Howard Fast – Du temps et des chats

Au moins, on sait à quoi s’en tenir au sujet des chats, même si tout le reste n’a aucun sens. Le Times d’aujourd’hui parle de la fourrière ; on y a enfermé quatre fois plus de chats que d’habitude, et la situation s’aggrave d’heure en heure. Et c’est loin d’être fini. Mais ces chats ne sont qu’un aspect mineur de la catastrophe.

Après m’être persuadé que j’étais toujours sain d’esprit, j’ai téléphoné à ma femme pour lui expliquer la situation. Certaines personnes vous diront qu’il n’existe aucune méthode valable pour se persuader soi-même que l’on est sain d’esprit, mais je ne partage pas cette opinion. Une chose est sûre cependant : j’étais aussi sensé que la semaine précédente.

— Où es-tu ? demanda ma femme. Pourquoi téléphones-tu ? Pourquoi ne rentres-tu pas ?

— Parce que je suis en ville, au Waldorf.

— Oh, non — non. Tu es au rez-de-chaussée. Je t’y ai quitté, il y a moins de trois minutes.

— Ce n’est pas moi, ce n’est pas moi-même, comprends-tu ?

— Non.

J’attendis un peu et ma femme fit de même.

— Non, je suppose que tu ne me comprends pas, dis-je finalement.

— Je t’ai aussi vu tourner le coin de la 63e Rue, ajouta-t-elle. A quel jeu joues-tu ?

— Eh bien !…

— Oui ?

— Ce n’était pas moi non plus. Me crois-tu fou ? Je veux dire, crois-tu que j’aie une dépression nerveuse ou quelque chose de ce genre ?

— Non, dit ma femme. Les dépressions nerveuses ne sont pas ton genre.

— Que penses-tu de cela, alors ?

— Je réserve mon opinion, dit ma femme.

— Merci. Je t’aime toujours. Quand tu m’as vu en bas, il y a quelques minutes, comment étais-je habillé ?

— Tu ne le sais pas ? Pour la première fois, ma femme semblait ébranlée.

— Je le sais. Mais je voudrais que tu me le dises. Est-ce trop te demander ? Dis-le moi.

— Très bien. Je vais te le dire. Tu portais ton costume gris à chevrons.

— Ah ! dis-je. Maintenant, écoute. Je vais garder la ligne. Ouvre ma garde-robe et dis-moi ce qu’il y a dedans.

— Tu n’es pourtant pas ivre. Je t’ai déjà vu ivre et tu n’agis pas de cette manière. Je n’ouvrirai pas ta garde-robe. Rentre à la maison et nous déciderons ensemble s’il faut appeler un médecin.

— Je t’en prie, suppliai-je. Je t’en prie. Je ne te demande qu’une petite chose. Voilà douze ans que nous sommes mariés. Nous nous sommes fait des concessions, nous avons connu ensemble « le meilleur et le pire ». Et nous sommes toujours sortis de toutes les épreuves. Maintenant, tout ce que je te demande de faire est…

— Très bien, coupa-t-elle. Je me rends à tes caprices. Je vais ouvrir cette garde-robe. Ne raccroche pas.

J’attendis son retour. Elle reprit le combiné, mais ne dit pas un mot.

— Eh bien ?

Avec un soupir, elle admit avoir ouvert la garde-robe.

— Et tu l’y as vu ?

— Ton costume gris ?

— Oui.

— Oui.

— Gris à chevrons. C’est mon seul costume gris. J’ai un costume brun, un bleu, un prince de Galles. J’ai deux vestons de sport et trois pantalons de flanelle. Mais je n’ai qu’un seul costume gris — gris à chevrons. C’est bien cela ?

— Gris à chevrons, dit-elle d’une voix faible. Mais tu en as peut-être acheté un autre ?

— Pourquoi ?

— Comment saurais-je pourquoi ? Peut-être parce que tu aimes le chevron gris.

