A. Dnieprov – Le monde que j’avais quitté

Woodropp avait acheté mon cadavre à la morgue. Rien d’étonnant à cela ; rien d’extraordinaire non plus à ce que je me sois retrouvé à la morgue. Je m’étais tout simplement ouvert les veines dans la salle de bains de l’hôtel Au Nouveau Monde. Si je n’avais pas été en retard pour payer ma chambre, on ne m’aurait pas trouvé aussi vite ou, plus exactement, on m’aurait trouvé trop tard. Mais je devais de l’argent et c’est d’ailleurs en partie pour ça que j’ai fait cette tentative infructueuse pour m’évader dans un monde meilleur. J’avais une furieuse envie d’y retrouver mes parents imprévoyants et de leur dire ma façon de penser sur eux et, en général, sur tous ceux qui procréent des enfants pour notre état civilisé.

J’ai su plus tard que Woodropp m’avait acheté pour dix-huit dollars et neuf cents, dont trois dollars et neuf cents pour la couverture dans laquelle on m’enveloppa. En sorte que mon prix fut de quinze dollars tout ronds. C’est le tarif pour un mort sans domicile pour les expériences médicales. Je suis assez dépourvu de domicile pour entrer dans cette catégorie, avec, peut-être, cette réserve qui n’est pas prévue par la loi : il ne me semble pas raisonnable de vendre pour des expériences médicales des morts qui n’ont pas fait un séjour suffisant au frigorifique.

J’imagine avec quelle hâte Woodropp me fit faire la route de la morgue à son cottage de Green-Valley! Le moindre retard risquait de lui faire perdre ses sous et de ne lui laisser entre les mains qu’une couverture usagée et les frais de mon enterrement.

Je fus réanimé selon toutes les règles : on me transfusa trois litres de sang, on m’injecta de l’adrénaline, on m’introduisit où il fallait du sérum et de l’huile de foie de morue, on me recouvrit de bouillottes chaudes et on m’enveloppa de fils électriques. Puis, Woodropp coupa le courant et je me mis à respirer sans aide extérieure, tandis que mes battements cardiaques reprenaient comme si de rien n’était.

J’ouvris les yeux et j’aperçus mon acheteur, à côté de qui une jeune fille était assise.

— Comment vous sentez-vous? me demanda Woodropp. C’était un type en blouse blanche ; il avait l’allure de quelqu’un qui se livre pour son plaisir à l’abattage des bovins.

— Merci, sir, je vais bien, sir. Qui êtes-vous, sir ?

— Je ne suis pas sir, je suis Woodropp, Harry Woodropp, docteur en médecine et en sociologie, membre d’honneur de l’Institut de Radio-électronique, grogna Harry. Vous avez faim ?

J’acquiesçai de la tête.

— Apportez-lui une assiette de soupe.

La jeune fille bondit de sa chaise et disparut. Harry Woodropp releva sans cérémonie ma chemise et introduisit dans mon corps, à l’aide d’une seringue, quelque produit chimique.

— Et maintenant, vous voici tout à fait vivant, dit-il.

— Oui, sir.

— Harry Woodropp.

— Oui, Sir Harry Woodropp.

— J’espère que vos facultés intellectuelles ne sont pas trop développées.

— J’espère que non.

— Où avez-vous fait vos études ?

— Presque nulle part. Je suis diplômé de quelque chose comme une université. Mais c’est en passant.

J’avais décidé à part moi que ce dont Harry avait le moins besoin, c’était de gens ayant une instruction supérieure.

— Hum ! Et qu’est-ce que vous y avez appris ?

Je pensai de mon intérêt de n’avoir rien appris.

— Le golf, la danse, la pêche à la ligne et le flirt.

— Bon. Mais ne vous avisez pas de mettre en pratique vos connaissances en cette matière avec Suzanne.

— Qui est Suzanne ?

— La jeune fille qui est allée chercher votre souper.

