamais passé. Il devait être le premier depuis bien des années à se trouver invité, devant une petite porte creusée dans la muraille de la Minga et à entendre le gardien chuchoter :

— Venez.

Smith dégagea le pistolet à son côté et inclina sa haute taille sous la voûte. Il pénétra dans le noir qui l’enveloppa comme de l’eau quand la porte se ferma. Il resta là le cœur battant, la main sur son pistolet, l’oreille tendue. Une lumière bleuâtre, pâle, fantomatique, inonda brusquement le vestibule, et il vit que le portier était allé jusqu’à un commutateur à l’autre bout de la petite salle où il se trouvait. L’homme était l’un des eunuques Minga, une créature molle, magnifique dans son velours cramoisi. Il portait un manteau pourpre sur son bras, et ces effets trouaient la pénombre de couleurs royales. Ses yeux obliques examinaient Smith sous des sourcils levés, d’un regard que le Terrien ne pouvait sonder. Il s’y trouvait de l’amusement, une nuance de terreur et une certaine admiration hésitante.

Smith regarda autour de lui avec une franche curiosité. Le petit vestibule était apparemment creusé à même l’énorme épaisseur de la muraille. La seule chose qui rompait son austérité était la porte de bronze ornementée à l’autre bout. Ses yeux interrogèrent silencieusement ceux de l’eunuque.

L’homme avança obséquieusement, murmurant : « Permettez-moi… » et jeta le manteau pourpre qu’il portait sur les épaules de Smith. Ses plis somptueux légèrement parfumés, s’enroulèrent autour de lui comme une caresse, le couvrant, malgré sa taille, jusqu’à ses semelles. Il recula avec un peu de dégoût quand l’eunuque leva les mains pour attacher l’agrafe précieuse du col. « Mettez aussi le capuchon, s’il vous plaît », susurra la créature sans ressentiment apparent, tandis que Smith fixait lui-même l’agrafe. Le capuchon recouvrait ses cheveux décolorés par le soleil et retombait en plis lourds autour de son visage, le rejetant dans une ombre épaisse.

L’eunuque ouvrit la porte intérieure de bronze et Smith aperçut une longue galerie qui tournait presque imperceptiblement vers la droite. Simplicité apparente due à une décoration recherchée, tel était le paradoxe qu’illustrait chaque large panneau brillant du mur, sculpté de façon si compliquée et si exquise qu’elle donnait d’abord l’impression d’une simplicité riche et étrange.

En suivant l’eunuque dans la galerie, ses pieds bottés enfonçaient à chaque pas avec un plaisir sensuel dans la haute laine du tapis. Deux fois il entendit des voix murmurant derrière des portes éclairées et sa main se posa sur la crosse de son pistolet thermique sous les plis de son manteau, mais aucune porte ne s’ouvrit et la galerie s’étendait vide et peu éclairée devant eux. Jusque-là tout avait été d’une facilité déconcertante. Ou la tradition mentait sur l’imprenabilité de la Minga, ou la belle Vaudir avait soudoyé avec une incroyable largesse ou (encore cette pensée troublante) c’était avec le consentement de l’Alendar qu’il marchait ici sans être inquiété. Mais pourquoi ?

Au bout de la galerie courbe, ils arrivèrent à une porte grillée d’argent, et la franchirent, passant dans un autre couloir montant, aussi exquisement voluptueux que le premier. Un escalier sculpté de bronze à l’éclat mat s’incurvait à l’extrémité. Puis venait une autre galerie illuminée de lanternes roses qui se balançaient sous le plafond voûté, et au bout, un autre escalier, cette fois d’un travail ajouré d’argent, redescendant en spirale.

Sur tout ce parcours, ils ne rencontrèrent âme qui vive. Des voix chantonnaient derrière des portes fermées, et une fois ou deux quelques accords de musique leur arrivèrent, atténués, mais ou les corridors avaient été vidés sur ordre spécial, ou une chance incroyable les accompagnait. Par contre, il eut plus d’une fois l’impression inquiétante d’un regard derrière lui.

Ils passèrent des couloirs sombres et des portes ouvertes sans lumière, et parfois sa nuque se hérissa au sentiment d’une proche présence humaine, hostile, qui l’épiait.

Pendant une vingtaine de minutes ils parcoururent des couloirs tournants, montèrent et descendirent des escaliers en spirale jusqu’à ce que le sens de l’orientation pourtant entraîné de Smith fût brouillé. Il n’aurait pu dire à quelle hauteur au-dessus du sol il était, ni dans quelle direction menait le dernier couloir dans lequel ils étaient entrés. Au bout de ce temps, ses nerfs étaient tendus comme des fils d’acier et il ne se retenait qu’avec effort de jeter un regard nerveux par-dessus son épaule chaque fois qu’ils passaient devant une porte ouverte. Une atmosphère de menace langoureuse planait presque visiblement partout, lui semblait-il. Le bruit de voix basses derrière les portes, l’impression d’yeux, de chuchotements dans l’air, le souvenir de contes à moitié entendus dans des bouges du port sur les secrets de la Minga, les dangers inexprimables de la Minga…

Smith serrait son pistolet en marchant dans la splendeur et la demi-obscurité, tous ses sens assaillis par de voluptueux appels, mais ses nerfs se tendaient à craquer et sa peau se hérissait quand il passait devant les portes obscures. C’était trop facile. Pendant tant de siècles la tradition de la Minga avait été maintenue, symbole d’imprenabilité, forteresse gardée par plus que des armes, par de pires dangers que le pistolet thermique — et cependant il y circulait, au plus profond de la citadelle, n’ayant pour tout déguisement qu’un manteau de velours et pour toute arme qu’un pistolet à l’étui, et personne ne l’interpellait, ni gardes, ni esclaves, pas même un passant pour remarquer qu’un homme plus grand que tous ceux qui habitaient ici foulait les couloirs les plus secrets de l’inviolable Minga. Il dégagea son pistolet dans l’étui.

L’eunuque vêtu de velours écarlate poursuivait son chemin avec assurance. Une fois seulement il hésita. Ils avaient atteint un corridor sombre, et comme ils passaient devant son entrée, le bruit d’un glissement mou, raclant, comme si l’on avait traîné quelque chose sur des pierres, parvint à leurs oreilles. Il vit l’eunuque tressaillir, se retourner à demi, puis continuer sa route d’un pas plus rapide sans ralentir avant d’avoir mis deux portes et toute la longueur d’un couloir éclairé entre eux et ce couloir obscur.

Et ils continuèrent, par des galeries à demi éclairées, dans un air parfumé et une pénombre vide où des portes étaient fermées sur de murmurants mystères, ou ouvertes sur les ténèbres et toujours avec la sensation d’yeux aux aguets. Ils parvinrent enfin, après un parcours tortueux, interminable, dans une galerie basse de plafond aux panneaux de nacre ciselés et ajourés en filigrane, et dont toutes les portes étaient grillées d’argent. Et quand l’eunuque ouvrit la porte d’argent qui menait dans ce corridor, se produisit l’événement que ses nerfs tendus attendaient toujours depuis le début de ce voyage fantastique. L’une des portes s’ouvrit, une silhouette sortit et leur fit face.

Sous son manteau, le pistolet de Smith glissa sans bruit hors de son étui. Il crut voir le dos de l’eunuque se raidir un peu, et son pas hésiter, mais rien qu’un instant. C’était une jeune fille qui était sortie, une esclave vêtue d’une simple robe blanche. Dès qu’elle aperçut la grande forme habillée de rouge à la tête encapuchonnée se dressant devant elle, elle poussa un petit soupir et s’effondra sur les genoux comme si elle avait reçu un coup. C’était une révérence, mais si terrifiée et si brutale qu’elle aurait pu passer pour un évanouissement. Elle se mit littéralement le visage contre le tapis, et Smith, en regardant, stupéfait, la forme prosternée, vit qu’elle tremblait de tout son corps.

Son pistolet rentra à l’étui et il se pencha un instant sur cet hommage frissonnant. L’eunuque se retourna pour lui faire signe avec une vivacité muette, et Smith entrevit sa figure pour la première fois depuis le début de leur voyage. Elle était luisante de sueur, et ses yeux obliques étaient brillants et inquiets, comme ceux d’un animal pourchassé. Chose étrange, la terreur évidente de l’eunuque rassura Smith. Il y avait donc du danger — le danger d’être découvert, le genre de péril qu’il connaissait et qu’il pouvait combattre. C’était la sensation insinuante de regards aux aguets, de choses invisibles rampant dans des passages sombres, qui avait tendu si péniblement ses nerfs. Et cependant, même ainsi, tout avait été trop facile…

L’eunuque s’était arrêté à une porte d’argent à mi-chemin de la galerie et murmurait quelque chose tout bas, la bouche contre le grillage. Un panneau de brocart vert était tendu derrière la porte, et on ne pouvait rien voir dans la pièce, mais après un moment une voix dit : « Bien ! » dans un souffle, et la porte frémit un peu et s’entrouvrit. L’eunuque fléchit le genou dans un flot de vêtements écarlates, et Smith aperçut rapidement son œil d’où la terreur ne s’était pas encore effacée, mais où se lisait aussi de l’amusement, et un certain respect. Puis la porte s’ouvrit plus grande et il entra.

Il se trouva dans une pièce aussi verte qu’une grotte sous-marine. Les murs étaient tendus de brocart vert, des divans bas verts entouraient la pièce, et au centre trônait l’éclatante beauté rousse de Vaudir. Elle portait une robe de velours vert coupée à la surprenante mode vénusienne, une épaule dégagée, le corps étroitement moulé dans ses plis souples, et la jupe en était fendue d’un côté si bien qu’à chaque mouvement sa longue jambe blanche apparaissait nue.

Il la voyait pour la première fois en pleine lumière. Elle était incroyablement ravissante avec sa chevelure cuivrée recouvrant ses épaules, et son pâle visage indolent qui souriait. Sous de longs cils, ses yeux noirs allongés comme ceux de sa race croisèrent son regard.

Il secoua avec impatience le capuchon gênant de son manteau.

— Puis-je le retirer, dit-il. Sommes-nous ici en sécurité ?

Elle eut un petit rire métallique.

— En sécurité ! fit-elle ironiquement. Mais enlevez-le si vous voulez. J’ai été trop loin maintenant pour m’arrêter à des vétilles.