— Non, je n’en ai pas acheté un autre. Je te donne ma parole d’honneur. Écoute, Alice. Je t’aime. Nous sommes mariés depuis douze ans. J’ai un caractère solide. Je ne suis pas volage. Pas même romantique, comme tu as dû le remarquer.

— Je te trouve suffisamment romantique, dit-elle.

— Tu sais ce que je veux dire. Je n’ai pas acheté d’autre costume gris. C’est le même costume.

— Et il se trouve à deux endroits à la fois ?

— Oui.

— Ah ?

Il y eut alors un long, un très long silence. Puis, je lui demandai :

— Maintenant, veux-tu faire ce que je vais te dire, même si cela n’a aucun sens ?

Elle garda le silence pendant une autre longue minute et poussa un nouveau soupir.

— Oui.

— Bon. Il est deux heures quinze. Peu avant trois heures, tu vas recevoir un coup de téléphone du professeur Dunbar. Il va te raconter une histoire abracadabrante au sujet de son chat et demander à me parler. Dis-lui d’aller au diable. Puis prends un taxi et viens me rejoindre au Waldorf. J’ai la chambre 1121.

— Bob, dit-elle incertaine. Il faut lui dire cela ainsi — lui dire d’aller au diable ? C’est ton chef direct à l’Université.

— Les termes n’ont pas d’importance. Dis-le lui comme tu voudras. Mais viens ici tout de suite après son appel. Ah — encore une chose. Si tu me vois quelque part, ignore-moi. Comprends-tu ? Ignore-moi. Ne me parle pas.

— Oh ? Oui — bien sûr. Si je te vois n’importe où, je t’ignore. Et si je te vois, porteras-tu le costume gris ?

— Oui, dis-je. Tu feras comme je t’ai dit ?

— Oh, oui — oui, bien sûr.

Cela paraît étrange, mais elle suivit mes instructions à la lettre. Il y a toutes sortes de femmes ; j’aime la mienne. Je restai donc dans cette chambre (la moins chère, huit dollars par jour) et j’attendis. J’essayai de penser à cette chose à laquelle personne auparavant n’avait dû penser. A trois heures vingt exactement, on frappa à la porte, j’allai ouvrir. Alice était là. Elle était un peu pâle, un peu ébranlée, mais toujours très jolie à regarder. Elle semblait en possession de tous ses moyens.

Je lui donnai un baiser qu’elle me rendit. Mais c’était uniquement parce que je portais mon costume bleu, me dit-elle. Avec le costume gris, pas de baiser. Puis, elle me demanda, sérieusement cette fois, si nous étions en train de rêver tous les deux.

— Pas tous les deux, dis-je. Soit toi, soit moi. Mais ce n’est pas un rêve. Pourquoi me demandes-tu cela ? M’as-tu aperçu quelque part ?

Elle hocha la tête.

— Laisse-moi d’abord m’asseoir. Elle s’assit et me lança un long regard. Un sourire étrange errait sur ses lèvres.

J’insistai.

— Tu m’as vu ?

— Oh, oui — oui, je t’ai vu.

— Où ?

— Au coin de la 58e Rue.

— Et moi, je t’ai vue aussi ?

— Non, je ne pense pas. J’étais en taxi. Mais tu as tort de parler au singulier. Tu ferais mieux de dire : « Et nous, nous t’avons vue ? » Car vous étiez trois.

— Tous en chevrons gris ?

— Tous les trois.

J’avais une bouteille de cognac, j’en versai un doigt pour chacun et je bus mon verre, bientôt imité par Alice. Ensuite, elle me demanda ce que je faisais et je lui répondis que je prenais mon pouls.

— Je m’imaginais autrement les chambres du Waldorf, dit-elle. Même à huit dollars par jour. Si je devais me cacher, je ne me cacherais pas au Waldorf. Je me trouverais un hôtel borgne, comme dans les romans policiers, à cinquante cents par jour. Comment est ton pouls ?

