Fritz Leiber – La grande caravane

Je ne savais pas comment, par quel détour de l’espace ou du temps, j’avais abouti à ce sinistre endroit. Mais je me sentais harassé comme après une longue marche. Tout souvenir m’avait échappé. En m’éveillant j’avais trouvé le désert autour de moi, rien d’autre que le désert sous le couvercle de plomb du ciel. Rien d’autre… hormis la grande caravane. Spectacle propre à me faire renoncer à la chasse aux souvenirs et jeter les yeux sur ma propre personne, afin de bien m’assurer de ma qualité d’humain.

C’était une file d’êtres (animaux ou autres?) qui zigzaguait, ininterrompue, d’un bout à l’autre de l’horizon, comme surgie de nulle part pour se rendre nulle part, et passait à proximité du rocher au bord duquel j’étais accroupi. Les membres de la caravane avançaient à environ quatre de front. Quelques-uns allaient sur deux pieds, d’autres plus nombreux sur six ou huit, d’autres encore se propulsaient en rampant, en roulant, en voletant ou en sautant. Mais tous avaient une façon de se déplacer qui ressemblait moins à une démarche qu’à une danse. Leur allure respective était des plus disparates. Il y en avait de grands et de petits. Certains avaient le corps couvert d’écailles ou bien de plumes, d’une cuirasse brillante de coléoptère ou de rayures bigarrées pareilles à celles des zèbres ; certains autres portaient des combinaisons transparentes recréant leur milieu nourricier (liquide ou gazeux) et aussi bien ajustées pour une douzaine de tentacules que pour un corps sans jambes.

Cette foule était trop hétéroclite pour être une armée, et ce n’était pas non plus un exode, car des fugitifs ne dansent pas en musique, si l’on peut qualifier de danse les mouvements qu’effectuent de multiples pieds, et de musique les sons bizarres d’instruments indéfinissables. On eût dit le vaste échantillonnage destiné à une nouvelle arche de Noé, mais leur cohorte n’était pas animée par la panique, non plus d’ailleurs que par un solennel dessein. Ils se contentaient de défiler tranquillement, de façon presque joyeuse. Était-ce la parade d’un cirque gigantesque ? Mais un cirque dirigé par qui, et pour quel public si ce n’était moi ?

J’aurais dû m’effrayer de cette horde monstrueuse, mais je n’éprouvais pas de peur. Je quittai donc l’abri de mon rocher, jetai alentour un dernier regard pour m’assurer que nulle trace n’expliquait ma présence, et me dirigeai vers eux.

Ils ne s’arrêtèrent pas, ne crièrent pas, ne me menacèrent pas, ne s’enfuirent pas. Ils ne se murent pas pour me capturer ou m’escorter. Ils continuèrent simplement de défiler, sans rompre la cadence, mais des milliers d’yeux calmes me fixaient, du haut de vacillants pédoncules ou du fond profond d’orbites creuses. Je me rapprochais d’eux. A ce moment, sur le bord de la file devant moi, un être en forme de roue dont un œil vert eût garni le moyeu accéléra son allure, tandis que derrière une pieuvre opalescente habillée d’un bocal rempli d’eau ralentissait la sienne : une place m’était offerte.

L’instant d’après j’étais intégré à la grande caravane et je marchais, me demandant comment l’être rotatif faisait pour garder l’équilibre, et pourquoi la pieuvre déplaçait ses tentacules trois par trois, et par quel miracle tant de motilités hétérogènes pouvaient s’unir, comme les instruments divers d’un orchestre. J’entendais autour de moi le murmure de voix parlant des langages inconnus, et j’observais chez certains de mes compagnons de bizarres variations de formes, de couleurs, qui étaient peut-être un mode de communication visuel.

