Ray Bradbury – Les mécaniques du bonheur

Le père Brian, ayant cru entendre le père Vittorini rire dans la salle du bas, traîna avant de descendre déjeuner. Comme de coutume, Vittorini mangeait seul. Avec qui pouvait-il rire, ou de quoi ?

« Nous, pensa le père Brian, c’est de nous qu’il rit. »

Il écouta plus attentivement.

En face, de l’autre côté du corridor, le père Kelly, lui aussi, se cachait, ou méditait, dans sa chambre.

Ils ne laissaient jamais Vittorini terminer son déjeuner. Non ! Ils s’arrangeaient pour toujours paraître alors qu’il mâchonnait la dernière bouchée de son toast. S’il en avait été autrement, ils n’auraient pu supporter leur culpabilité.

Cependant, c’était bien un rire que l’on entendait, venant de la pièce du bas ? Le père Vittorini avait péché quelque chose dans le Chicago Sun-Times du matin. Pire encore : il avait passé la moitié de la nuit, là, debout, devant cette télévision maléfique, ce meuble qui, dans la salle à manger, était campé dans l’attitude d’un invité mal à l’aise. Et sans doute, le cerveau lavé par le monstre électronique, Vittorini était-il occupé à combiner, les rouages s’activant dans le silence de son esprit, quelques idées fines, lui, Vittorini, assis et s’abstenant de manger, afin qu’attirés par leur curiosité pour ses humeurs italiennes, ils descendent enfin.

« Oh, Dieu. » Le père Brian soupira et tritura l’enveloppe qu’il avait préparée dans la nuit. Par prudence, il l’avait glissée dans une poche de sa veste, ceci au cas où vraiment il déciderait de la remettre à Mgr Sheldon. Est-ce que vraiment le père Vittorini, avec son regard rapide et sombre autant que des rayons X pourrait la découvrir ?

Le père Brian lissa le tissu de sa veste, effaçant les traces de la requête qu’il y avait glissée, et qui demandait son transfert dans une autre paroisse.

— Allons-y.

Puis, une prière machinale aux lèvres, le père Brian descendit.

— Ah ! Père Brian !

Vittorini leva ses yeux de son bol encore plein de céréales. La brute n’avait pas encore commencé à sucrer ses cornflakes.

Le père Brian eut soudain l’impression de choir dans une cage d’ascenseur.

Impulsivement, il tendit le bras pour se retenir. Sa main toucha le dessus du poste de T.V. Le poste était chaud.

— Vous avez eu une séance ici, cette nuit ?

— Je suis resté, il est vrai, au chevet du poste.

— Au chevet, vraiment? dit le père Brian, un sourire crispé aux lèvres. Il poursuivit : On peut demeurer au chevet d’un malade, d’un mort. Moi-même j’ai été fort adroit au Ouija, ce qui était quand même plus intelligent. Il fit la moue à cette sorte de crétinerie électrique sur le sommet de laquelle sa main se posait, et observa Vittorini. Puis : Alors vous avez entendu ces cris de putois, ces hurlements de bantous en provenance de… voyons comment cela se nomme-t-il ?… ah oui ! de Canaveral ?

— L’essai a été décommandé. A trois heures du matin.

— Et vous voici, vous, maintenant, ici, frais comme une rose ! Le père Brian fit quelques pas, secouant la tête : Ce qui est vrai n’est pas toujours ce qui est juste.

Vittorini versa sur ses céréales une copieuse rasade de lait.

— Vous, père Brian, vous avez la mine de quelqu’un qui a fait le tour de l’Enfer durant la nuit…

Fort heureusement, le père Kelly poussa la porte. Il se figea tout aussitôt : le père Vittorini n’avait pas terminé de manger. Il grommela, s’assit, jeta au père Brian, dont le trouble était visible, un bref regard.

— William, vraiment, vous paraissez être dans les vapes ! Insomnie ?

— Un peu.

La tête penchée, le père Kelly observa les deux autres.

— Qu’est-ce qui se passe ? Quelque chose est-il arrivé hier soir, alors que j’étais absent ?

— Une discussion, à peine, dit le père Brian. Il remplissait son bol et jouait avec les cornflakes.

— Une petite discussion ! ajouta le père Vittorini. Bien entendu, il aurait pu rire. Il se contint.