Et tandis que les plis luxueux s’écartaient et glissaient de son cuir brun, à son tour, elle considéra avec un intérêt plus vif ce qu’elle n’avait vu auparavant que dans une clarté relative. Tel qu’il était, vêtu de cuir, basané, le visage balafré, alerte et circonspect, sous la lumière d’une lanterne pendant à sa chaîne d’argent, sa présence dans ce boudoir détonnait, avec presque quelque chose de risible. Elle examina une seconde fois ce visage, avec les cicatrices qu’y avaient laissées des pistolets thermiques, et les marques de couteaux et de griffes et les traces d’années de dépravation sur les routes de l’espace. La méfiance et la détermination y étaient instinctives et l’inflexibilité se lisait sur tous ses traits. Elle ressentit un petit choc quand elle rencontra ses yeux pâles comme l’acier, sans couleur définissable, dans son visage bruni, ses yeux fermes et clairs, incolores et impassibles comme de l’eau. Des yeux de tueur.

Et elle comprit que c’était l’homme dont elle avait besoin. Le nom et la renommée de Northwest Smith avait pénétré même dans ces couloirs nacrés de la Minga. A leur manière, ils s’étaient répandus dans des endroits plus bizarres que celui-ci, par des voies étranges et tortueuses, et pour des raisons ni moins étranges ni moins tortueuses. Mais même si elle n’avait jamais entendu ce nom ni l’exploit auquel elle le rattachait (qui n’ont pas d’importance ici), elle aurait su à ce visage balafré, à ces yeux froids et hardis, qu’elle avait devant elle l’homme qui pouvait l’aider, si un homme vivant le pouvait.

Et avec cette pensée, d’autres qui s’y rattachaient lui traversèrent l’esprit comme des lames qui se croisent. Elle baissa ses paupières d’une blancheur laiteuse sur leur duel pour en cacher le danger mortel, et murmura : « Northwest… Smith » d’un ton songeur.

— A vos ordres, fit Smith dans son idiome, mais avec une nuance de moquerie derrière ces paroles courtoises.

Elle ne dit cependant rien, mais le regarda lentement de la tête aux pieds.

— Que désirez-vous ? demanda-t-il enfin avec un mouvement d’impatience.

— J’avais besoin des services d’un homme du port, répondit-elle toujours dans son murmure oppressé. Je ne vous avais pas bien vu, là-bas… Il y a beaucoup de navigateurs le long du port, mais il n’y en a qu’un comme toi, oh ! homme de la Terre, et elle tendit les bras et se pencha vers lui, exactement comme un roseau se penche sous la brise d’un lac, et ses bras se posèrent avec douceur sur ses épaules et sa bouche fut toute proche…

Smith regarda dans les yeux mi-clos. Il connaissait assez la race vénusienne pour deviner la joute mortelle de mobiles qui guident tout Vénusien dans ses actes, et il avait entrevu cette joute fulgurante avant qu’elle ne baissât les paupières. Et si ses pensées étaient un duel, les siennes brûlaient comme des éclairs de pistolet thermique droit vers leur but. En un clin d’œil il comprit une partie de ce qui la faisait agir — la partie la plus évidente. Et il resta impassible dans le collier de ses bras.

Elle leva les yeux vers lui, à demi incrédule de ne pas sentir une étreinte virile se resserrer autour d’elle.

— Qu’a lo’val ? murmura-t-elle. Es-tu donc si froid. Terrien ? Suis-je si peu désirable ?

Sans mot dire il la regarda, et en dépit de lui-même son sang courut plus vite. Les filles Minga ont été élevées depuis trop de siècles dans l’art de charmer les hommes pour que Northwest Smith restât dans les bras tièdes de l’une d’elles sans ressentir l’envie de répondre à l’invite de ses yeux. Un parfum subtil montait de sa chevelure cuivrée et le velours moulait un corps dont il pouvait deviner la blancheur à l’éclat de la longue cuisse nue que montrait sa robe fendue. Il eut un petit rictus et s’écarta, échappant aux mains qui le retenaient par le cou.

— Non, dit-il. Vous connaissez bien votre art, mais votre motif ne me flatte pas.

— Que voulez-vous dire ?

— Il faudra que j’en sache beaucoup plus avant de m’engager aussi loin.

— Idiot, fit-elle souriante. Vous êtes déjà engagé par-dessus la tête, autant qu’il est possible de l’être. Vous l’étiez dès l’instant où vous avez franchi le seuil de la porte dans la muraille extérieure. Sans recul possible.

— Cela a pourtant été si facile — tellement facile, d’entrer, murmura Smith.

Elle avança d’un pas et le regarda avec des yeux rapetissés, toute simulation de séduction abandonnée comme un manteau.

— Vous vous en êtes aperçu aussi ? demanda-t-elle presque dans un murmure. Cela vous a semblé facile, à vous aussi ? Grand Shar, si je pouvais en être sûre ! Et son visage s’emplit de terreur.

— Si nous nous asseyions et que vous me disiez tout, suggéra Smith, pratique.

Elle posa une main — blanche comme du lait, douce comme du satin — sur son bras et l’attira sur le divan bas qui entourait la pièce. Il y avait une coquetterie innée, vieille de générations, dans son geste, mais la main blanche tremblait un peu.

— De quoi avez-vous tellement peur ? demanda curieusement Smith quand ils s’assirent sur le velours vert. La mort ne vient qu’une fois, vous savez.

Elle secoua sa chevelure cuivrée avec mépris.

— Pas de cela, dit-elle. Du moins… non, je voudrais savoir au juste ce dont j’ai peur — et c’est cela qui est le plus épouvantable. Mais je voudrais… J’aurais bien voulu qu’il n’eût pas été aussi facile de vous amener ici.

— Tout était désert, dit-il pensivement. Pas une âme dans les galeries. Pas un garde nulle part. Une fois seulement nous avons vu une autre créature, et c’était une esclave, dans la galerie où se trouve votre porte.

— Qu’a-t-elle… fait ? demanda Vaudir d’une voix expirante.

— Elle est tombée à genoux comme si elle avait été frappée. On aurait pu croire que j’étais le diable à la manière dont elle a réagi.

— Tout va bien, dit-elle avec soulagement. Elle a dû vous prendre pour… l’Alendar. Sa voix hésita un peu sur ce nom, comme si elle craignait presque de le prononcer. Il porte un manteau comme celui que vous portiez quand il vient dans ces galeries. Mais il vient si rarement…

— Je ne l’ai jamais vu, dit Smith, mais, grand Dieu, est-ce un tel monstre ? L’esclave s’est effondrée comme si elle avait été assommée.

— Oh, chut, chut ! s’exclama Vaudir d’un ton angoissé. Il ne faut pas parler de lui comme cela. Il est… il est… Bien entendu, elle s’agenouilla et se cacha le visage. Si seulement je n’avais pas…

Smith se tourna carrément vers elle et scruta les yeux noirs d’un regard aussi morne que l’étendue des mers. Et il vit très nettement tout au fond derrière leurs paupières, une terreur indicible.

— De quoi s’agit-il ? demanda-t-il.

Elle se recroquevilla en frissonnant un peu, et ses yeux apeurés lancèrent un regard furtif dans la pièce.

— Vous ne sentez pas ? demanda-t-elle, en un demi-murmure où sa voix se faisait si caressante.

Il sourit en lui-même de voir combien la courtisane en elle était éloquente, instinctivement, avec ses gestes attirants bien que ses mains tremblassent, et sa voix de séductrice douce et émouvante, même en pleine terreur.

— … Toujours, toujours ! disait-elle. Cette menace muette, secrète, qui rôde ! Elle hante tout le palais. Ne l’avez-vous pas senti quand vous êtes entré ?

— Si, je crois, répondit lentement Smith. Si, j’ai eu cette sensation de quelque chose d’à peine caché, qui guettait dans des portes obscures… une sorte de tension de l’air…

— Un péril, murmura-t-elle, un péril terrible, inexprimable… oh, je le sens partout où je vais… il est entré dans tout mon être jusqu’à faire partie de moi-même, corps et âme…

Smith perçut la crise nerveuse qui pointait dans sa voix, et dit rapidement :

— Pourquoi êtes-vous venue me trouver ?

— Je ne l’ai pas fait consciemment. Elle domina ses nerfs avec un effort et reprit son récit un peu plus calmement. Je cherchais vraiment un homme du port, comme je vous l’ai dit, mais pour une tout autre raison. Cela n’a pas d’importance, maintenant.

Mais quand vous avez parlé, quand j’ai allumé ma lampe et vu votre visage, je vous ai reconnu… J’avais entendu parler de vous, voyez-vous, et aussi de… de l’affaire Lakkmanda, et j’ai compris en un instant que si quiconque de vivant pouvait m’aider, c’était vous.

— Mais de quoi s’agit-il ? En quoi puis-je vous aider ?

— C’est une longue histoire, dit-elle, et presque trop étrange pour y croire, et trop vague pour que vous la preniez au sérieux. Et cependant je sais… Connaissez-vous l’histoire de la Minga ?

— Un peu. Elle remonte très loin.

— Jusqu’au commencement du monde — et même plus loin. Je me demande si vous pouvez comprendre. Car, voyez-vous, sur Vénus nous sommes plus près de nos origines que vous. La vie s’est développée, plus vite ici, naturellement, et selon des voies plus différentes que les Terriens l’imaginent. Sur la Terre, la civilisation s’est élevée assez lentement pour que les… les élémentaires… retombent dans les ténèbres. Sur Vénus… oh, c’est épouvantable, épouvantable pour les hommes d’évoluer trop vite ! La vie naît de ténèbres et de mystères et de choses trop étranges et trop terribles pour être regardées. La civilisation de la Terre a grandi lentement, et, au moment où les hommes ont été assez civilisés pour regarder en arrière, ils étaient suffisamment loin de leurs origines pour ne pas voir, ne pas savoir. Mais nous qui, ici, regardons en arrière, voyons trop bien, parfois, de trop près et trop clairement cette origine ténébreuse… Grand Shar, protégez-moi ; qu’ai-je vu !

Ses mains blanches se levèrent rapidement pour cacher la terreur soudaine de son regard, et sa chevelure cuivrée retomba en un nuage parfumé sur ses doigts. Même en proie à cette terreur, il lui restait une séduction innée qui lui était aussi naturelle que de respirer.