— Quatre-vingts. Je ne me cache pas.

— C’est bien, quatre-vingts, n’est-ce pas ?

— C’est parfait. C’est normal. D’ailleurs, nous sommes normaux, tous les deux. Nous sommes des gens ordinaires, dotés de sens commun.

— Oui ?

— Comment étais-je ? Je veux dire, est-ce que je..,

— Nous. Dis « nous ». Vous étiez trois. Et je ferais tout aussi bien de te dire que je t’ai vu près de la maison. Cela fait quatre. J’ai sauté dans le taxi avant que tu ne me rattrapes et, quand j’ai regardé par la lunette arrière, vous étiez deux. Ce qui fait cinq.

— Oh, mon Dieu !

— Oui, en effet, et tu peux remercier ta bonne étoile : je n’ai rien d’une hystérique. Combien êtes-vous, si je peux me permettre cette question ?

— Je ne sais pas. Je chuchotais maintenant. Peut-être cinquante, peut-être cent, peut-être cinq cents. Je ne sais vraiment pas.

— Tu veux dire que New York est rempli d’autres toi-même ? Alice eut un hochement de tête. Lorsque j’étais petite fille, j’aimais lire Alice aux Pays des Merveilles et m’imaginer que j’étais cette Alice. Je n’ai plus rien à lui envier maintenant.

— Oui, je suppose que tu as raison. Dis-moi, Alice — une ou deux choses encore — ensuite, j’essaierai de t’expliquer.

Je lui versai un autre cognac. Elle le but et dit :

— Oh, chic. Je veux t’entendre expliquer tout ce qui se passe.

— Oui, oui, naturellement. C’est ce que je vais faire — c’est-à-dire, pour autant que j’y comprenne quelque chose. Je vais t’expliquer, certainement…

— Tu bafouilles, m’interrompit Alice non sans sympathie.

— Oui, n’est-ce pas ? Eh bien ! voilà, je voulais dire que… quand tu nous a vus, tous les trois, moi et les deux autres moi, est-ce que nous nous querellions, est-ce que nous étions furieux ou quoi ?

— Oh non, vous aviez l’air de vous entendre très bien. Vous étiez si absorbés dans votre discussion que vous entraviez la circulation, sans même vous en rendre compte. Vous ressembliez à des triplés, pas n’importe quels triplés, mais des triplés chauves, dans la quarantaine et de toute évidence professeurs d’Université ; parfaitement identiques, bien sûr, tous trois vêtus de ce même costume à chevrons gris, dont toute la ville doit être en train de parler — oh, oui — et aussi ton gilet de cachemire et ta cravate verte.

— Je ne vois pas ce qui te fait rire.

— Je ne suis pas certaine, moi non plus, d’être encore tout à fait normale, dit Alice. Que dirais-tu d’un autre verre ? A propos, j’ai dit à Dunbar d’aller au diable, comme tu me l’avais recommandé.

Elle versa le cognac dans mon verre. Sa main ne tremblait pas. Ne venez pas me dire qu’un mari connaît jamais la femme qu’il a épousée. Ce n’est pas vrai ni après douze, ni après vingt ans — à moins qu’il ne se produise une chose impossible, comme celle qui nous arrivait ce jour-là.

— Il a téléphoné ?

— Oui. Tu avais dit qu’il le ferait.

— Je l’ai dit, mais je ne le croyais pas vraiment. A quelle heure ?

— Trois heures moins dix exactement. J’ai vérifié l’heure.

— Oui. Et qu’a-t-il dit — pour l’amour du Ciel, Alice, qu’a-t-il dit ?

— Si tu m’avais dit que c’était important, je l’aurais écouté avec plus d’attention.

— Tu as entendu de toute façon. Alice, je t’en prie !