Le père irlandais s’inquiète du pape italien. Il Papa est une source constante d’irritation, mais révérende. Pour quelques-uns, à moins que ce ne soit pour l’ensemble du clergé irlandais. Pourquoi pas, n’est-ce pas, un pape nommé Nollan ? Pourquoi pas un chapeau vert à la place d’un chapeau rouge ? Pourquoi pas, puisque nous y sommes, ne pas transporter la cathédrale Saint-Pierre à Kork, ou à Dublin, au moment où le vingt-cinquième siècle naîtra ?

— J’espère, repartit Kelly, que personne, en Italie, ne prétend cela.

— Oui ! j’ai pu, dans ma colère le sous-entendre, intervint Brian. Vous avez entendu ce qu’il a dit à propos du vingt-cinquième siècle ? Ce sera, eh bien ! lorsque Flash Gordon et Buck Rodgers survoleront le baptistère que votre digne serviteur recherchera une porte de sortie…

— Mon Dieu, soupira Kelly, encore cette blague !

Le père Brian sentit le rouge lui monter au front.

— Une blague ? C’est à la fois plus et moins que cela. Voici plus d’un mois qu’on entend Canaveral par ici et astronautes par là ! On se croirait un 14 juillet ! Debout, le père Vittorini, toute la nuit, environné de rockets ! Qu’est-ce que ce genre de vie ? A minuit, la foire commence dans la salle à manger, devant cette machine médusante qui vous frigorifie la cervelle si par malheur vous la regardez ! Moi, je ne peux dormir, avec cette impression que j’ai que la cure va sauter d’une minute à l’autre…

— Oui ! Oui ! Certes ! approuva le père Kelly i Mais, dites-moi, cette histoire de pape?…

— Pas le nouveau pape, non, mais celui d’avant, murmura Brian avec lassitude. Père Vittorini, montrez-lui donc la coupure de presse !

Vittorini sortit de sa poche un article de journal, et le posa sur la table. Brian le voyait à l’envers, mais il pouvait lire cependant le titre de la mauvaise nouvelle :

LE PAPE BÉNIT UN ASSAUT DE L’ESPACE

Le père Kelly passa son doigt sur le morceau de papier.

Castel Gondolfo. Italie, 20 septembre. S. S. Pie XII donne aujourd’hui sa bénédiction aux efforts entre-pris par l’humanité pour conquérir l’espace, S. S. a déclaré aux délégués du Congrès astronautique international : « Dieu lia pas l’intention de limiter les efforts de l’homme lorsque celui-ci veut conquérir l’espace. »

S. S. le pape a reçu dans sa résidence d’été les quatre cents délégués, représentant vingt-deux nations, qui assistaient au congrès.

S. S. le pape a précisé que le Congrès astronautique revêt aujourd’hui une extrême importance : « Ceci concerne l’humanité entière !… L’homme doit s’efforcer de se mettre lui-même, à l’intérieur de cette nouvelle orientation voulue par Dieu et proposée par Son Univers… »

Le père Kelly ayant lu, se tut.

— A quel moment fut faite cette déclaration ?

— En 1956.

— Depuis si longtemps ? Le père Kelly se mit à rire. Je ne l’avais jamais lue.

— Il faut croire, glissa Brian, que vous et moi, mon père, n’ayons pas lu grand-chose dans notre vie.

Vittorini intervint :

— L’essentiel est ceci, lorsque j’ai commencé à parler de tout cela, le doute fut jeté dans mon esprit. Je vois maintenant que je me suis approché de la vérité.

— Oui, bien entendu, dit le père Brian, mais, ainsi que l’a dit notre William Blake ; « Une vérité de mauvaise intention dépasse les mensonges les plus imaginaires… »

— Bien ! Vittorini devint plus aimable encore. Blake, ajouta-t-il, a écrit que celui qui doute de ce qu’il voit ne croira rien, et ceci quoi que vous fassiez, et même que si la lune et le soleil doutaient de leur mission ils s’évanouiraient aussitôt…

» C’est, ajouta le prêtre italien, très approprié à notre époque, qui est l’âge de la conquête spatiale.

Brian fronça les sourcils devant un tel blasphème.

— Vous seriez gentil de ne pas citer notre Blake !

— Ah oui ! votre Blake, reprit le mince et pâle prêtre aux cheveux noirs. Etrange, très étrange. Imaginez-vous que j’ai toujours pensé que Blake était Anglais…

— La poésie de Blake, répliqua Brian, fut toujours pour moi d’un grand réconfort. Pour moi, et pour ma mère. Elle m’a toujours dit que, du côté maternel, Blake avait du sang irlandais.