Dans le petit silence qui suivit, Smith se prit à jeter des regards à la dérobée par-dessus son épaule. La pièce était d’un calme inquiétant…

Vaudir prit son visage dans ses mains, rejetant ses cheveux en arrière. Ses mains tremblaient. Elle les croisa sur son genou de velours et continua :

— La Minga, dit-elle et sa voix avait un accent de fermeté résolue est trop ancienne pour que quiconque puisse donner une date. Quand Far-thursa sortit de la brume de mer avec ses hommes et fonda cette ville aux pieds des montagnes, il la construisit autour des murs d’un château fort qui était déjà là. La citadelle Minga. Et l’Alendar vendit des filles Minga aux marins, et la ville naquit. Tout cela n’est que mythe, mais la Minga a toujours été ici.

— L’Alendar demeurait dans sa citadelle, élevait ses filles aux cheveux d’or et les dressait dans l’art de charmer les hommes. Il les gardait avec des armes étranges, et les vendait aux princes à des prix royaux. Il y a toujours eu un Alendar. Je l’ai vu, une fois… Il passait dans les couloirs, en de rares occasions, et il vaut mieux s’agenouiller et se cacher le visage quand il passe. Oui, cela vaut mieux… Mais je l’ai rencontré une fois et… et il est grand, aussi grand que vous, Terrien, et ses yeux ressemblent à… l’espace entre les mondes. J’ai regardé dans ses yeux sous le capuchon qu’il portait

— je ne craignais, alors, ni homme ni démon. Je l’ai regardé dans les yeux avant de faire ma révérence et… je ne pourrai jamais plus me libérer de la peur. J’ai regardé dans le mal comme on regarde dans une mare. Une noirceur et un vide et un mal primitif. Impersonnel, sans passion. Élémentaire… l’horreur élémentaire dont la vie a surgi. Et je sais avec certitude, maintenant, que le premier Alendar n’est pas né d’une semence mortelle. Il y a eu des traces avant l’homme… La vie remonte effroyablement loin à travers bien des formes et bien des calamités, avant d’atteindre la source même de son origine. Et l’Alendar n’avait pas les yeux d’un être humain, je les ai vus — et je suis damnée ! Sa voix s’éteignit doucement et elle se tut un instant, le regard perdu dans cette évocation.

» Je suis maudite, condamnée à un enfer plus terrible que tout ce dont menacent les prêtres de Shar, reprit-elle. Non, attendez ; ce n’est pas du délire. Je ne vous ai pas dit le pire. Vous aurez de la peine à le croire, mais c’est la vérité — la vérité — Grand Shar, si je pouvais espérer que cela ne soit pas !

» L’origine en est perdue dans la légende. Mais pourquoi, dès le début, le premier Alendar habitait-il ce château dans les brumes du bord de la mer, seul et inconnu, élevant ses filles à la chevelure cuivrée ? Pas pour les vendre en ce temps-là. Où avait-il trouvé le secret de produire leur type invariable ? Et le château, dit la légende, avait déjà des siècles et des siècles quand Far-thursa le découvrit. Les filles étaient d’une beauté parfaite, stable, qui n’avait pu être atteinte que par des générations d’effort. Depuis quand la Minga avait-elle été construite, et par qui ? Et surtout, pourquoi? Quelle raison plausible pouvait-il y avoir d’habiter ici absolument inconnu, en élevant des beautés civilisées dans un monde à demi sauvage ? Parfois je crois en avoir deviné la raison… »

Sa voix s’évanouit dans un silence résonnant, et pendant un instant elle fixa sans le voir le mur tendu de brocart. Quand elle se remit à parler, elle avait changé de sujet, avec une soudaineté étonnante.

— Pensez-vous que je suis belle ?

— Plus que toutes les filles que j’ai jamais vues, répondit Smith sans flatterie.

Sa bouche se crispa.

— Il y a en ce moment, dans cet édifice, des filles tellement plus belles que moi que je suis humiliée d’y penser. Aucun homme mortel ne les a jamais vues, sauf l’Alendar, et lui n’est pas complètement mortel. Aucun homme mortel ne les verra jamais. Elles ne sont pas à vendre. En fin de compte elles disparaîtront.

» On pourrait penser que la beauté féminine doive atteindre une apogée au-delà de laquelle elle ne peut plus grandir, mais ce n’est pas vrai. Elle peut s’accroître et s’amplifier jusqu’à… Les mots me manquent pour exprimer ma pensée. Et je crois vraiment qu’il n’y a pas de limite aux sommets qu’elle peut atteindre, entre les mains de l’Alendar. Et pour toutes les beautés que nous connaissons et dont nous entendons parler, par les esclaves qui les servent, le bruit court qu’il y en a autant d’autres, d’une beauté si achevée que les yeux des hommes ne peuvent les contempler. Avez-vous jamais pensé que la beauté puisse être raffinée et intensifiée au point qu’on puisse à peine supporter de la regarder ? On a ici des rumeurs de telles merveilles cachées dans certaines des chambres secrètes de la Minga.

» Mais le monde ne sait jamais rien de ces mystères. Aucun monarque d’aucune planète connue n’est assez riche pour acheter les beautés enfouies au plus profond de la Minga. Elles ne sont pas à vendre d’ailleurs. Depuis des siècles innombrables les Alendars de la Minga travaillent à créer une beauté de plus en plus achevée, au prix d’une peine et de dépenses infinies — une beauté destinée à être enfermée dans des chambres secrètes gardée avec la dernière rigueur, pour que l’on n’en soupçonne pas même l’existence hors des murailles extérieures, une beauté qui s’évanouit soudain dans un souffle — comme cela ! Où ? Pourquoi ? Comment ? Nul ne le sait.

— Et c’est cela dont j’ai peur. Je n’ai pas une parcelle de la beauté dont je parle, et cependant un sort semblable m’est réservé — je le sens. J’ai regardé dans les yeux de l’Alendar, et… je sais. Je suis certaine qu’il me faudra regarder encore dans ces yeux noirs et vides, plus profondément, plus horriblement… Je le sais — et je suis folle de terreur à la pensée de ce que je connaîtrai bientôt.
Quelque chose d’atroce m’attend, et cela se rapproche de plus en plus. Demain, ou après-demain, ou peu après, je disparaîtrai et les filles s’en étonneront, en parleront un peu tout bas, et puis elles oublieront. C’est déjà arrivé avant. Grand Shar, que dois-je faire ?

Sa phrase s’était terminée en un gémissement musical de désespoir. Elle se tut un instant, puis son expression changea et elle reprit avec un ton de regret :

— Et je vous ai entraîné avec moi. J’ai rompu toutes les traditions Minga en vous amenant ici, et il n’y a pas eu d’obstacle — cela a été trop facile, beaucoup trop facile. Je crois que j’ai scellé votre mort. A votre arrivée, je comptais vous amener par séduction à vous engager si profondément que vous soyez forcé de faire ce que je vous demanderais pour reconquérir votre liberté. Mais maintenant je sais que simplement en vous demandant de venir ici je vous ai entraîné plus loin que je ne songeais. C’est une certitude qui m’est venue, je ne sais comment, peut-être dans l’air ce soir. Je la sens qui m’assaille — et qui m’appelle irrésistiblement. Car dans ma hâte terrifiée d’obtenir de l’aide, je crois que j’ai attiré la damnation sur nous deux. Je suis sûre maintenant, et je le sais en mon for intérieur depuis que vous êtes entré si facilement, que vous ne sortirez pas d’ici vivant — que je serai emportée et vous aussi… Shar, Shar, qu’ai-je fait !

— Mais quoi, quoi ? Smith frappa son genou impatiemment. Que redoutons-nous ? Le poison ? Les gardes ? Des pièges ? L’hypnotisme ? Ne pouvez-vous au moins m’en donner une idée ? Il se pencha en avant pour inspecter son visage, et il vit ses sourcils se froncer dans un effort pour trouver des mots qui voileraient les mystères qu’elle devait révéler. Ses lèvres s’ouvrirent, indécises.

— Les Gardiens, dit-elle. Les… Gardiens…

Puis son visage prit une telle expression d’horreur qu’il en crispa les mains sur son genou et sentit sa nuque se hérisser. Ce n’était pas l’horreur d’une chose matérielle, mais une épouvante intérieure, une certitude terrible. Le regard qui avait croisé le sien se ternit et échappa à son regard impératif sans le fuir. Ses yeux avaient cessé d’être des yeux et étaient devenus des fenêtres sombres, vides. La beauté de son visage se figea, et derrière les yeux vides, derrière le ravissant masque immobile, il put sentir confusément grandir l’appel ténébreux.

Elle tendit les mains et se leva, toute droite. Smith se trouva sur ses pieds, le pistolet à la main, tandis que sa peau se hérissait en sentant dans l’air des palpitations aussi tangibles qu’un battement d’ailes. Trois fois ce frisson sans nom perturba l’air, puis Vaudir avança comme une automate et se dirigea vers la porte. Marchant dans son cauchemar au masque d’épouvante, elle franchit le seuil. Quand elle passa près de lui, il tendit une main hésitante et la posa sur son bras ; un petit choc de douleur le traversa à ce contact, et encore une fois il crut sentir un battement d’ailes dans l’air. Puis elle passa sans hésiter, et il laissa retomber sa main.

Il ne fit pas d’autre effort pour la réveiller, mais la suivit à pas félins aussi délicatement que s’il marchait sur des œufs. Il était légèrement ramassé sur lui-même, et il avait le doigt sur la détente de son pistolet.

Ils suivirent le corridor dans un silence haletant, un corridor vide ou aucune lumière ne se montrait derrière les portes fermées, où aucun murmure de voix ne rompait le calme vibrant. Mais de petits frissons semblaient agiter sourdement l’air, et son cœur battait à l’étouffer.

Vaudir marchait comme une poupée mécanique, raidie dans un cauchemar d’horreur. Quand ils atteignirent le bout de la galerie, il vit que la grille d’argent était ouverte, et ils la franchirent sans s’arrêter. Mais Smith remarqua avec un léger malaise qu’une porte qui ouvrait à droite était fermée et verrouillée, et que des barres transversales étaient solidement engagées dans des cavités du mur. Il n’avait pas d’autre choix que de la suivre.