— C’est déjà le soir ?

— Non, c’est déjà le surlendemain. D’ailleurs, à quel titre posez-vous des questions ?

Je décidai qu’il était inconvenant pour un ancien mort de poser des questions au docteur Harry Woodropp, membre d’honneur de l’Institut de Radio-électronique, etc.

Suzanne déclara :

— Vous allez participer à l’exécution du projet « Eldorado ». A propos, comment vous appelez-vous ?

— Harry.

— Mauvais! Le patron n’aime pas qu’il y ait d’autres Harry que lui. Vous êtes sûr de ne pas vous tromper ? Après la mort, ça arrive,

— Qu’est-ce que c’est qu’« Eldorado », demandai-je ?

— C’est un monde de bonheur et de prospérité, d’aisance et d’équilibre social, un monde sans communistes et sans chômeurs.

— Vous êtes bonne dans le baratin ! On dirait la speakerine du « National Video ».

— Vous aurez un rôle important dans l’« Eldorado ».

— Vraiment ! Et lequel ?

— Vous serez la classe ouvrière.

— Qui ?

— Pas « qui », quoi. Le prolétariat.

Je réfléchis et demandai :

— Vous êtes sûre que je suis ressuscité ?

— Absolument.

— Et quel est votre rôle dans l’« Eldorado » ?

— Je serai la société des chefs d’entreprise.

Suzanne sortit et Harry Woodropp entra.

— A partir d’aujourd’hui, nous ne vous nourrirons pas.

— Formidable ! Vous étudiez la mort par inanition ? demandai-je.

— C’est du vieux !

— Alors, comment vais-je manger ?

— Vous n’aurez qu’à vous embaucher.

— Vous n’avez pas jeté la couverture dans laquelle on peut me ramener où vous m’avez pris ?

— Dans ma société hautement organisée, trouver du travail n’est pas un problème.

— Il me faudra marcher et chercher longtemps. Je ne tiendrai pas le coup.

— Vous n’aurez à aller nulle part.

— Comment ?

— Vous n’aurez qu’à appuyer sur un bouton. Quand vous serez embauché, vous recevrez un salaire et pour votre salaire, vous aurez à manger.

— Conduisez-moi tout de suite à ce bouton !

— Votre facteur psychologique n’est pas encore au point. Vous n’êtes pas en état d’appuyer sur le bouton avec l’enthousiasme nécessaire.

— Je peux appuyer avec n’importe quel enthousiasme !

— Pour la pureté de l’expérience, il faut que vous jeûniez encore quelques petites heures.

— Je me plaindrai.

— Vous ne vous plaindrez pas, parce que vous n’existez pas.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Vous êtes mort depuis longtemps.

« Eldorado », c’était trois énormes machines disposées aux extrémités d’une vaste pièce et réunies entre elles par des fils et des câbles. L’une de ces machines était séparée de la pièce par une cloison de verre. Harry Woodropp s’assit devant un pupitre situé au milieu de la salle et dit :

— Des schizophrènes, des professeurs et des sénateurs essaient de perfectionner notre société au moyen de commissions et de sous-commissions, de rapports, de comités, de fondations, de conférences économiques et de ministères des Affaires sociales. Tout ça, c’est des histoires. Il suffit de quatre cent deux triodes, de mille cinq cent soixante-seize résistances et de deux mille quatre cent quatre-vingt-onze condensateurs, et le problème est résolu. Voici le schéma de notre société au jour d’aujourd’hui.

Harry Woodropp déroula devant Suzanne et moi le bleu d’un schéma de montage radio.

— A droite le bloc « production », à gauche le bloc « consommation ». Entre les deux, une liaison à rétroaction positive et négative. En modifiant certaines lampes et autres pièces de notre société, on peut arriver à ce que le système ne tombe ni dans un régime d’hyper-génération ni dans un régime de vibrations amorties. Quand j’y serai parvenu, le problème sera résolu une fois pour toutes.