J’essayai moi-même les dialectes d’une douzaine de planètes, sans obtenir de réponse. J’allais utiliser la langue de la Terre mais quelque chose me retint de le faire. Au même instant, un gros oiseau flottant sous une poche à gaz reliée à son corps se percha doucement sur mon épaule, bourdonna à mon oreille, lâcha de suspectes petites boules noires et enfin reprit l’air. Puis ce fut une créature bipède qui, sortie des rangs antérieurs de la caravane, vint vers moi en décrivant un vague pas de valse et en m’offrant un morceau pareil à un quartier de noix de coco. La créature me paraissait féminine, peut-être à cause de sa constitution gracile et de l’aigrette de plumes violettes autour de sa tête, mais en guise de nez et de bouche, son visage portait un appendice qui s’amincissait en se terminant par un petit orifice rose, et à la place des seins jaillissait un bouquet de pétales de même couleur. J’employai de nouveau les langages que je connaissais, cela sans résultat. Quand je me tus, la créature porta le morceau qu’elle tenait au niveau de l’orifice rose, entrouvit celui-ci en faisant mine de manger, puis me tendit à nouveau son offrande. Je la pris et j’y goûtai. C’était de consistance feuilletée avec un goût de lait caillé, en plus rance. Tout en mangeant, j’adressai avec un sourire un signe de tête à la créature ; elle gonfla ses pétales et fit avec la tête un mouvement circulaire, avant de me quitter. Je faillis lui crier : « Merci, poulette, » (ce qui au fond, était assez approprié) mais encore une fois quelque chose m’empêcha d’employer ma langue.

Ainsi la grande caravane m’avait accepté, mais tandis que s’écoulait le jour (si toutefois il y avait ici des jours), je m’aperçus pourtant que je ne me sentais pas à l’aise. Que l’on m’eût donné à manger au lieu de me dévorer, que j’eusse rencontré l’harmonie et non la discorde, ne suffisait pas à me satisfaire. Peut-être étais-je trop exigeant. Mais après tout ce n’est guère rassurant de déambuler avec des animaux intelligents auxquels on ne peut adresser la parole, même si leur comportement est amical, même s’ils chantent et dansent et jouent ce qui ressemble à de la musique. J’avais beau être comme « à ma place » parmi eux, je n’en supportais pas moins le poids d’une solitude stellaire. Ces monstres m’apparaissaient de plus en plus étrangers ; je cessais d’être sensible à leurs signes de personnalité humaine (?) pour ne plus voir que leur extérieur peu engageant. Je me tordis le cou pour essayer de repérer la femelle à la poitrine en pétales, mais elle avait disparu. A la fin, je n’y tins plus. Des ruines à l’allure de gratte-ciel effondrés étaient apparues dans le paysage, à quelque distance, et nous allions les dépasser. J’en profitai pour quitter brusquement les rangs de la caravane, malgré le ciel soudain assombri et les lointains roulements de tonnerre (ou qui tout au moins ressemblaient au tonnerre).

Personne ne m’arrêta et je fus bientôt caché dans les ruines. Réconfortantes ruines, au premier    abord, dont j’eusse pu penser qu’elles avaient été édifiées par mes ancêtres. Mais je distinguai alors les plus grandes d’entre elles… C’était effectivement des gratte-ciel à demi écroulés, et cependant certains édifices étaient encore si hauts que leur sommet se perdait dans les nues. J’entendis au loin un cri aigu qui me fit grincer les dents, comme le bruit d’un morceau de craie sur un géant tableau noir. En même temps je me demandais ce qui avait causé la destruction des gratte-ciel et ce qu’il était advenu de leurs habitants. Peu après, je me rendis compte que je n’étais pas seul : des formes sombres se déplaçaient parmi les pans de murs en ruines ; c’étaient des êtres à peu près de ma taille mais marchant à quatre pattes. Ils se mirent à me suivre, me serrant de plus en plus près, tels des loups aux mouvements maladroits. Je vis que leurs faces étaient velues tout comme leurs corps et qu’ils agitaient les mâchoires. Je pressai le pas tout en les entendant échanger des grognements de chien. L’ennui était qu’à travers ces sons rauques, à demi inarticulés, je reconnaissais comme la parodie sardonique de syllabes et de mots de la Terre :

— On y va ! Ah ! ah ! on y va !