Le couloir descendait. Ils passèrent devant d’autres qui bifurquaient à droite et à gauche, mais leurs portes d’argent étaient fermées et barrées. Un escalier tournant aux marches d’argent terminait le passage, et la fille le descendit raidement sans toucher la rampe. C’était une longue spirale, franchissant de nombreux étages, et à mesure qu’ils descendaient, la somptueuse lumière diffuse diminuait et s’obscurcissait, et une odeur subtile d’humidité et de sel envahissait l’air parfumé. A chaque tournant où les marches faisaient place aux paliers, les portes étaient barrées sur les issues. Ils en virent tant que Smith comprit, alors qu’ils descendaient et descendaient encore, qu’aussi haut qu’ait pu être le boudoir vert, ils s’enfonçaient maintenant profondément à l’intérieur de la terre. Et l’escalier continuait à descendre en tournant. Les galeries qui s’ouvraient au-delà des barreaux comme des nids d’abeille, devinrent plus sombres et moins luxueuses. A la fin, elles cessèrent complètement et les marches d’argent s’enfoncèrent dans un puits creusé dans le roc, éclairé si faiblement de loin en loin qu’il pouvait à peine voir la paroi noire et polie qui les entourait. Des gouttes d’humidité commencèrent à apparaître sur la surface sombre et l’odeur devint celle des lagunes ténébreuses et des souterrains humides.

Juste au moment où il commençait à croire que les marches continuaient jusqu’au cœur de sel très noir de la planète, ils parvinrent brusquement au fond. Une étincelante grille ornementale terminait l’escalier, à l’entrée d’une galerie sombre que les pas de la fille suivirent sans hésitation. Le regard pâle de Smith, fouillant l’obscurité, ne trouva d’autre trace de vie qu’eux-mêmes ; cependant des yeux étaient fixés sur lui — il en était sûr.

Ils arrivèrent par ce corridor noir à une porte de métal ouvragé dont les barreaux s’enfonçaient profondément dans les murs de rocher. Elle la franchit, Smith sur ses talons, criblant l’ombre de coups d’œil rapides, comme ceux d’une bête sauvage en éveil dans une jungle inconnue. Et au-delà de cette porte de métal une embrasure tendue de grands rideaux noirs terminait la galerie. Smith sentit qu’ils avaient atteint leur destination. Et nulle part durant tout le parcours, il n’avait eu d’autre choix que de suivre les pas infaillibles, aveugles, de Vaudir. Des grilles avaient fermé toutes les issues possibles. Mais il avait son pistolet… La blancheur des mains de Vaudir ressortait sur le velours quand elle en écarta les plis. Elle apparut un instant très lumineuse — toute verte, dorée et blanche — sur le fond noir. Puis les plis retombèrent derrière elle et elle disparut, comme une flamme éteinte dans le velours noir. Smith hésita l’espace d’un instant avant d’entrouvrir les rideaux et de regarder à l’intérieur.

Il vit une pièce tendue d’un velours noir qui absorbait la lumière avec avidité. Dans celle-ci rayonnait une unique lampe suspendue au plafond juste au-dessus d’une table d’ébène. Elle répandait une lumière ténue sur un homme — un homme de très grande taille.

Il se découpait très sombre, dans l’obscurité de la pièce, la tête penchée, regardant sous la ligne droite de ses sourcils noirs. Dans son visage à demi caché, ses yeux étaient des trous d’ombre, et sous les sourcils baissés, deux lueurs aiguës braquaient tout droit, non pas sur la fille, mais sur Smith caché derrière les rideaux. Elles s’emparèrent de ses yeux comme un aimant attire l’acier. Il sentit leur éclat tranchant plonger comme une lame jusque dans son cerveau, et le coup pénétrant, brûlant provoqua en lui un involontaire frisson de recul. Il passa son pistolet à travers les rideaux, les franchit tranquillement et soutint le regard acéré avec des yeux pâles et résolus.

Vaudir avança avec une raideur mécanique qui n’arrivait pourtant pas à cacher sa grâce, à croire que. de ce corps ravissant, ne puisse émaner que de la beauté. Elle arriva auprès de l’homme et s’y arrêta. Puis un long frisson la parcourut de la tête aux pieds et elle tomba à genoux et posa son front contre le sol.

Par-dessus sa beauté dorée, les yeux de l’homme croisèrent ceux de Smith, et sa voix profonde, profonde comme des eaux noires au flot calme prononça :

— Je suis l’Alendar.

— Alors vous savez qui je suis, dit Smith, sa voix dure comme l’acier dans l’ombre veloutée.

— Vous êtes Northwest Smith, dit la voix profonde et égale, sans passion. Un hors-la-loi de la planète Terre. Vous avez enfreint la loi pour la dernière fois, Northwest Smith. Les hommes n’entrent pas ici sans invitation — pour en sortir vivants. Vous en avez peut-être entendu parler…

Sa voix s’éteignit dans le silence, lentement.

La bouche de Smith se retroussa en un sourire de fauve, sans gaieté, et la main qui tenait le pistolet se leva. Une sinistre lueur de meurtre s’alluma dans ses yeux d’acier. Puis, avec une soudaineté étourdissante, le monde parut se dissoudre autour de lui. Des fulgurations flamboyantes éclatèrent dans sa tête, dansèrent, tournoyèrent, et se contractèrent en un tourbillon de ténèbres qui fusionnèrent en deux petits points lumineux : le stylet d’un regard perçant sous des sourcils noirs…

Quand la pièce se stabilisa autour de lui, il se retrouva les bras ballants, le pistolet pendant de ses doigts, une torpeur apathique se retirant lentement de son corps. Un sourire sinistre déforma légèrement la bouche de l’Alendar.

Le regard pénétrant s’écarta négligemment, le laissant étourdi par un brusque vertige, et se posa sur la jeune fille prostrée sur le sol. Sur le tapis noir, se détachait la masse vaporeuse de ses boucles de cuivre exquisement étalées. La robe verte s’écartait doucement de la rondeur de son corps, et rien dans l’univers n’aurait pu être aussi ravissant que sa blancheur veloutée sur le sol sombre. Les yeux, noirs d’abîme, planèrent impassiblement sur elle. Puis, de sa voix profonde, unie, l’Alendar demanda, d’un ton tout naturel :

— Dites-moi, avez-vous de telles filles sur la Terre ?

Smith secoua la tête pour éclaircir ses idées. Quand il réussit à répondre, sa voix s’était affermie, et, son étourdissement se dissipant, même le tour banal que la conversation avait pris soudain ne lui semblait pas anormal.

— Je n’ai jamais vu de fille pareille nulle part, dit-il calmement.

Le regard acéré étincela et le transperça.

— Elle vous l’a dit, reprit l’Alendar. Vous savez que j’ai ici des beautés qui surpassent la sienne en éclat comme le soleil comparé à une bougie. Et cependant… elle a plus que de la beauté, cette Vaudir. Vous l’avez senti, peut-être ?

Smith soutint le regard interrogateur, y cherchant une moquerie, mais n’en trouvant pas. Sans comprendre (un moment avant cet homme avait menacé sa vie), il reprit la conversation.

— Elles ont toutes plus que de la beauté. Pour quelle autre raison les rois achètent-ils les filles de la Minga ?

» Non, pas ce charme-là. Elle le possède aussi, mais quelque chose de plus subtil que la séduction, de beaucoup plus désirable que la beauté. Elle a du courage, cette fille. Et de l’intelligence. Où les a-t-elle pris, je n’en sais rien. Je n’élève pas mes filles pour de telles choses. Mais j’ai regardé dans ses yeux une fois, dans la galerie, comme elle vous l’a dit… et j’y ai vu des choses plus attirantes que la beauté. Je l’ai appelée — et vous arrivez sur ses talons. Savez-vous pourquoi vous n’êtes pas mort à la porte extérieure ou n’importe où dans les galeries en entrant ?    ,

Le regard de Smith croisa, perplexe, le regard noir. La voix continua :

— Parce qu’il y a aussi… des choses intéressantes dans vos yeux. Du courage et de l’inflexibilité et une certaine… force, je crois. Vous possédez une puissance. Et je crois que je peux en trouver l’utilisation, Terrien.

Les pupilles de Smith se rétrécirent un peu. Cette conversation était si calme, si banale. Mais la mort venait. Il la sentait dans l’air — il connaissait cette sensation depuis longtemps. La mort — et même pire que cela, peut-être. Il se souvenait des rumeurs qu’il avait entendues.

Sur le sol la jeune fille gémit faiblement et remua. Les yeux impassibles, perçants de l’Alendar l’effleurèrent et il ordonna doucement :

— Lève-toi.

Et elle se leva, chancelante, et se tint devant lui la tête baissée. Sa raideur avait disparu.

Impulsif, Smith s’écria soudain :

— Vaudir !

Elle leva le visage. Leurs regards se croisèrent, et un frisson d’horreur le parcourut. Elle avait repris conscience, mais elle ne serait jamais plus la même fille effrayée qu’il avait connue. La connaissance du Mal émanait de ses yeux, et son visage n’était qu’un masque tendu qui recouvrait à peine son horreur… à peine ! C’était le visage d’un être qui avait traversé un enfer plus noir que tous ceux imaginés par l’humanité, et y avait acquis un savoir dont aucune âme humaine ne pouvait supporter le poids en continuant de vivre.

Elle le dévisagea un long moment, en silence, puis se tourna de nouveau vers l’Alendar. Et Smith crut, au moment où ses yeux quittèrent les siens., qu’il y avait aperçu l’éclair d’une supplication désespérée.

— Viens, dit l’Alendar.

Il tourna le dos. Smith leva son pistolet en tremblant puis laissa retomber son bras. Non, mieux valait attendre. Il y avait toujours un léger espoir, tant qu’il ne verrait pas la mort fondre sur lui de tous côtés.

Il avança sur le tapis moelleux derrière l’Alendar. La fille suivait à pas lents, les yeux baissés dans une horrible parodie de méditation, comme si elle repassait et roulait en son esprit l’affreux savoir qui hantait si terriblement ses yeux.

Une voûte sombre située à l’autre bout de la pièce les engloutit. La lumière manqua un instant — un instant haletant où le pistolet de Smith se releva involontairement, comme une chose vivante, dans sa main. La futilité de son geste contre un danger invisible lui apparut et son cerveau vacilla devant cet infini ténébreux qui l’enserrait. Ce fut fini en un clin d’œil, et il se demanda si cela s’était jamais produit tandis que s’abaissait de nouveau son pistolet. Mais l’Alendar jeta par-dessus son épaule :

— C’est une barrière que j’ai placée pour garder mes… beautés. Une barrière mentale qui aurait été infranchissable si vous n’aviez pas été avec moi, et qui cependant… mais vous comprenez maintenant, n’est-ce pas, ma Vaudir ? Et il y avait un indéfinissable sous-entendu dans cette demande qui mettait une note d’humanité monstrueuse dans sa voix inhumaine.