— L’ennui, c’est que même dans ses meilleurs jours, son langage ne ressemble que de très loin à l’anglais. Et aujourd’hui, le professeur était au comble de l’excitation. Il construit une sorte de machine ridicule, dans sa cave — un déviateur de champ ou quelque chose de ce genre…

— Je sais. Je sais ce qu’il essaye de faire.

— Alors, peut-être peux-tu m’expliquer de quoi il s’agit ?

— Je te l’expliquerai. Mais, à dire vrai, moi-même je ne le comprends pas entièrement. Il pense que l’on peut déformer l’espace, le plier — non, ce n’est pas cela, mais quelque chose comme cela. Le nouer, peut-être. Prendre un petit coin de l’espace et le tordre en un nœud…

— Ce que tu racontes n’a pas le moindre sens, Bob. Tu t’énerves trop. Tu es bouleversé, je crois.

— Évidemment, je suis bouleversé. A en perdre l’esprit ! Nom de D…, Alice, que t’a dit Dunbar ?

— Voilà qui est mieux. Cela te fait du bien de te mettre en colère. Une sorte de soupape de sécurité.

— Qu’a-t-il dit ?

— Il a dit que son chat était passé entre les… comment est-ce encore ?… entre les deux électrodes, ou un mot qui ressemble à électrodes.

— Un vortex ?

— Peut-être. De toute façon, son chat est entré dedans et il a disparu. Pouf ! Plus de chat ! Voyant cela, Dunbar a essayé sur lui-même — il a la stabilité émotionnelle d un enfant de six ans, si tu veux mon avis — et il ne s’est rien passé du tout. Il veut donc que tu sautes dans ta voiture et ailles le rejoindre dans sa cave pour lui dire ce que tu en penses.

— Et ?

— Je ne sais plus, dit Alice les sourcils froncés. Il m’a assuré qu’il n’était pas question de désintégration ou quelque chose de ce genre, car en ce cas, il y aurait eu une épouvantable explosion et il n’aurait plus été là pour me raconter l’histoire. Je suppose qu’il croyait avoir fait une bonne plaisanterie — il riait. Le genre d’humour qu’un professeur emploie avec ses étudiants. Oh, je te demande pardon !

— Ne t’occupe pas de moi. Rien ne pourrait m’offenser, maintenant.

— Puis, je l’ai envoyé au diable. Pas en ces termes. Je lui ai dit que tu passais la nuit chez ton frère. Il m’a demandé le numéro de téléphone de ton frère, j’ai répondu que son appareil était en dérangement et il m’a demandé l’adresse pour t’envoyer un télégramme. Voilà. A ton tour, maintenant.

— A mon tour, répétai-je. J’allai à la fenêtre et regardai dans la rue.

— Tu espères te voir ?

— Ton humour est lamentable.

— Pardonne-moi Bob. Elle se leva, vint vers moi et me prit la main. Tu as des ennuis. Pourquoi ne me racontes-tu pas ?

— Vas-tu me croire ?

— Je peux croire n’importe quoi, maintenant.

— Bon. Assieds-toi, et regarde-moi. Elle m’obéit et reposant son coude sur le bras du fauteuil, elle me lança un long regard, le menton sur la main. Je suis ton mari, Robert Clyde Bottman. Exact ?

— Je te suis jusqu’à présent.

—    Et tous les autres que tu as vus aujourd’hui — ils étaient également moi, ton mari, Robert Clyde Bottman. Exact ?

Elle acquiesça.

—-    Que penses-tu de cela    ?

—    Oh non, pas moi. Dès que j’essaie d’y réfléchir, je me sens devenir folle. Qu’est-ce que toi tu en penses ?

— Je vais te dire, continuai-je. Ce matin, à dix heures trente, tu as quitté la maison pour faire quelques achats. Je corrigeais des copies. Peu après ton départ, on a sonné. J’ouvris la porte — et il était là. Le premier.

— L’homme au chevron gris ?