En exposant son idée de génie, Harry Woodropp agitait les bras et tournait la tête en tous sens ; c’était visiblement habituel chez lui.

— Mais j’ai prévu encore mieux, continua-t-il. J’ai introduit dans le schéma l’élément humain, qu’il serait irrationnel et trop cher de remplacer par un robot électronique, dont la mémoire est limitée. Cette fonction sera remplie par vous — il me montra du doigt — et par vous — il se tourna vers Suzanne.

Puis, il mit enfin ses mains derrière son dos et fit quatre fois le tour du pupitre.

— Voici — il frappa du poing sur le couvercle du pupitre — le cerveau de notre société, son gouvernement. Au-dessus, une lampe au néon remplit les fonctions de président, c’est-à-dire qu’elle assure la stabilité de la tension. Voilà !

Nous regardâmes avec attendrissement le « président » qui émettait une lueur rose.

— Et maintenant, au travail ! En avant : vous, à la production ; vous, à la consommation.

«Un curieux cas de manie de la modélisation électronique, pensai-je. Nos professeurs d’université nous disaient que la radio-électronique permet de construire le modèle de n’importe quoi : tortues, machines-outils, vaisseaux interplanétaires, ou même être humain. Harry Woodropp a construit le modèle électronique de notre état. L’ayant construit, il a décidé de le perfectionner pour trouver une structure « harmonieuse » pour notre société. Ça va être intéressant de voir ce qui sortira de tout ça.»

Je m’approchai de la machine de droite. Suzanne était passée derrière la cloison de verre de la «sphère de consommation».

— Que dois-je faire ? demandai-je.

— La même chose que dans la vie : travailler.

— Bravo ! J’ai une faim d’hyène !

— Dans la sphère de production, il faut d’abord obtenir du travail.

— Comment ?

— Appuyez sur le bouton blanc à votre droite.

— Et qu’est-ce qu’elle va faire ? demandai-je en montrant Suzanne de la tête.

— Ce que font les chefs d’entreprise.

Je restai figé devant une énorme armoire métallique. Sur sa paroi inférieure, des cadrans miroitaient. Des boutons, des interrupteurs et des manettes multicolores faisaient saillie par endroits. Harry avait introduit dans le montage électrique de cette machine les principes de la structure économique et politique du monde où nous vivons. Les modèles des valeurs matérielles prenaient la forme d’énergie électrique qui circulait entre la sphère de la production et la sphère de la consommation.

J’appuyai sur le bouton blanc.

— Votre spécialité ? éructa la machine.

« Ha ! Ha ! Exactement comme dans la vie. La machine s’intéresse à ma spécialité ! »

— Artiste.

— Pas d’embauche.

Je regardai Woodropp avec perplexité.

— Moi aussi, je dois appuyer sur le bouton blanc ? demanda Suzanne.

— Naturellement.

— Et qu’est-ce qui va se passer ?

— Vous allez recevoir la plus-value prévue par le schéma.

Le relais de Suzanne fit entendre son claquement.

J’appuyai de nouveau sur le bouton blanc.

— Votre spécialité ?

— Dentiste.

— Pas d’embauche.

Suzanne appuya sur son bouton et reçut un paquet.

— Spécialité ? me demanda la machine de sa voix neutre.

— Mécanicien.

— Revenez dans un mois.

Le modèle électronique de la production fonctionnait parfaitement. Combien de fois, avant de tomber dans les pattes de Woodropp, n’avais-je pas cherché du travail, entendu les mêmes questions et reçu les mêmes réponses.

— Ça ne va pas comme ça, patron, déclarai-je à Woodropp.

— Tournez-vous, je mets ma robe neuve, cria Suzanne.

— Patron, je ne peux pas attendre un mois !

— Essayez encore, j’ai réduit le potentiel négatif du circuit générateur de la lampe « demande de main-d’œuvre ».

Suzanne appuya sur le bouton, mais l’automate ne lui délivra rien.