— Je comprends, fit en écho la jeune fille d’une voix aussi ravissante et inexpressive qu’une note musicale soutenue. Et le son de ces deux voix inhumaines sortant des lèvres humaines de ses compagnons fit tressaillir les nerfs de Smith.

Ils avancèrent ensuite dans un long couloir, en silence, Smith marchant sans bruit avec ses bottes de navigateur de l’espace, toutes les fibres de son être tendues jusqu’à la souffrance. Même au plus fort de sa vigilance, il se surprit à se demander si un autre être doué d’une âme humaine avait jamais descendu ce couloir, si des filles aux cheveux d’or avaient ainsi suivi, terrifiées, l’Alendar dans le noir, ou si elles aussi avaient été vidées d’humanité et plongées dans une inexprimable horreur avant que leurs pas suivent leur maître à travers la barrière de ténèbres.

Le couloir descendait, l’odeur saline s’accentuait et la lumière se réduisait à une lueur tremblotante dans l’air. Dans un calme extraordinaire, ils continuèrent leur chemin.

Bientôt l’Alendar parla, sans que sa voix profonde, liquide, semblât rompre le silence, s’y mélangeant plutôt si intimement qu’elle n’éveillait pas même un écho.

— Je vous emmène dans un lieu où nul autre homme que l’Alendar n’a jamais mis le pied. Il me plaît de me demander comment vos sens inhabitués réagiront aux choses que vous allez voir. J’arrive à un… un âge — il ricana doucement — où les expériences m’intéressent. Regardez !

Les yeux de Smith se fermèrent devant une clarté soudaine intolérable. Dans l’obscurité zébrée d’éclairs de cet instant où l’éblouissante lumière flamboyait à travers ses paupières, il crut sentir tout vibrer autour de lui incompréhensiblement, comme si la structure même des atomes qui composaient les murs était modifiée. Quand il ouvrit les yeux il était à l’entrée d’une longue galerie resplendissante d’un délicieux et doux éclat. Il ne fit aucun effort, même pour deviner comment il y était parvenu.

Elle s’allongeait magnifiquement devant lui. Les murs, le sol et le plafond étaient de pierre luisante.

II y avait des divans bas à intervalles réguliers le long des murs et une piscine d’eau bleue, et l’air étincelait inexplicablement d’une luminosité dorée. Et des formes se mouvaient dans ce pétillement de champagne…

Smith resta immobile, contemplant la galerie. L’Alendar, dont le visage exprimait une subtile anticipation des événements l’observait, dardant sur lui un regard assez aigu pour pénétrer jusqu’au cerveau du Terrien.

Vaudir, la tête basse, ressassait le noir savoir caché derrière ses paupières baissées. Seul des trois, Smith regardait dans la galerie et il vit ce qui bougeait dans le scintillement doré de l’air.

C’étaient des jeunes filles. Elles auraient pu être des déesses — des anges auréolés de boucles cuivrées, se mouvant nonchalamment dans un paradis doré dont l’air pétillait. Il devait y en avoir une vingtaine allant et venant par deux ou par trois, se reposant sur les divans, se baignant dans la piscine. Elles portaient des robes vénusiennes à l’épaule dégagée d’une élégance suprême et des jupes fendues aux nuances douces, violettes, bleues et vert émeraude, et leur beauté était étourdissante. Tous leurs gestes étaient empreints d’une harmonie, d’une grâce chantante dont l’enchantement infini en devenait douloureux.

Il avait trouvé Vaudir ravissante, mais il contemplait maintenant une beauté si exquise qu’elle côtoyait la souffrance. Leurs voix douces et légères faisaient passer un petit frisson velouté sur ses nerfs, et, à distance, leur bruit suave se mélangeait aussi harmonieusement que si elles avaient chanté en chœur. La beauté de leurs mouvements lui serra soudain le cœur et le sang battit à ses tempes…

— Vous les trouvez belles ? La voix de l’Alendar se fondait dans un bourdonnement mélodieux aussi parfaitement qu’elle s’était mêlée au silence. L’éclair pénétrant de ses yeux était fixé sur le regard pâle de Smith, et il sourit imperceptiblement. Belles ? Attendez !

Il avança dans la galerie, grand et sombre dans la lumière irisée. Smith, en le suivant, marchait émerveillé, dans un nuage. Il n’est pas donné à tous les hommes de traverser le paradis. Il sentit l’air le griser comme une liqueur, et un parfum délicieux le caressa. Les filles auréolées s’écartèrent à son passage, ouvrant de grands yeux étonnés sur lui, sur son cuir taché et ses lourdes bottes. Vaudir le suivait, tête baissée, et les filles détournèrent leur regard d’elle, frémissant un peu.

Il voyait maintenant que leur figure était aussi ravissante que leurs corps langoureux, magnifiques. C’étaient des visages heureux, inconscients de leur charme, inconscients de toute autre existence que de la leur, des visages sans âme. Il le sentit instinctivement. C’était la beauté incarnée, physiquement, mais il avait vu sur le visage de Vaudir, avant, une étincelle d’audace, un remords tendre de l’avoir amené ici, qui lui donnait une supériorité indéfinissable même sur cette beauté incroyable qui n’avait pas d’âme.

Les voix musicales se turent, et c’est dans ce silence soudain qu’ils parcoururent la galerie. Apparemment l’Alendar était un personnage familier ici, car elles le regardaient à peine, et elles se détournaient de Vaudir avec un frisson de répulsion, semblant préférer ignorer son existence. Mais Smith était le premier homme autre que l’Alendar qu’elles eussent jamais vu, et la surprise les en rendait muettes.

Ils continuaient leur chemin dans l’air dansant,et la dernière des filles ravissantes, au regard ébahi, resta en arrière. Une porte d’ivoire s’ouvrit, d’elle-même. Ils descendirent un escalier puis suivirent un autre couloir tandis que le pétillement de l’air disparaissait et qu’un bourdonnement de voix musicales s’élevait derrière eux. Puis le bruit s’en perdit. Le couloir s’obscurcit et bientôt ils avançaient de nouveau dans le noir.

L’Alendar s’arrêta et se retourna.

— Je garde mes joyaux les plus précieux, dit-il, dans des écrins séparés. Comme celui-ci…

Il étendit le bras et Smith vit qu’un rideau pendait au mur. Il y en avait d’autres, plus loin, qui jetaient des taches sombres dans la demi-obscurité. L’Alendar repoussa les plis noirs, et la lumière intérieure brilla doucement à travers un réseau de barreaux, projetant des ombres fleuries sur le mur opposé. Smith avança et écarquilla les yeux.

Il regardait par une fenêtre grillée dans une pièce tendue de velours sombre. Elle était très simple. Il y avait un divan bas contre le mur opposé, sur lequel — le cœur de Smith fit un bond et s’arrêta — une femme était étendue. Et si les filles dans la galerie ressemblaient à des déesses, cette femme était plus belle que tout ce que les hommes aient jamais osé imaginer même dans les légendes. Elle surpassait la divinité, avec ses membres fuselés blancs sur le velours, ses formes doucement galbées s’arrondissant sous la robe, ses cheveux cuivrés répandus comme de la lave sur une épaule diaphane, et son visage calme comme la mort, les yeux fermés. C’était une beauté passive, comme de l’albâtre sculpté à la perfection. Un charme, une séduction presque tangible émanaient d’elle comme un envoûtement magique. Un charme assoupi, magnétique, puissant. Il ne pouvait en détacher ses regards. Il était comme une guêpe prise dans du miel…

L’Alendar dit quelque chose par-dessus l’épaule de Smith, d’une voix qui résonna dans l’air. Les paupières fermées se soulevèrent. La vie et la beauté se répandirent sur le calme visage comme une onde, l’illuminant insupportablement. Le charme capiteux s’éveilla et rayonna avec une vitalité dangereuse, attirante, fascinante… Elle se leva avec la souplesse d’une vague déferlant sur les rochers ; elle sourit (les sens de Smith cédèrent à l’ensorcellement de ce sourire) puis s’inclina dans une profonde révérence, lentement, vers le velours du sol, sa chevelure ondulant et croulant autour d’elle. Elle resta prosternée dans un flamboiement de beauté, sous la fenêtre.

L’Alendar laissa retomber le rideau, et se tourna vers Smith quand la vision éblouissante fut effacée. De nouveau son regard aigu pénétra dans le cerveau de Smith. L’Alendar eut encore un sourire.

— Venez, dit-il, et il avança dans le couloir.

Ils passèrent devant trois rideaux, et s’arrêtèrent au quatrième. Plus tard Smith crut se souvenir qu’on avait tiré la tenture et qu’il s’était penché pour regarder à travers les barreaux de la fenêtre, mais la vision qu’il aperçut en balaya tout souvenir dans son esprit. La fille qui habitait dans cette pièce garnie de velours s’étirait sur la pointe des pieds quand le rideau la révéla, et sa beauté et sa grâce suspendirent la respiration de Smith. Son charme irrésistible, torturant, l’attira en avant jusqu’à ce qu’il étreigne les barreaux dans des mains blanchies par l’effort, oublieux de tout sauf d’un désir insurmontable, anéantissant…

Elle marcha, et une éblouissante séduction soulignait tous ses gestes comme une musique. L’étourdissement de son extase ne parvenait pas à faire oublier à Smith que même s’il pouvait tenir ce corps délicieux dans ses bras indéfiniment, il continuerait pourtant à désirer quelque’ chose que la chair ne pourrait jamais lui donner. Sa beauté excitait dans son esprit une faim plus affolante qu’un simple appétit charnel eût jamais pu l’être. Son cerveau vibrait du désir de posséder cette beauté intouchable, irrésistible qu’il savait ne pouvoir jamais posséder, jamais atteindre par aucun des sens qui étaient en lui. Ce désir désincarné le ravagea comme une folie, si violemment que la pièce tournoya et que la silhouette d’albâtre de cette beauté, aussi inaccessible que les étoiles, se brouilla. Il perdit le souffle, suffoqua et recula devant la vision exquise, intolérable.

L’Alendar ricana et lâcha le rideau.

— Venez, répéta-t-il, d’une voix où perçait un amusement subtil ; et Smith le suivit, pris de vertige.

Ils marchèrent longtemps, passant à côté de tentures pendues à intervalles réguliers le long du mur. Quand ils s’arrêtèrent enfin, le rideau devant lequel ils se trouvaient était faiblement lumineux sur les bords, comme s’il cachait un astre radieux. L’Alendar en tira les plis.

— Nous approchons, dit-il, un pur éclat de beauté, à peine entravé par les liens de la chair. Regardez.