— Exactement. Et, tout d’abord, je ne fus pas trop surpris. Son visage me semblait familier, mais je ne me reconnus pas ; personne ne sait vraiment sous quel aspect il apparaît aux autres. Puis, le pire arriva. Je découvris que ce visiteur était moi-même — ni une copie, ni un déguisement, ni une caricature, ni une preuve que le diable existe vraiment, mais moi-même. J’étais moi. Il était moi. Tous deux, nous étions Robert Clyde Bottman. Nous étions tous deux la même personne, la personne véritable. Comprends-tu ?

Pour la première fois, je lus l’horreur et la crainte sur le visage de ma femme lorsqu’elle secoua la tête et répondit :

— Non, Bob, je ne comprends pas.

— Écoute. Il m’a tout expliqué. Ou je me suis tout expliqué, si tu préfères. Et pendant qu’il parlait, on sonna de nouveau ; j’ouvris et il y avait un autre moi devant la porte. Nous étions trois maintenant. Nous commencions une discussion philosophique quand la sonnette retentit à nouveau. Et nous voilà quatre…

— Bob, explique !

— Oui — écoute-moi bien. Place aujourd’hui dans le Temps. Qu’est-ce qui arrive lorsque demain commence ?

— Oh, aujourd’hui devient hier. Tout le monde le sait. Bob. dis-moi, ce qui s’est passé. Je ne pourrai plus supporter cette situation bien longtemps.

— J’essaie de t’expliquer, Alice, tu peux me croire. Mais il nous faut d’abord parler du Temps. Qu’est-ce que le Temps ?

— J’ignore ce qu’est le Temps. Le Temps est le Temps. Il passe.

— Et je n’en sais pas plus long, si l’on va au fond des choses. Et personne n’en sait plus long. Mais pendant des siècles, le Temps a été le grand problème des philosophes, qu’ils se sont rejeté de l’un à l’autre comme un ballon de football. Je marche dans cette chambre. Le Temps passe. Je me suis trouvé dans plusieurs endroits de cette pièce et tous, ils sont reliés entre eux par mon existence concrète, physique. Qu’est-il arrivé à l’homme que j’étais il y a deux minutes ? J’étais. Je cesse d’exister. Et je réapparais.

— Non-sens, grogna ma femme. Tu n’as pas cessé d’être ici.

— Parce que je suis relié à moi-même en ce qui concerne le Temps. Suppose que le Temps soit un aspect du mouvement. Pas de mouvement, pas de Temps. Ou, si tu préfères, imagine un sentier en terme de mouvement. Tu te déplaces le long du sentier — tout ce dont nous sommes conscients se déplace parallèlement. Mais rien ne disparaît — tout est là, toujours, hier, demain, dans un million d’années — c’est une réalité dont nous ne sommes conscients que dans la transition vacillante du moment, de l’instant présent.

— Je ne te comprends pas du tout. Et je ne te crois pas non plus, dit Alice. Parles-tu d’une destinée, d’un avenir qui nous est tout tracé ?

— Non, non, répondis-je excédé. Ce n’est pas cela. Le sentier n’est pas fixé. Il est fluide, il change tout le temps. Mais nous ne pouvons nous arrêter au beau milieu pour discuter la chose, car nous nous déplaçons le long du sentier. Et je dois te dire ceci, avant d’aller plus loin : ces autres moi-même…

— Simplifie, dit Alice la voix faible. Appelle-les simplement « Chevrons Gris ».

— Va pour Chevrons Gris. Ils m’ont dit ce qui s’était passé aujourd’hui.

— Avant que l’événement ne se produise ?

— Avant l’événement et après. Et cela ne fait aucune différence, c’est bien ce qui est paradoxal. C’est pourquoi notre cerveau ne peut saisir ce genre de chose. Il ne fait pas de place au paradoxe. L’homme le plus illogique est logique en termes de paradoxe. Aujourd’hui est arrivé. J’ai corrigé mes copies. Tu es rentrée à la maison. Le professeur Dunbar a téléphoné et a parlé de son chat. Je me suis précipité chez lui. J’ai pris avec moi un panneau de transistors, j’ai trouvé l’endroit où le circuit de Dunbar avait brûlé, je l’ai rebobiné. Vois-tu, c’est moi qui l’avais bobiné lorsque nous avons construit l’appareil. Je tremblais d’énervement lorsque…

— Toi, tu tremblais d’énervement ? dit Alice.