— Qu’est-ce qui se passe? protesta-t-elle.

— Quand il — Harry me désignait — aura créé de la plus-value, votre distributeur se remettra en marche. Nous sommes actuellement dans la phase d’« accumulation du capital ».

J’appuyai sur le bouton blanc.

— Spécialité ?

— Débardeur.

— On vous prend !

Un levier sortit de la machine à la hauteur de mon ventre.

— Travaillez ! cria Harry de derrière son pupitre.

— Comment ?

— Manœuvrez le levier de haut en bas et de bas en haut.

Je me mis à manœuvrer le levier. C’était très dur.

— Combien de temps ça va-t-il durer ?

— Jusqu’à ce que vous receviez votre salaire.

— Comment ?

— Des jetons vont tomber dans la boîte qui est sous votre nez. Avec ces jetons, vous pourrez manger, boire et vous distraire.

Je secouai le levier jusqu’à ce que mon bras refusât le service et je m’arrêtai.

— Qu’est-ce que vous faites ? hurla Harry.

— Je me repose.

— Vous allez être licencié !

Je m’accrochai au levier et rattrapai fiévreusement le temps perdu.

Je me représentai mentalement le bloc électrique qui pouvait me « licencier ». Vraisemblablement, en manœuvrant mon levier, je créais des charges électriques qui, par l’intermédiaire de relais, le maintenaient en état de marche. Que j’arrête le travail, et le mécanisme qui faisait rentrer le levier dans l’armoire se déclencherait.

— Ah ! Mon distributeur fonctionne ! dit Suzanne.

La sueur me coulait du front.

— Patron, à quand la paye ?

Woodropp s’affairait avec le « président ». Il grommela sans me regarder.

— Je surveille les appareils. Le bénéfice doit être maximum.

— Quand vais-je recevoir mes jetons ? répétai-je.

— Quand la tension anodique que vous créez dans le condensateur fera fonctionner le thyratron.

— J’ai faim.

— Vous travaillez mal. Chaque mouvement ne donne qu’un volt et demi. Allez plus vite.

Suzanne actionna une nouvelle fois son distributeur. Elle reçut une deuxième robe.

— Je ne veux plus de robe, dit-elle.

— Quoi, alors ?

— Ce que vous aviez promis. Un manteau de nylon.

— Je vais renforcer le potentiel négatif sur le réseau et faire passer une partie de la tension de son condensateur à votre distributeur.

C’était bien ce que j’avais pensé. Dans le montage de Woodropp, l’énergie électrique joue le rôle de capital. Elle passe de ma « sphère de production » à la « sphère de consommation », c’est-à-dire dans la poche de la « société des chefs d’entreprise ». Les condensateurs et les accumulateurs étaient des modèles de poches…

— Non ! Il y a de l’abus ! Pourquoi tout serait-il pour elle ?

Le distributeur claqua. Des jetons sonnèrent dans la boîte qui se trouvait sous mon nez dégoulinant de sueur.

— Prenez votre salaire.

— Je pris les cinq jetons de bronze.

— Qu’est-ce qu’il faut que j’en fasse ?

— Allez à la sphère de la consommation et servez-vous du distributeur.

Je courus de l’autre côté de la cloison.

— Hé ! le défunt ! s’écria facétieusement Suzanne. Votre distributeur est ici, à côté.

Je reçus une écuelle de soupe, une boulette de viande froide et un demi de bière.

Et encore, j’avais de la chance !

Ma première journée de travail était terminée. Dans un frou-frou de chiffons, Suzanne alla se coucher.

Il se passera quelque chose demain.

Quand j’arrivai le lendemain à la sphère de production, mon levier avait disparu. Suzanne était dans un fauteuil à côté du « président » et buvait de la bière.

— Qu’est-ce qui se passe ? demandai-je avec étonnement.

— Vous êtes licencié, dit-elle en souriant, et elle me montra l’horloge d’un signe de tête.