— Que c’est gracieux, répliqua Vittorini. Cependant, revenons à cet article. Ne serait-il pas temps de faire des recherches sur l’Encyclique de Pie XII ?

La lassitude du père Brian, à ces mots, s’évanouit comme par enchantement.

— Quelle Encyclique ?

— Tout simplement celle qui touche aux voyages interstellaires.

— Là-dessus ? Une Encyclique spéciale ?

Les deux prêtres irlandais bondirent hors de leurs sièges.

Vittorini malaxait les miettes de toast qui étaient restées sur la table.

— Cela ne suffisait donc pas, dit Brian d’une voix paresseuse, qu’il ait serré la main des astronautes ? Fallait-il encore qu’il écrive longuement sur ce sujet ?

— Cela effectivement ne suffisait pas, dit le père Vittorini. J’ai entendu dire qu’il désirait s’exprimer plus profondément sur les problèmes de la vie possible sur les autres planètes, et des effets qu’aurait sur la pensée chrétienne la découverte de ces vies autres…

Il détachait bien chaque mot de l’autre. Les deux Irlandais se rassirent.

— Vous avez entendu dire, s’exclama Brian. Mais l’avez-vous lu, vous, vous-même, de vos yeux ?

— Non, il est vrai. Mais j’ai l’intention de le faire.

— Les intentions ne vous manquent pas, et même les pires. Il arrive, et je déteste vous dire cela, Vittorini, que vous ne parliez pas du tout comme un prêtre de la Sainte Eglise…

— Je m’y efforce, fit Vittorini. Puis : Je m’efforce de parler comme un prêtre italien qui tente de préserver l’harmonie alors qu’il est traqué par une bande de clercs nommés Saughnessy et Nulty et Flannery qui ruent et se cabrent autant qu’une bande de carribous ou de bisons chaque fois que j’ose prononcer ces mots magiques : bulle papale…

— Je ne doute pas. Le père Brian regarda dans la direction de Rome. Je ne doute pas que si vous aviez été présent au Vatican à cette époque vous auriez poussé Sa Sainteté à donner dans toutes ces bêtises de voyages interspatiaux !

— Moi?

— Vous ! Nous n’apportons pas ici des magazines par camions entiers avec des vaisseaux de l’espace sur les couvertures et de répugnants monstres verts qui ont six yeux, et dix-sept gagets, qui poursuivent des femelles demi-nues sur je ne sais quelle lune !C’est vous. Vous que j’entends dans la nuit compter à rebours de 10 — 9 — 8 et ainsi de suite jusqu’à 1 en même temps que ce monstre de T.V., de telle sorte que ces bruits infernaux nous réveillent dans nos lits et font tressauter jusqu’aux plombages de nos dents… Deux prêtres italiens, l’un ici, et l’autre à Castel Condolfo, que Dieu me pardonne, cela suffit à déprimer tout le clergé irlandais !

— La paix, s’écria — enfin — le père Kelly. La paix, vous deux !

— La paix ? Je l’aurai, la paix, d’une façon ou d’une autre. Le père Brian sortit la lettre de sa poche.

Kelly, devinant la teneur du message, s’écria :

— Rangez cette enveloppe !

— Je vous prie de remettre ce mot à Mgr Sheldon.

Le père Brian, hagard, se leva avec lenteur, marcha vers la porte, et sortit.

— Vous vous rendez compte de ce que vous faites, lança Kelly.

Le père Vittorini, ému, cessa de manger.

— Mais, mon père, j’ai cru tout au long de la conversation qu’il s’agissait d’une simple prise de becs anodine. Lui jouait sur un ton grave, et moi sur un ton léger…

— Vous avez joué trop longtemps, voilà le vrai. Votre sacrée blague est devenue une affaire sérieuse. Vous ne connaissez pas William aussi bien que moi. Vous l’avez poussé à bout. Il est déchiré…

— Je m’efforcerai de réparer…

— Vous réparerez votre fond de culotte, oui ! Déblayez le terrain. C’est à moi de jouer. Le père Kelly prit l’enveloppe, l’éleva vers la lumière : Un fragment de l’âme d’un pauvre homme. Mon Dieu ! Il partit rapidement. Père Brian ? criait-il. Il allait moins vite : Père ? Il frappa à la porte : William ?

A nouveau seul, dans la salle à manger, le père Vittorini porta à sa bouche une cuillerée de céréales. Elle n’avait aucun goût. Il mit longtemps à l’avaler.