— Oui. Certaines choses parviennent à m’émouvoir, tu sais. Tu ne peux imaginer combien c’était excitant — fausser l’espace, même s’il ne s’agit que d’une très petite partie de l’espace. Vois-tu, j’avais pris le chat du professeur sur le pas de sa porte et je l’avais fait entrer dans la maison avec moi. Il y avait trois chats devant la porte, mais je ne m’en suis pas soucié. J’ai simplement pris le chat qui était sur le seuil et je l’ai emmené. Le professeur était ravi. Nous avons conclu que le chat avait été placé à l’extérieur de la maison par une déformation de l’espace. Aussi, j’ajustai les transistors, mis le courant et passai moi-même entre les électrodes. Quoi de plus naturel ?

— Rien, dit Alice. Oh, rien du tout. C’est tout à fait naturel. Quand je pense que c’est à des gens comme vous que l’on confie l’éducation des générations montantes !

— Cela se passait aujourd’hui, à cinq heures de l’après-midi.

— Et il est maintenant quatre heures et demie de l’après-midi. Alice haussa les épaules. Aujourd’hui fut mais n’est pas encore. Pour l’amour de Dieu, Bob, je suis une femme ! Parle-moi un peu plus raisonnablement.

— J’essaye. Tu dois accepter cela — tu ne dois pas réfléchir, mais accepter. Le Temps a été déformé, c’est certain ; l’espace l’a peut-être été aussi, peut-être les deux sont-ils inséparables ? Nous n’avions que trois cents ampères, un effet très léger, une petite boucle, un petit nœud dans le temps, qui s’est rétabli ensuite. Mais le mal était fait. Mon temps à moi, le temps de ma propre vie ne se déroule plus normalement, mais comporte un hiatus de cinq heures. En d’autres termes, ces cinq heures se répètent inlassablement, éternellement, et, à chaque nouvelle répétition, je me retrouve ici — non, je ne m’explique pas très clairement, n’est-ce pas ?

— Je crains que non, dit Alice la voix triste. Tu dis que cela s’est produit.

— Oui. Mais je suis retourné en arrière, avant que cela ne se produise. Je suis allé droit à l’appartement. J’ai sonné. J’ai ouvert la porte et je me suie fait entrer. Je me suis dit…

— Cesse, s’écria brusquement Alice. Cesse de parler de toi-même dédoublé. Si c’est nécessaire, appelle cet autre toi-même Chevrons Gris.

— Parfait. Donc, Chevrons Gris m’a dit ce qui s’était passé. Dieu sait combien de fois ces cinq heures s’étaient déjà répétées.

— Tu ne te rends pas compte de chaque répétition ?

— Comment le pourrais-je ? Ma conscience ne s’exerce que sur le présent — ni sur hier, ni sur demain. Comment pourrais-je savoir ?

Alice secoua la tête, sans dire un mot.

— De toute façon, poursuivis-je, au désespoir, aujourd’hui, mon aujourd’hui, notre aujourd’hui, ce matin, j*ai décidé d’arrêter cela. Il faut que cela cesse. Je deviendrai fou, le monde entier deviendra fou si je ne l’arrête pas. Mais eux — les Chevrons Gris — ils ne voulaient pas que je l’arrête.

— Pourquoi ?