Il était neuf heures cinq.

— Pourquoi suis-je renvoyé ?

— Pour être arrivé en retard. Essayez de trouver un autre travail.

— Où avez-vous eu de la bière ?

— Ce sont vos jetons. Maintenant ils sont à moi.

Je n’avais jamais vu pareil toupet !

— Spécialité ? demanda la machine.

— Débardeur.

— Mauvais renseignements, dit la machine ; puis elle se tut.

Voyez-vous ça, cette machine avait de la mémoire. Elle avait pris note de mon renvoi pour retard. Encore une fois, comme dans la vie. Peut-être y avait-il quelque sens commun dans ces modèles de structures économiques et sociales. Malgré tout, je ne pouvais admettre qu’un phénomène aussi complexe que l’existence de millions d’hommes vivant en société puisse être représenté avec assez d’exactitude par des lampes de radio, des transistors, des résistances et des relais…

Je réfléchis à ce qu’il me restait à faire. Mon regard tomba sur le cerveau électronique.

Si toute la commande du modèle électronique est concentrée dans ce cerveau, pourquoi ne pas essayer de le « perfectionner » à ma façon.

— Vous ne moucharderez pas ? demandai-je à Suzanne.

— Pourquoi ?

— Je voudrais essayer d’améliorer la « société ».

— Allez-y !

J’allai au pupitre de commande et tournai au hasard la première manette qui me tomba sous la main, puis une deuxième, une troisième. Il y en avait une centaine. Les machines se mirent à hurler sauvagement. Le « président » qui était jusqu’alors à peine tiède se mit à flamboyer comme une bougie de stéarine. Dans l’espoir de voir tout de même mon levier ressortir, j’enlevai le « président » de son logement et le fourrai dans ma poche. C’est alors que Woodropp entra.

— Ha ! Ha ! une révolte ! Très bien. Attentat contre le gouvernement ? Excellent ! Où est donc le stabilisateur de tension ? Liquidation du pouvoir suprême ? Parfait ! Rendez-moi le « président ».

Je lui tendis la lampe au néon.

— Nous allons aussi prévoir cet élément humain. J’entoure le gouvernement d’un réseau électrique formant écran et j’y lance de la haute tension. Deux mille volts suffiront. Nous mettons le « président » dans une cage sous cinq mille volts. Voilà. L’état sera ainsi garanti contre les désordres intérieurs.

J’étais anéanti. Harry Woodropp amena la haute tension au cerveau électronique.

— Donnez-moi du travail, n’importe lequel, suppliai-je.

— Essayez donc maintenant, avant que je n’aie ramené tous les potentiomètres à leur état antérieur.

J’appuyai sur le bouton « demande de main-d’œuvre ». Un haut-parleur se mit à chanter avec la voix de John Parker : Quel bonheur pour toi de mourir dans mes bras. Trois leviers sortirent d’un coup de la machine et se mirent à osciller d’eux-mêmes de haut en bas. Les jetons tombaient dans la boîte comme d’une corne d’abondance !

— Patron, c’est un succès ! On dirait que c’est vraiment l’« Eldorado », m’écriai-je en ramassant les disques de bronze dans la boîte.

— Bon sang de bon sang, râla Harry. Plus rien dans la sphère de la consommation ! Tout est vide.

Je me précipitai vers la cloison et mis un jeton dans le distributeur. Aucune réaction. J’en mis un second. Silence.

— Je vois. La production est devenue folle.

Apparemment, l’électronique de Harry Woodropp ne fonctionnait qu’à un régime strictement déterminé. Les modèles de la production et de la consommation se faisaient équilibre, mais c’était un équilibre instable. Si on écartait la machine de son régime, elle perdait la raison et se transformait en un tas stupide de schémas qui faisaient n’importe quoi.