Ce ne fut qu’après le repas de midi que le père Kelly parvint à joindre Brian. C’était dans le sinistre petit jardin, derrière la cure. Il lui rendit l’enveloppe.

— Willy, déchirez ceci, je vous prie. Vous ne pouvez abandonner à mi-partie. Voilà longtemps que cela dure entre vous.

Le père Brian, avec un soupir, prit l’enveloppe mais ne la déchira pas.

— C’est venu petit à petit. J’ai dit lettre par lettre le nom des principaux écrivains irlandais. Lui prononçait avec lenteur le titre des opéras italiens. Alors j’ai décrit à son intention le Book of Kells de Dublin, pendant qu’il m’expliquait la Renaissance. Que Dieu ait grâce pour ces menues faveurs ! S’il avait découvert plus vite cette Encyclique papale, eh bien ! j’aurais été rejoindre un monastère où les entrants font vœu de silence, je le jure. S’il m’avait suivi, je suis convaincu qu’il aurait décrit par gestes, et mimé, les lancements de Canaveral. Cet homme-là serait vraiment un grand avocat du diable !

— Mon père !

— Bien, je ferai pour ceci pénitence, mais plus tard. Je vous le dis : c’est une manière de phoque qui folichonne avec le dogme catholique comme s’il s’agissait d’un ballon de basket. Vivent les phoques qui jouent avec un ballon sur le nez, mais il ne faut pas les mêler avec les fanatiques que nous sommes vous et moi ! Pardonnez-moi cette fierté, mon père. Ne trouvez-vous pas, cependant, que la musique est troublée lorsqu’on introduit parmi les joueurs de harpes que nous sommes des joueurs de piccolo de cette sorte ?

— Une énigme, Willy ! Nous, hommes de l’Église, devrions être, dans nos rapports personnels, des modèles et des exemples !

— A-t-on parlé de cela au père Vittorini ? Regardons les choses en face. Les Italiens ? Ce sont les Rotary de l’Eglise. Vous n’auriez pu faire confiance à aucun d’eux pour rester sobre le soir de la Cène.

— Et nous, Irlandais, l’aurions-nous pu ? Je me le demande…

— Nous aurions au moins attendu que tout fût fini !

— Enfin, sommes-nous des prêtres ou des barbiers ? Allons-nous demeurer ainsi, et ici, à couper les cheveux en quatre ? Ou bien irons-nous raser Vittorini bien à ras ? William, mon cher, n’avez-vous aucun plan ?

— Appeler un baptiste au secours ?

— Laissez votre baptiste en paix, voulez-vous ! Avez-vous essayé de trouver l’Encyclique ?

— L’Encyclique ?

— L’herbe vous pousse sous les pieds, et vous vous laissez faire ? Allons plutôt lire cet édit sur les voyages interplanétaires ! Exercez-y votre mémoire. Ensuite, contre-attaquez l’homme des rockets sur son propre terrain ! Tenez, la bibliothèque est dans cette rue. Que crie la jeunesse d’aujourd’hui ? 5 — 4 — 3 — 2 — 1 — départ ?

— Quelque chose d’approchant !

— Eh bien ! dites-la donc cette chose approchante, et suivez-moi !

A l’entrée de la bibliothèque, ils se heurtèrent à Mgr Sheldon qui en sortait :

— Pas la peine, non, pas la peine, dit le recteur. Il souriait. Il regardait leurs yeux fiévreux. Ici, vous ne trouverez pas !

— Qu’est-ce que nous ne trouverons pas ? Alors, le père Brian s’aperçut que le recteur regardait la lettre qu’il avait dans la main. Il la cacha rapidement. Que ne trouverons-nous pas, monseigneur ?

— Un navire de l’espace est un peu trop volumineux pour un local aussi petit que le nôtre, dit le recteur.

— L’Italien a dû vous rebattre les oreilles à sa façon, s’écria Kelly.

— Que non ! Cet endroit a ceci de singulier, c’est que l’écho y ricoche aisément. J’ai tenu à vérifier moi-même…

— Mais alors, murmura Brian, vous êtes de notre bord ?

De la tristesse passa dans le regard de Mgr Sheldon.

— Pouvons-nous être, mon père, d’un bord ou de l’autre ?

Ils pénétrèrent ensemble dans la petite bibliothèque. Brian et Kelly s’assirent sur des chaises dures.

Mgr Sheldon resta debout.

— Parfait ! dit-il, les voyant inconfortablement mis. Pourquoi avez-vous peur du père Vittorini ?