Smith n’eut qu’une vision fugitive de l’occupante. Et le choc exquis de cette image tortura tous ses nerfs. Pendant un instant de folie, sa raison tituba devant la terrible séduction qu’elle irradiait en ondes qui le pénétraient jusqu’à l’âme : une beauté sublime attirant avec une force invincible tous ses sens et tous ses nerfs et intangiblement, irrésistiblement, plus profondément encore, fouillant jusqu’aux racines mêmes de son être.

Il ne jeta qu’un seul regard, mais dans ce regard il sentit toute son âme répondre à cette attirance, il ressentit les affres d’un désir terrible, impossible à assouvir. Puis il se protégea les yeux de sa main et se retira en chancelant dans l’ombre. Un sanglot muet monta à ses lèvres et l’obscurité tournoya autour de lui.

Le rideau retomba. Smith s’accosta au mur et reprit sa respiration par longues bouffées haletantes, tandis que les battements de son cœur ralentissaient peu à peu et que le maléfique envoûtement perdait prise sur lui. Les yeux de l’Alendar étincelèrent d’une flamme verte quand il se tourna de la fenêtre, et une avidité inexprimable s’étendit comme une ombre sur son visage.

— Je pourrais vous en montrer d’autres, Terrien, dit-il. Mais cela ne pourrait que vous mener à la folie finalement — vous en avez été très près il n’y a qu’un instant — et j’ai autre chose en vue pour vous… Je me demande si vous commencez à comprendre, maintenant, le but de tout ceci ?

La lueur verte s’effaçait du regard pénétrant tandis que les yeux de l’Alendar plongeaient dans ceux de Smith. Le Terrien secoua un peu la tête pour chasser les vestiges du désir dévorant, et assura sa main sur la crosse de son pistolet. Ce contact familier lui rendit une certaine assurance, et en même temps lui rappela tous les dangers qui l’entouraient. Il savait maintenant qu’on ne pouvait concevoir aucune pitié pour lui, lui à qui les secrets les plus intimes de la Minga avaient été inexplicablement révélés. La mort, une mort étrange l’attendait, aussitôt que l’Alendar se lasserait de parler ; mais s’il restait l’oreille tendue, l’œil aux aguets, elle ne pourrait pas, Dieu merci, le saisir si vite qu’il meure seul. Un large éclair de son pistolet thermique était tout ce qu’il demandait, maintenant. Ses yeux, vifs et hostiles, affrontèrent carrément le regard acéré.

— La mort menace dans vos yeux. Terrien, dit l’Alendar avec un sourire. Plus rien dans votre esprit que le meurtre. Votre cerveau ne comprend-il donc que la bataille ? N’a-t-il aucune curiosité ? Ne vous demandez-vous pas pourquoi je vous ai amené ici ? La mort vous guette, soit. Mais pas une mort déplaisante, et elle vient pour tous, sous une forme ou une autre. Écoutez, laissez-moi vous dire: j’ai une raison de vouloir pénétrer cet instinct de conservation qui paralyse votre esprit. Laissez-moi pénétrer plus profondément — si profondeurs il y a. Votre mort sera… utile, et, d’une certaine manière… agréable. Autrement, eh bien, les bêtes des ténèbres ont faim. Et elles se nourrissent de chair, comme je me nourris d’un breuvage plus doux… Écoute.

Les pupilles de Smith se rétrécirent. Un breuvage plus doux… Le danger, le danger, il le flairait dans l’air ; instinctivement il sentait le péril d’ouvrir son esprit au regard pénétrant de l’Alendar, à la force de ses yeux autoritaires fouillant comme de puissants projecteurs dans son cerveau…

— Venez, fit doucement l’Alendar. et il s’éloigna silencieusement dans l’obscurité. Ils le suivirent, Smith sur le qui-vive, la fille marchant les yeux baissés, songeurs, l’esprit perdu dans les ténèbres immondes dont l’ombre transparaissait si hideusement sous ses cils.

Le couloir s’élargit, forma une voûte, et brusquement, de l’autre côté, le mur disparut dans l’infini. Ils se trouvèrent sur le bord vertigineux d’une galerie ouvrant sur une mer noire et houleuse. Smith étouffa un juron d’étonnement. Un moment avant, le chemin les avait conduits par des souterrains bas de plafond au plus profond de la terre ; l’instant d’après, ils se trouvaient au bord d’une vaste mer de ténèbres, une brise légère effleurant leurs visages d’un souffle mystérieux.

Très loin au-dessous d’eux, les eaux noires déferlaient. Une phosphorescence les éclairait indistinctement, et Smith n’était même pas sûr que ce fût de l’eau qui s’agitait là dans l’ombre. Ses flots semblaient avoir une sorte de consistance, comme une houle de boue noire.

L’Alendar regardait les vagues teintées de feu. Il attendit un instant sans parler, puis, loin dans les lames fangeuses, quelque chose jaillit de la surface avec un éclaboussement visqueux, quelque chose que le noir avait la miséricorde de voiler, et qui replongea aussitôt, laissant un sillage de vaguelettes à la surface.

— Écoutez, dit l’Alendar, sans tourner la tête. La vie est très ancienne. Il y a des races plus vieilles que l’homme. La mienne en est une. La vie est née de la boue noire des fonds marins et s’est élevée vers la lumière par de nombreuses voies divergentes. Certaines avaient atteint la maturité et une profonde sagesse alors que l’homme se balançait encore dans les arbres de la jungle.

» Depuis de nombreux siècles, à la façon dont l’humanité compte le temps, l’Alendar habite ici, élevant des beautés. Dans les dernières années, il a vendu quelques-unes de ses merveilles de second plan, peut-être pour expliquer à l’humanité ainsi satisfaite ce qu’elle ne pourrait jamais comprendre si on lui disait la vérité. Y voyez-vous plus clair maintenant ? Ma race est, de fort loin apparentée à celles qui sucent le sang de l’homme, de moins loin à celles qui absorbent ses forces vitales pour se nourrir. J’ai raffiné mon goût encore davantage. Je m’abreuve de beauté. Je vis de beauté. Oui, littéralement.

» La beauté est aussi concrète que le sang, d’une certaine manière. C’est une force séparée, distincte qui habite le corps des hommes et des femmes. Vous n’avez pas été sans remarquer le vide qui accompagne une beauté parfaite chez de nombreuses femmes… La force est si puissante qu’elle chasse toutes les autres et vit comme un vampire aux dépens de l’intelligence et de la bonté et de la conscience et de tout le reste.

» Ici, à l’origine (car notre race née sur une autre planète était vieille quand ce monde commença) nous sommeillions dans le limon, nous nous sommes éveillés pour nous nourrir de la force inhérente à l’humanité même au temps des cavernes. Mais c’était maigre chère. Nous avons étudié la race pour déterminer où gisaient les plus grandes espérances, puis sélectionné des spécimens pour l’élevage. Nous avons construit cette forteresse et nous nous sommes consacrés à l’entreprise d’améliorer l’espèce humaine jusqu’aux extrêmes limites de la beauté. Au fur et à mesure, nous avons tout éliminé sauf le type actuel. Pour l’humanité, nous sommes parvenus à l’ultime perfection. Il est intéressant de voir ce que nous avons accompli sur d’autres mondes, avec des races entièrement différentes…

» Eh bien, vous y êtes. Des femmes, élevées comme terrain de culture pour assouvir le besoin dévorant de beauté dont nous vivons.

» Mais, le menu devient monotone, comme toute nourriture sans variété. J’ai pris Vaudir parce que j’ai vu en elle l’étincelle d’une qualité qu’on n’a réussi à tirer que bien rarement des filles de la Minga. Car la beauté, comme je l’ai dit, dévore toutes les autres qualités. Cependant l’intelligence et le courage ont survécu à l’état latent chez Vaudir. Cela diminue sa beauté, mais son piquant, à côté de l’éternelle uniformité du reste, me changeait agréablement. C’est ce que je pensais jusqu’au moment où je vous ai vu.

» Je me suis alors souvenu qu’il y avait longtemps que je n’avais goûté la beauté de l’homme. Elle est si rare, si différente de la beauté féminine, que j’avais presque oublié qu’elle existait. Et vous la possédez, très subtilement, d’une manière crue, âpre…

» Je vous ai dit tout ceci pour éprouver la qualité de cette rude beauté que vous possédez. Si je m’étais trompé sur les profondeurs de votre esprit, vous seriez allé nourrir les bêtes des ténèbres, mais je vois que je ne me suis pas trompé. Sous votre carapace d’instinct animal de conservation se trouvent cette force et cette énergie profondes qui nourrissent les racines de la beauté mâle. Je pense que je vous donnerai un sursis pour lui permettre de croître, à l’aide des méthodes de forçage que je connais, avant de… m’abreuver… Ce sera délicieux…

Sa voix s’éteignit dans un silence murmurant, et le regard aigu chercha celui de Smith. Il tenta sans grande confiance de l’éviter, mais ses yeux se tournèrent malgré lui vers la lueur pénétrante. Sa vigilance l’abandonna, petit à petit, et l’attirance irrésistible de ces points étincelants dans leurs trous noirs le maintint immobile.

Et en fixant leur éclat adamantin, il le vit diminuer lentement et s’obscurcir jusqu’à ce que les points lumineux se soient transformés en lacs noircissants. Il regardait dans les ténèbres du mal, aussi élémentaire et aussi immense que l’espace interplanétaire, un néant étourdissant d’horreur indicible… profonde, profonde… tout autour de lui l’obscurité s’embrumait. Et des pensées qui n’étaient pas les siennes venues de cette noirceur infinie, s’insinuèrent dans son esprit, des pensées rampantes, grouillantes…jusqu’à ce qu’il eût une vision du lieu immonde où baignait l’âme de Vaudir, et quelque chose l’engloutit de plus en plus dans un cauchemar éveillé qu’il ne pouvait combattre…

Puis soudain la force qui l’attirait se relâcha un instant. Pendant ce bref répit il se retrouva sur la rive de la mer houleuse, étreignant un pistolet dans ses doigts inertes. Puis l’obscurité se referma autour de lui, mais différente, inquiète, et elle n’avait pas la même toute-puissance d’attraction de l’autre cauchemar ; elle lui laissait assez de ressort pour lutter.