Harry remit les potentiomètres en place et tous les leviers, à l’exception d’un seul, rentrèrent dans la machine. John Parker devint un contralto, puis un soprano léger et se tut sur le « la » de la septième octave. Je saisis le levier restant et me mis à le secouer consciencieusement, pour me refaire une réputation.

— Rendez les jetons, dit Harry.

— Pourquoi ?

— Vous les avez eus pour rien. Cela ne se doit pas.

— Et pourquoi tout lui est-il donné pour rien ? demandai-je en montrant Suzanne, qui s’était assoupie dans son fauteuil.

— Ne posez pas de questions idiotes et rendez les jetons.

Malgré tout, je réussis à en cacher deux.

Suzanne dormit pendant toute la journée de travail et le soir j’avais réussi à me faire encore sept pièces. Pendant ce temps, Woodropp assura la sécurité du « gouvernement » et soutira à plusieurs reprises de la tension à mon condensateur. Il s’activait avec beaucoup d’application auprès de sa machine. Par la suite, Suzanne me raconta qu’il avait palpé un bon paquet pour son projet Eldorado.

J’avais acquis de la sagesse et je ne dépensais que deux jetons pour mon repas. C’était presque le jeûne, mais j’avais compris qu’il fallait penser aux mauvais jours.

Le lendemain matin, je vis que Suzanne avait les yeux rouges.

— Pourquoi la société des chefs d’entreprise pleure-t-elle ?

J’étais venu tôt au travail. Le tintement des jetons dans ma poche me mettait de bonne humeur…

— C’est dégoûtant ! dit Suzanne.

— Quoi ?

— Il m’a tout pris. La robe, le linge et le manteau.

— Qui ?

— Woodropp.

— Pourquoi ?

— Pour tout recommencer au commencement. Il les a remis dans le distributeur.

Je laissai tomber le levier et m’approchai de Suzanne. J’eus pitié d’elle.

— Ce jeu ne me plaît pas beaucoup, dis-je.

— Maintenant, il ne me plaît pas non plus.

— Ça ne fait rien, Harry arrivera à faire régner l’harmonie.

— Je ne sais pas ce que c’est que ça. Mais je sais que c’est dégoûtant de vous reprendre ce qu’on vous a donné.

Woodropp entra.

— Qu’est-ce que c’est que cette idylle. A vos places! J’ai sans doute trop augmenté le potentiel du thyratron. Vous ne faites rien et vous n’êtes pas renvoyé ?

— Une petite seconde, patron !

— Je tendis la main vers le levier, mais c’était trop tard. Il avait disparu. Woodropp ricanait avec satisfaction.

« Je m’en f… J’ai des jetons pour aujourd’hui. » Suzanne boudait et ne se servait plus de son distributeur. J’appuyais sans conviction sur le bouton blanc, en énumérant diverses professions. On n’embauchait personne. Notre « société » était-elle donc saturée de médecins, d’enseignants, de techniciens et de cuisiniers ? J’appuyai une fois encore.

— Spécialité ?

— Journaliste.

— Nous vous prenons.

Je restai sans mouvement. Une table et une machine à écrire sortirent de la machine. Sacré Harry ! Il avait même pensé à ça !— Dans notre société, la presse rapporte beaucoup, dit Woodropp. Vous toucherez d’autant plus que Suzanne prendra plus de plaisir à lire vos oeuvres. Allez-y.

Woodropp sortit.

Je m’assis devant la machine et je réfléchis. Puis, je commençai :

Communiqué spécial : Sensationnel ! Des mutations radio-actives entraînent l’apparition de nouvelles espèces animales ! Des ânes qui parlent ! Des chiens mathématiciens ! Des singes homéopathes l Des porcs chanteurs ! Des coqs joueurs de poker !

— Quelles bêtises ! dit Suzanne en sortant de son distributeur la feuille de papier. Si ça continue comme ça, je ne vous lirai pas et vous mourrez de faim.

— Ça ne vous plaît pas ?

— Non.

— Bien, je vais essayer autre chose.