— Parce qu’ils avaient peur. Ils avaient peur de mourir. Ils veulent vivre, tout comme moi. Je suis le premier moi et donc mon moi véritable ; mais ils sont aussi moi — ils sont différents moments de ma vie consciente, mais ils sont moi. Mais ils ne pourraient pas influencer ma conduite, m’empêcher d’agir à ma guise. Lorsque je leur ai dit de sortir, ils ont dû m’obéir. S’ils voulaient s’opposer à moi, cela signifierait la mort. Ils sont donc partis. Mais quelques-uns sont restés à l’affût au bas des escaliers — d’autres ailleurs, et ils sont tous moi-même. T’étonnes-tu encore de me voir à demi fou ?

— Calme-toi, mon chéri, dit Alice gentiment. Qu’as-tu fait ensuite ?

— J’ai mis mon costume bleu et non le gris. Je suis descendu par l’échelle d’incendie, j’ai traversé la maison en face de la nôtre, j’ai appelé un taxi et je suis venu me réfugier ici.

— Mais si ce que tu dis est vrai, dit Alice qui commençait à partager mon horreur et ma crainte, n’importe lequel d’entre vous — d’entre les Chevrons Gris — peut aller chez Dunbar à ta place ?

Je hochai la tête.

— J’ai pensé à cela. Pour plus de précautions, j’ai emmené le panneau de transistors avec moi. Il faudra au moins dix heures de travail et du matériel électronique très perfectionné pour en construire un autre. Ils peuvent réparer le circuit, et peut-être la puissance sera-t-elle assez grande pour un chat, mais pas pour l’homme. Cela je peux le jurer. Pas pour un homme.

— Mais s’ils le font ?

— Je ne sais pas. Je ne sais vraiment pas. Rien ne sera plus jamais comme auparavant. Combien de Bottman le monde va-t-il contenir ? le ne sais pas…

— Et si tu parviens à stopper les répétitions. Bob ? Elle ne me comprenait peut-être pas. mais en tout cas elle me croyait. Ses yeux me le montraient assez éloquemment ; ils étaient remplis d’une terreur profonde et humide.

Je haussai les épaules.

— Je ne peux pas te répondre. Je ne sais pas. Nous avons simplement touché du doigt un grand mystère. Je ne sais pas. Nous ne pouvons faire qu’une chose : attendre. Dans moins d’une demi-heure, il sera cinq heures. Nous ne devrons pas attendre très longtemps.

Nous attendîmes donc. Au début, nous essayions de parler, mais nous ne pouvions pas parler beaucoup et bientôt, nous ne disions plus une seule parole. Quelques minutes avant cinq heures. Alice vint m’embrasser. Je la repoussai doucement sur son siège.

— Je dois être seul maintenant.

Je m’attendais à tout, plus apeuré que jamais, et puis il fut cinq heures. Nous comparâmes nos montres. Nous appelâmes la réception pour vérifier l’heure. Il était cinq heures et cinq minutes. Alice éclata en sanglots et je la laissai pleurer, sachant que les larmes lui feraient du bien. Puis, nous décidâmes de rentrer à la maison.

Il y avait foule dans le hall et l’on y menait grand bruit, mais nous sortîmes sans nous arrêter. Plus tard, je compris que l’un des autres avait pu se rappeler que j’aimais le Waldorf et s’y serait trouvé, mais, au moment même, nous traversâmes le hall sans nous arrêter.

Noua prîmes un taxi. Pendant le trajet, je remarquai sept attroupements distincts, de ces attroupements que les accidents provoquent toujours à New York.

— Cette ville devient un champ de bataille, dit le chauffeur.

Je ne répondis rien. Ni Alice ni moi ne disions mot. Mais nous ne vîmes pas le moindre costume à chevrons gris ni dans le taxi, ni devant la maison, ni dans notre appartement.

Nous étions rentrés depuis moins d’une heure lorsque la Police fit son apparition. Deux hommes en bourgeois et deux hommes en uniforme. Ils parlaient comme tous les policiers et voulaient savoir si j’étais bien le professeur Robert Clyde Bottman.

— C’est bien cela.

— Que faites-vous dans la vie ?