Et il livra un combat désespéré, sans un geste, sans un bruit dans un noir océan d’horreur ; des pensées malsaines se tordaient comme des vers dans son esprit exténué et les nuages roulaient et s’ouvraient et roulaient de nouveau sur lui. Parfois, dans les instants où l’attraction diminuait, il avait le temps de percevoir une troisième force, luttant contre cette aspiration avide et obscure, qui l’attirait vers les profondeurs et ses propres efforts éperdus, frénétiques pour se dégager. Une troisième force qui affaiblissait la sombre attirance, si bien qu’il avait des moments de lucidité où il se retrouvait libre au bord de l’océan. Il sentait la sueur couler sur son visage, et son cœur palpitait, et sa respiration haletante torturant ses poumons, et il savait qu’il combattait avec tous les atomes de son être, corps et âme, contre les ténèbres intangibles qui l’aspiraient.

Alors il sentit que la force ennemie se concentrait pour un effort final — il y perçut une fureur désespérée — et elle se rua sur lui comme un raz de marée. Bouleversé, aveuglé, sourd et muet, submergé dans une noirceur absolue, il se débattit dans les profondeurs de cet enfer sans nom où des pensées étranges et visqueuses grouillaient dans son cerveau. Il se sentit désincarné, sans assise. Et tandis qu’il roulait dans une vase plus hideuse que toute vase terrestre, parce qu’elle provenait de noires créatures inhumaines, et d’âges bien antérieurs à l’homme, il se rendait compte que les pensées malsaines qui grouillaient en lui prenaient lentement des significations monstrueuses. En un flot informe, un savoir si affreux que consciemment il ne pouvait pas le comprendre, quoique subconsciemment tous les atomes de son esprit et de son âme en fussent écœurés et s’efforçaient vainement d’y échapper. Il l’envahissait, l’imprégnait, le pénétrait de part en part de l’essence même de l’horreur — il sentit son esprit fondre dans sa puissance dissolvante, et s’écouler comme un liquide dans de nouvelles voies et de nouvelles formes — des formes atroces…

A cet instant, alors que la folie s’abattait sur lui et que son esprit chancelait, au bord du néant, quelque chose se rompit.

Comme un rideau, les ténèbres refluèrent, et Smith se trouva, las et étourdi, dans la galerie au-dessus de la mer obscure. Tout tournait autour de lui, mais il y avait des choses stables qui miroitaient et reprenaient corps devant ses yeux, le bienfaisant rocher noir et les vagues tangibles qui avaient une forme et un volume — ses pieds se calèrent solidement et son esprit se ressaisit, recouvra sa clarté et lui appartint de nouveau.

Dans le brouillard de faiblesse qui l’enveloppait encore, une voix hurlait sauvagement : « Tue!… Tue!» et il vit l’Alendar, titubant contre la balustrade, sa silhouette inexplicablement brouillée et incertaine, et derrière lui Vaudir avec des yeux flamboyants et un visage hideusement réveillé à la vie, hurlant «Tue!» d’une voix à peine humaine.

Comme douée d’une vie indépendante, la main qui tenait son pistolet se dressa (il n’avait cessé d’étreindre l’arme au cours de ces événements) et il eut vaguement conscience de la violence du recul. L’éclair de flamme bleuâtre qui jaillit atteignit de plein fouet la forme sombre de l’Alendar. Il y eut un grésillement et une lueur aveuglante…

Smith ferma les yeux avec force et les rouvrit, et il regarda avec une incrédulité écœurée ; car à moins que son combat n’ait détraqué son cerveau, et que des pensées malsaines ne rampent encore dans son esprit, colorant tout ce qu’il voyait d’une horreur surnaturelle — à moins que le spectacle qu’il avait sous les yeux ne fût vrai, ce qu’il voyait ce n’était pas un homme qui venait d’avoir la poitrine traversée par le rayon du pistolet thermique, et qui aurait dû s’écrouler en une masse sanglante sur le soi, mais un… un… Dieu, qu’était-ce? La silhouette sombre s’était effondrée contre la balustrade et au lieu d’un jet de sang, une noirceur hideuse, innommable, informe, coulait lentement — une boue comme celle de la mer houleuse.

La forme obscure, de l’homme se dissolvait, s’affaissant en une flaque noire qui s’étalait sur le sol de pierre.

Smith serrait son pistolet et regardait abasourdi tout le corps se fondre affreusement. Finalement il ne restait plus de l’Alendar qu’un monceau de boue visqueuse répandue sur le sol de la galerie, atrocement vivante, qui se gonflait et ondulait en s’efforçant de reprendre une apparence humaine. Sous ses propres yeux elle perdait même cet aspect, et ses bords subissaient une liquéfaction immonde. Le monceau s’affala et forma une mare d’horreur absolue, et Smith vit qu’elle s’écoulait lentement dans la mer. Il continua de l’observer tant qu’elle goutta à travers les barreaux jusqu’au moment où le sol fut de nouveau net, et qu’il ne resta pas une seule tache qui souillât la pierre.

Un étouffement pénible l’éveilla, et il comprit qu’il avait retenu son souffle, osant à peine croire ce qu’il voyait. Vaudir s’était écroulée contre le mur, et il vit ses genoux plier sous elle. Il avança, les jambes molles, pour la rattraper comme elle tombait.

— Vaudir, Vaudir ! s’écria-t-il en la secouant doucement. Vaudir, qu’est-il arrivé ? Suis-je en train de rêver ? Sommes-nous maintenant sauvés ? Etes-vous… réveillée ?

Très lentement ses paupières blanches se soulevèrent, et les yeux noirs se posèrent sur les siens. Il aperçut alors l’ombre du savoir de ce néant fangeux qu’il avait vaguement connu, l’ombre qu’on ne pourrait jamais chasser. Vaudir en était imprégnée et souillée. Et l’expression de ses yeux était telle qu’involontairement il la lâcha et recula. Elle chancela un peu, puis reprit son équilibre et le considéra sous des sourcils baissés. L’inhumanité de son regard le frappa au plus profond de lui-même, et cependant il crut y distinguer un reflet de la jeune fille qu’elle avait été et qui restait torturée au milieu de la noirceur. Il sut qu’il ne se trompait pas quand elle dit, d’une voix lointaine, atone :

— Eveillée ?… Non, jamais plus maintenant, Terrien. Je suis descendue trop profondément dans l’enfer… Il m’a fait subir un supplice pire qu’il pensait, car il reste juste assez d’humanité en moi pour comprendre ce que je suis devenue et pour souffrir.

» Oui, il est disparu, retourné dans la boue dont il était né. J’ai fait partie de lui, unie à lui dans la noirceur de son être et je sais. J’ai passé des éternités depuis que les ténèbres se sont abattues sur moi, habité des temps infinis dans les océans noirs, houleux de son esprit, m’imprégnant de savoir… Comme je ne faisais qu’un avec lui, et qu’il est maintenant disparu, je dois mourir. Mais je vous ferai sortir d’ici sain et sauf si c’est en mon pouvoir, car c’est moi qui vous ai attiré ici. Si je peux me souvenir, si je peux retrouver le chemin…

Elle se tourna incertaine et fit un pas chancelant dans la direction d’où ils étaient venus. Smith s’avança d’un bond et passa son bras libre autour d’elle, mais elle se dégagea, frémissante à ce contact.

— Non, non — c’est intolérable — le contact d’une chair humaine propre — et cela brise le fil de mon souvenir… Je ne peux pas faire un retour dans son esprit tel qu’il était quand j’y habitais, et il le faut, il le faut…

Elle le repoussa et reprit sa marche trébuchante. Il lança un dernier regard sur la mer houleuse, et l’accompagna. Elle avançait d’un pas mal assuré sur le sol de pierre, une main appuyée au mur, et sa voix murmurait par bribes, si bien qu’il devait la suivre de tout près pour l’écouter, et il souhaitait presque alors de ne pas l’avoir entendue.

— …une boue noire… l’ombre se repaissant dans la lumière… tout tremble tellement… de la boue, de la boue et une mer houleuse… il en est sorti, le savez-vous, avant que la civilisation naisse ici — il est immensément ancien — il n’y a jamais eu qu’un seul Alendar… Et je ne sais pas comment — je n’ai pas pu bien voir, ou je ne peux pas m’en souvenir — il s’est élevé au-dessus du reste, comme certains de sa race l’ont fait sur d’autres planètes, et il a pris une forme humaine et il a commencé son élevage…

Ils suivirent les couloirs sombres, dépassant les rideaux qui cachaient la beauté incarnée, et les pas chancelants de Vaudir rythmaient ses paroles hésitantes, à demi cohérentes.

— …il a vécu tout ce temps ici, élevant et dévorant la beauté. Dans sa soif vampirique, il savourait ce breuvage hideux. Je l’ai senti, je m’en souviens, quand je ne faisais qu’un avec lui. Sous d’épaisses couches noires de boue primitive il étouffait la beauté humaine, l’aspirant avec une sombre avidité… Et son savoir était ancien et épouvantable et plein de puissance — il pouvait attirer l’âme d’un être par les yeux et la plonger dans l’enfer, l’y noyer, comme il l’aurait fait avec la mienne, si je n’avais été différente des autres. Grand Shar, comme je voudrais ne pas l’avoir été ! J’aurais mieux aimé m’y noyer et ne pas ressentir dans tous les atomes de mon être l’horrible souillure de ce que je sais. Mais grâce à cette force cachée je n’ai pas complètement cédé, et quand il a utilisé son pouvoir pour vous maîtriser, j’ai pu lutter, tout au fond de son esprit, en y provoquant une perturbation qui l’a ébranlé tandis qu’il nous combattait tous les deux, ce qui vous a rendu assez longtemps votre liberté d’action pour que vous détruisiez l’apparence humaine qu’il avait revêtue — si bien qu’il est retombé dans la boue. Je ne comprends pas comment c’est arrivé — sinon que sa défaillance, avec vous l’assaillant du dehors et moi luttant vigoureusement en plein centre de son esprit, a été telle qu’il a été forcé de puiser dans l’énergie qu’il avait accumulée pour se maintenir sous la forme humaine, et cela l’a tellement affaibli qu’il s’est effondré quand celle-ci a été attaquée. Il est retourné dans la boue d’où il était sorti, la boue noire, gluante, visqueuse…

Sa voix se perdit dans un murmure, elle trébucha. et faillit tomber. Quand elle retrouva son équilibre, elle poursuivit son chemin, mais avec plus d’avance sur lui, comme si sa proximité même lui était répugnante, et le chuchotement de sa voix lui parvint par phrases entrecoupées, inintelligibles.