Sensation sans précédent ! Dix-huit milliardaires et quarante-deux millionnaires ont renoncé à leurs milliards et à leurs millions en faveur des ouvriers…

— Écoutez, Sam, ou comment vous appelle-t-on ? Je ne lirai plus vos idioties.

— Encore une tentative.

— Non.

— S’il vous plaît, Suzanne !

— Je ne veux pas.

— Ma petite Suzy !

— Je vous interdis de m’appeler comme ça !

Je tapai :

Suzy, vous êtes une fille épatante. Je vous aime.

Elle ne dit rien.

— Je vous aime. Vous lisez ?

— Oui répondit-elle doucement. Continuez.

Je vous ai aimée depuis l’instant où j’ai ressuscité. Tout le temps que nous avons passé avec ce projet grotesque, je n »ai pensé qu’à filer avec vous. Tous les deux. Vous voulez bien ?

— Oui, répondit-elle doucement en arrachant la feuille de papier à la machine.

Voilà ce que j’ai pensé, En réalité, j’ai tout de même une profession, Nous allons fausser compagnie à Woodropp et essayer de trouver un vrai travail, au lieu de cette cochonnerie électrique, à deux ce sera plus facile. Parole d »honneur, depuis que je vous ai vue, je trouve que c »est stupide de s »ouvrir les veines.

— C’est aussi mon avis, chuchota Suzy.

Woodropp entra dans la pièce. Il regarda ses appareils et claqua des doigts.

— Aha ! Les choses vont bien, semble-t-il. La tension s’est stabilisée. Il n’y a plus de différence de phases. Nous approchons de l’harmonie entre la production et la consommation.

— Naturellement, patron, dis-je. Notre société doit tout de même prendre forme un jour.

— Continuez dans le même esprit et j’introduirai tout dans mon schéma, dit-il en quittant la pièce.

Retrouvons-nous ici ce soir. Nous sauterons par la fenêtre,

— D’accord…

Jusqu’à la fin de la journée, je composai une dizaine d’informations grotesques et gagnai un tas de jetons. Suzanne détachait consciencieusement les feuilles de papier, montrant ainsi à la divinité électronique à quel point ma production l’intéressait. L’harmonie était parfaite et Harry Woodropp reproduisit fiévreusement le schéma de l’« Eldorado » pour le vendre un million de dollars. Ce qui faisait la valeur de ce schéma, c’est qu’il tenait compte de l’élément humain !

Je transformai tout mon gain en sandwiches, que je fourrai dans mes poches.

Le soir, en allant vers la fenêtre, Suzanne et moi nous arrêtâmes devant la « société des chefs d’entreprise ».

— Tu ne t’es pas servie une seule fois de ton distributeur, hier.

— Si je l’avais fait, tu aurais gagné moins.

— On emporte la robe et le manteau ?

— Je m’en fiche pas mal.

— Je pense laisser à Woodropp un papier comme quoi c’est moi qui ai tout pris. De toute façon, je n’existe pas.

— Ce n’est pas la peine. Nous marcherons mieux sans rien.

Nous escaladâmes la fenêtre, sautâmes la clôture et nous nous retrouvâmes sur une route asphaltée conduisant à la grande ville. Au-dessus de celle-ci, le ciel était violemment orangé. Suzanne se pressa contre moi.

— N’aie pas peur. Maintenant, nous sommes deux.

Je passai mon bras autour de sa taille et nous nous mîmes en route. Je ne m’arrêtai qu’une fois près d’un réverbère et, plongeant mon regard dans les yeux confiants de Suzanne, je lui demandai :

— Suzy, comment es-tu tombée dans les pattes de Woodropp ?

Elle eut un petit sourire, souleva son bras gauche et me montra son poignet. Une longue cicatrice pourpre se détachait nettement sur la peau blanche.

— Toi aussi ?

Elle approuva de la tête.

Et nous voici repartis ensemble dans ce monde que nous avions quitté.

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