— J’enseigne la physique à l’université de Columbia.

— Avez-vous quelque chose qui nous permette de vous identifier ?

— Eh bien ! vous êtes ici chez moi. Bien sûr, j’ai ce que vous désirez.

— Avez-vous des photos de vous ?

Je voulais leur demander s’ils avaient perdu l’esprit, mais Alice leur fit un doux sourire et leur mit notre album de famille dans les mains. Cela parut les satisfaire un peu. Rien ne les satisfait jamais complètement. Car, à trois endroits différents, des amis étaient en train de me parler lorsque je disparus. Comme cela — pouf ! Plus de Bottman.

L’un des policiers en bourgeois me demanda si j’avais un frère jumeau, et l’autre ajouta :

— Il faudrait qu’ils soient au moins des quadruplés !

Ils appelèrent le commissariat et apprirent que soixante-douze hommes exactement, chauves et portant un costume à chevrons gris s’étaient évaporés dans l’air ambiant à cinq heures précises de l’après-midi. Et leur nombre croissait régulièrement. Les policiers me jetèrent un long regard, sans dire un mot.

Ils discutèrent un moment : l’un voulait m’arrêter, l’autre s’y refusait. Ile donnèrent un nouveau coup de téléphone au commissariat, puis ils me dirent de ne pas quitter la ville sans les en avertir et prirent enfin congé. Quelques instants après, le professeur Dunbar sonnait à notre porte.

— Ah, vous voilà, dit-il. Je vous tourne le dos pendant une minute et vous disparaissez. Vraiment, Bob, vous devriez rétablir ce circuit.

Alice sourit et promit que j’irais chez Dunbar le lendemain matin et réparerais ce circuit une fois pour toutes.

Comme il se dirigeait vers la porte pour sortir, le professeur dit :

— A propos, j’ai vu quelque chose de très intéressant. Lorsque je suis sorti de chez moi tout à l’heure, il y avait bien deux douzaines de chats devant la porte. Tous exactement pareils à Prudence.

— Prudence est le chat du professeur, expliquai-je à Alice.

— Oh, Prudence est revenue, vous savez. J’aime beaucoup les chats. Mais je ne croyais pas qu’ils pouvaient se ressembler autant.

— Et je suppose que nous sommes semblables aux chats, professeur Dunbar, dit Alice.

— Oh, bien. Très bien, vraiment. Je n’avais jamais considéré les choses sous cet angle. Mais je suppose que vous avez raison. Eh bien ! demain est un autre jour.

— Dieu en soit loué ! dit Alice.

Dunbar s’en fut et Alice fit des œufs brouillés pour le dîner, puis les journalistes firent irruption dans l’appartement. Ils nous accablèrent de questions, mais nous prétendîmes ne rien savoir et accueillîmes avec des sourires sceptiques leurs histoires d’hommes en complet à chevrons gris disparaissant dans l’atmosphère. Pendant quelques jours, la chose fit sensation, plus encore que les soucoupes volantes, et je me sentis quelque peu gêné devant mes étudiants. Mais Alice m’affirme que cela ne durera pas très longtemps.

D’après sa théorie, moi et mon costume à chevrons gris seront bien vite oubliés devant le problème que les chats vont poser à nos contemporains. Le professeur Dunbar habite Le Bronx. Le lendemain matin, j’y allai en voiture pour rétablir le circuit électronique convenablement et définitivement. Et j’ai compté au moins cent chats dans le quartier. Et il en existait certainement d’autres que je n’ai pas vus. Alice prétend que des chats qui ne disparaissent pas — pouf ! — offrent plus d’intérêt que des professeurs qui disparaissent. Alice dit que si l’homme peut vivre avec l’atome, il peut apprendre à vivre avec des chats. Quoi qu’il en soit, on n’arrête pas le progrès et, tôt ou tard, quelqu’un d’autre fera un nœud dans le Temps. Et cette seule pensée me donne des frissons.

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