Bientôt, l’air se remit à picoter, et ils franchirent la porte d’argent et pénétrèrent dans la galerie où l’air pétillait comme du champagne. La piscine bleue luisait comme un joyau dans son décor doré. Il n’y avait pas trace de filles.

Quand ils atteignirent le bout de la galerie, Vaudir s’arrêta, tourna vers lui un visage crispé par l’effort qu’elle faisait pour se souvenir.

— C’est ici le plus terrible, dit-elle. Si je peux m’en souvenir… Elle se saisit la tête entre les mains, la secouant désespérément. Je n’ai plus la force, maintenant — je ne peux pas, je ne peux pas, entendit-il dans un petit murmure pitoyable, haché. Puis elle se redressa résolument, vacillant un peu, et lui fit face en tendant les mains. Il les saisit, hésitant, et sentit un frisson passer en elle, à leur contact. Son visage se tordit de douleur, puis l’étreinte lui communiqua ce frisson et lui aussi eut une crispation de dégoût. Il vit les yeux de Vaudir perdre toute expression, son visage se tendre de tous ses muscles et une sueur fine perler sur son front. Pendant longtemps, elle resta ainsi, la mort sur le visage, les yeux vides comme l’espace interplanétaire, mais de profonds tressaillements agitaient son corps.

Chaque frisson qui la parcourait lui était transmis par l’étreinte de leurs mains, comme des vagues noires d’épouvante. Il revit la mer houleuse et roula dans l’enfer dont il s’était libéré sur la galerie et il comprit pour la première fois quelle torture elle devait endurer à demeurer au fin fond de ces ténèbres tourmentées. Les impulsions s’accéléraient, et, pendant de longs moments, ils s’enfoncèrent ensemble dans la noirceur et la boue, et il sentit les premiers grouillements des pensées malsaines effleurer les racines de son cerveau…

Puis soudain l’obscurité les enveloppa et de nouveau tout tournoya inexplicablement, comme si les atomes de la galerie changeaient. Quand Smith ouvrit les yeux, il se retrouva dans le couloir montant, ombreux, où l’odeur de sel planait lourdement dans l’air.

Vaudir gémit doucement près de lui, et il la vit chanceler contre le mur en tremblant tellement de la tête aux pieds qu’il craignit qu’elle ne tombât.

— J’irai mieux dans un moment, haleta-t-elle. Il m’a fallu… presque toute ma force pour nous faire passer. Attendez…

Ils restèrent là dans l’obscurité, dans l’air lourd et salé, jusqu’à ce que son tremblement se calmât un peu.

— Venez, dit-elle de sa petite voix gémissante. Et ils reprirent leur chemin. Il n’y avait plus loin maintenant jusqu’à la barrière de néant noir qui gardait la porte de la pièce où ils avaient rencontré l’Alendar. Quand ils atteignirent cet endroit, elle frissonna un peu et s’arrêta, puis lui tendit résolument les mains. En les prenant, il sentit encore une fois les hideuses vagues bourbeuses le pénétrer et replongea dans l’enfer houleux. Et, comme la première fois, l’obscurité les recouvrit. Elle lui lâcha les mains et ils se retrouvèrent sous la porte voûtée regardant dans la pièce tendue de velours qu’ils avaient quittée — depuis des éternités, semblait-il.

Il attendit, sentant des vagues d’une faiblesse aveuglante l’assaillir après cet effort suprême. La mort se lisait sur son visage quand elle se tourna enfin vers lui.

— Venez, — oh ! venez vite, — soupira-t-elle, et elle repartit en chancelant.

Il la suivit sur ses talons, traversant la pièce, franchissant la grande porte de fer, suivant le couloir jusqu’au pied de l’escalier d’argent. Et là le cœur lui manqua, car il eut le sentiment qu’elle ne pourrait jamais monter toutes les marches en spirale. Mais elle posa le pied sur la première et se mit à monter résolument, et en la suivant il l’entendait se murmurer à elle-même.

— Attendez — oh ! attendez, laissez-moi aller jusqu’au bout — laissez-moi réparer au moins cela — et puis — non, non ! Je vous en prie, Shar, pas encore la boue noire… Terrien, Terrien !

Elle s’arrêta dans l’escalier et se tourna vers lui, son visage hagard reflétait un désespoir et une désolation éperdus.

— Terrien, promets-moi… de ne pas me laisser mourir comme cela ! Quand nous atteindrons le but, tue-moi, d’un coup de pistolet thermique ! Lave-moi par le feu, sinon, je m’enfoncerai pour l’éternité dans la noirceur dont je t’ai tiré. Oh ! promets-moi !

— Je te le promets, dit calmement la voix de Smith. Je le promets.

Et ils poursuivirent leur chemin. Interminablement, les marches montaient en spirale. Les jambes de Smith commencèrent à lui faire un mal insupportable et son cœur battait à grands coups, mais Vaudir ne semblait pas sentir la fatigue. Elle montait régulièrement et avec tout autant de résolution que pour parcourir les galeries. Après des éternités, ils atteignirent le sommet.

Là, elle s’effondra. Elle tomba comme morte en haut de l’escalier d’argent. Smith, un instant, fut atterré, croyant qu’il avait manqué à sa promesse et l’avait laissée mourir sans la laver de sa souillure, mais une minute ou deux après, elle bougea, leva la tête et très lentement se remit sur pieds.

— Je continuerai — je continuerai, je continuerai, se murmurait-elle à elle-même. Je suis venue jusqu’ici, il faut que je termine, et elle avança, trébuchante, dans le ravissant couloir aux panneaux de nacre éclairés de rose.

Il était clair qu’elle était presque à bout de forces, et il s’émerveillait de la ténacité avec laquelle elle s’accrochait à la vie, quoiqu’elle lui échappât à chaque respiration et que la vague de ténèbres l’envahît peu à peu. Avec un entêtement forcené, elle avançait, chancelante, dépassant l’une après l’autre chaque porte de nacre ciselée, sous les lumières roses qui donnaient à son visage un affreux simulacre de santé, quand ils atteignirent enfin la porte d’argent située à l’extrémité. Le verrou en avait été enlevé, la barre retirée.

Elle ouvrit la porte d’une secousse et la franchit.

La marche de cauchemar continua. On devait être très près de l’aube, se dit Smith, car les couloirs étaient déserts, mais ne sentait-il pas un souffle dangereux dans l’air immobile ?

La voix haletante de Vaudir répondit à sa question à demi formulée, comme si, de même que l’Alendar, elle possédait le secret de lire dans les pensées des hommes.

— Les Gardiens… rôdent toujours dans les couloirs, et maintenant lâchés… aussi tiens ton pistolet prêt, Terrien…

Après cela, il resta sur le qui-vive en retraçant lentement, à pas trébuchants, le chemin qu’ils avaient fait à l’aller. À un moment, il entendit distinctement le grattement sourd de… quelque chose qui rampait sur les dalles de marbre. Par deux fois, il éprouva un brusque coup au cœur en sentant dans cet air parfumé une bouffée de sel qui ramenait dans son esprit la mer houleuse de ténèbres… Mais rien ne les attaqua.

Pas à pas, les couloirs reculaient, et il retrouva quelques points de repère. Et chancelante, trébuchante, la fille continuait d’avancer avec un courage incroyable, repoussant le néant ténébreux, luttant contre les vagues noires qui déferlaient sur elle, s’accrochant avec des doigts tenaces à la petite étincelle de vie qui la poussait.

Enfin, après ce qui semblait des heures d’effort désespéré, ils atteignirent la galerie à l’éclairage bleu, au bout de laquelle s’ouvrait la porte extérieure. Et maintenant, la progression de Vaudir n’était plus qu’une avance pénible, interrompue de pauses pendant lesquelles elle s’accrochait aux portes sculptées de ses doigts crispés et se mordait les lèvres pour retenir son dernier souffle de vie. Il voyait les frissons la secouer, il savait que des vagues de ténèbres la cernaient de toutes parts, et que des pensées nauséabondes assaillaient son cerveau… Elle continuait encore. Chaque pas maintenant n’était qu’une sorte de chute, comme si elle tombait d’un pied sur l’autre, et chaque fois il s’attendait à ce que son genou faiblisse et la précipite dans les noires profondeurs qui la guettaient. Elle continuait toujours..,

Parvenue à la porte de bronze, elle rassembla ses dernières forces, souleva la barre et ouvrit. La petite étincelle de vie s’éteignait comme une lampe. Smith entrevit en un éclair le vestibule creusé dans la muraille et quelque chose d’horrible sur le sol, avant de la voir tomber en avant au moment où la marée de néant boueux se refermait enfin au-dessus de sa tête. Elle se mourait en tombant. Il braqua son pistolet thermique et en sentit le recul dans sa main quand un éclair bleu jaillit et la transperça dans sa chute. Il aurait pu jurer que ses yeux s’étaient illuminés un instant fugitif et que la courageuse fille qu’il avait connue était reparue, lavée de toute souillure, avant que la mort — une mort propre — ne la glace de son éclat vitreux.

Elle s’effondra à ses pieds, et il sentit des pleurs perler sous ses paupières en voyant ce qu’il en restait, une masse de blanc et de bronze sur le tapis. Et sous ses regards mêmes, un voile de souillure ternit sa blancheur rayonnante, la corruption l’attaqua et progressa avec une rapidité foudroyante, horrible, et en moins de temps qu’il ne faut pour le dire il n’avait plus devant ses yeux horrifiés qu’une mare de boue noirâtre où traînait du velours vert maculé.

Northwest Smith ferma ses yeux pâles, et pendant un moment lutta avec sa mémoire, s’efforçant d’en arracher les paroles oubliées d’une prière qu’il avait apprise plus de vingt ans auparavant, sur une autre planète. Puis il enjamba cette flaque affreuse sur le tapis et s’éloigna.

Dans la petite pièce creusée dans la pierre de la muraille extérieure, il vit ce qu’il n’avait qu’aperçu quand Vaudir avait ouvert la porte. Le châtiment s’était abattu sur l’eunuque. Ce devait être son cadavre, là, car des loques de velours écarlate traînaient sur le sol, mais il était impossible de reconnaître ce qu’avait été sa forme originale. L’odeur de sel flottait lourdement dans l’air, et une trace de boue noire serpentait sur le sol vers le mur. Ce mur était massif, mais la trace aboutissait là…

Smith posa la main sur la porte extérieure, tira la barre, et l’ouvrit. Il sortit sous les frondaisons des plantes grimpantes et emplit ses poumons d’air pur, libre, frais, sans relent de parfum ou de sel. Une aube nacrée pointait sur Ednes.

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