— Ouais. Allez, mon pote !

— Allez, vas-y ! Faut l’avoir !

— Faut l’avoir, vieux ! Heu-heu !

Je sus alors quelle faute j’avais commise en gagnant ces ruines. Je fis demi-tour pour fuir ; ils me poursuivaient, haletant derrière moi, bondissant de façon désordonnée — et le plus affreux était d’avoir conscience qu’ils ne voulaient pas me tuer mais simplement m’entraîner en leur compagnie, pour courir comme eux à quatre pattes et grogner comme un chien.

Les ruines étaient devenues plus petites, mais il faisait maintenant très sombre. Je craignis d’abord de m’être égaré, ensuite d’avoir laissé passer la queue de la grande caravane. Mais soudain je l’aperçus qui défilait lointainement dans la lueur crépusculaire ; je courus dans sa direction et mes poursuivants m’abandonnèrent.

Je ne rejoignis pas la même portion de la caravane, bien entendu ; mais il y avait assez de similitudes pour me surprendre. Je vis un nouvel être en forme de roue, mais à l’œil bleu et à la taille plus petite que le précédent, ce qui l’obligeait à rouler plus vite. Je vis un autre poulpe englobé d’eau et pourvu de tentacules multiples. Et je vis une même femelle dansante, à l’aigrette rouge et aux pétales pectoraux tirant sur l’orange.

Soudain la caravane ralentit, ce changement d’allure gagnant ses rangs de proche en proche. Je regardai en avant. Un large trou rond s’ouvrait au bas du ciel et l’on voyait les étoiles au travers. Et la caravane passait par ce trou, chaque créature s’élançant à tour de rôle vers les étoiles, vers ces points de lumière qui piquetaient les ténèbres.

Notre avance se poursuivait. Je voyais maintenant de chaque côté de la caravane des scaphandres spatiaux avec fusées autonomes amassés à la surface du désert, conçus pour s’adapter à toutes les morphologies imaginables et faire voyager en sûreté leur occupant dans le vide. Bientôt ce fut mon tour et je trouvai un scaphandre qui m’allait ; j’y pénétrai et le refermai sur moi, tout en localisant les boutons de contrôle placés à portée de doigt sur la paume des gants. A ce moment je sentis d’autres contacts sous mes doigts : je levai les yeux et vis que j’étais la main dans la main, d’un côté avec un octopode au scaphandre protégeant ses tentacules et recouvrant son globe à eau, de l’autre avec une femelle également en tenue qui exhibait une aigrette noire et des pétales gris perle.

Elle décrivit un cercle avec sa tête et je fis de même, et l’octopode traça un cercle plus petit avec un tentacule. Je compris l’une des raisons pour lesquelles je n’avais pas employé la langue de la Terre : c’est parce que je devais attendre d’apprendre (ou de me rappeler) leurs langages. Et je sus également l’autre raison : c’est que les quadrupèdes velus qui m’avaient assailli dans les ruines étaient de ma race, qu’ils avaient été des hommes comme moi — mais ils me répugnaient, c’étaient ces êtres auprès de moi mes véritables congénères. Ensemble nous étions venus voir une dernière fois la Terre après son autodestruction, voir les Terriens dégénérés restés sur place, ceux qui ne s’étaient pas enfuis comme moi. Et de revenir ainsi sur ma planète ancestrale m’avait causé un tel choc que le spectacle de sa décadence m’avait fait perdre la mémoire…

Ensuite nos mains s’étreignirent et se serrèrent, ce qui eut pour effet d’actionner les commandes palmaires. Le jet de nos réacteurs fusa derrière nous et, quittant ce monde, nous plongeâmes réunis vers les étoiles, à travers l’ouverture béante dans le ciel. Je sus que l’espace n’était pas vide et que ces points de lumière n’étaient pas solitaires dans les ténèbres.

Traduit par Alain Dorémieux.

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