— Peur ? Brian sursauta. C’est de la colère, dit-il. Non de la peur.

— Ceci mène à cela, ajouta Kelly. Au fond, mon père, c’est comme si un hameau de la Toscane jetait des pierres à Meynooth qui, vous ne l’ignorez pas, n’est qu’à quelques kilomètres de Dublin.

— Je suis Irlandais. Le recteur parlait doucement.

— Vous l’êtes, mon père. C’est pourquoi nous ne pouvons comprendre votre calme dans toute cette débâcle, s’écria le père Brian.

— Je suis un Irlandais de Californie, répliqua monseigneur.

Il attendit. Il fallait qu’ils prissent mesure de son propos. Soudain le père Brian s’écria :

— Nous l’avions oublié !

Il leva les yeux vers le recteur, vit le teint bronzé de l’homme : un homme qui marchait face au soleil assurément, semblable à une fleur, et qui même ici, à Chicago, prenait sa part d’air, de lumière et de chaleur. Oui, c’était un homme robuste, un joueur de badminton, un joueur de tennis sous cette robe d’église. Il avait des mains minces et brunes comme en ont les joueurs de hand-ball. Ici, sur le pupitre, il bougeait les bras, mais on pouvait aussi bien imaginer qu’il nageait sous le ciel chaud de la Californie.

— Ah ! là, là… Le père Kelly ricanait. Douce ironie, dit-il, la foi simple, mais la voici. Brian, voici votre baptiste !

— Baptiste ? questionna monseigneur…

— C’est sans offense aucune, mon père. Nous cherchions un médiateur. Vous voilà. Un Irlandais de Californie, hein ? Et qui a connu les tempêtes de l’Illinois depuis si peu de temps que lui reste encore l’apparence des pelouses tondues, et que ne sont pas effacés de sa chair les coups de soleil de janvier. Nous, nous sommes nés, nous avons grandis à Kork et à Kilcock, monseigneur. Vingt années passées à Hollywood n’auraient pu nous affiner. Et ne disent-ils pas, ma parole, que la Californie ressemble à… Il fit une pause. Ajouta : … à l’Italie ?

— Je vois où vous voulez en venir, dit Brian.

Mgr Sheldon hocha la tête. Sur son visage s’inscrivaient ensemble la tendresse et la tristesse.

— Mon sang, dit-il, est semblable au vôtre, mais le climat qui m’a formé ressemble à celui de Rome.

C’est pourquoi, père Brian, lorsque j’ai demandé s’il y avait un bord ou l’autre, je parlais du plus profond de mon cœur.

— Irlandais, se lamentait Brian. Irlandais, et pourtant pas Irlandais… Italien, mais presque, pas tout à fait. Le monde, décidément, nous joue de singuliers tours…

— Bien sûr, mais simplement si, mon cher William, mon cher Patrick, nous lui passons la main.

Que Sheldon les nomme ainsi, par leurs prénoms, fit sursauter les deux hommes.

Il reprit.

— Vous n’avez toujours pas répondu i pourquoi avez-vous peur ?

Les mains de Brian s’agitaient au hasard, se nouant, se dénouant, semblables à des lutteurs ivres.

— Eh ! c’est parce qu’au moment où les choses s’arrangent pour l’Eglise sur cette terre, voici que paraît un… le père Vittorini !

— Pardonnez-moi, père Brian, dit Sheldon : c’est alors que la réalité s’affirme. Voici l’Espace, voilà le Temps, puis l’anthropie, et le progrès, et un milliard de choses surgissent. Allons, ce n’est pas le père Vittorini qui a imaginé les voyages cosmiques.

— Certes non ! Ce n’est pas lui. Mais lui en fait toute une histoire. Avec lui, c’est simple : « Tout commença par le mysticisme et doit se terminer par la politique… » Bien ! D’accord, je vais ranger… oui !… mais qu’il range ses rockets.

— Mais non, répliqua le recteur Sheldon, mais non ! laissons tout cela bien à découvert. Il ne faut pas cacher la violence, ni aucune forme de voyage. Il faut travailler avec eux. Mon père, pourquoi ne monterions-nous pas dans la fusée, et pourquoi n’y apprendrions-nous pas quelque chose ?

— Apprendre ? Mais quoi ? Que les choses acquises sur notre terre ne vaudront rien sur Mars, sur Vénus, ou dans n’importe lequel de ces Enfers où Vittorini veut nous pousser ? Aller dans Jupiter avec nos engins, et y chasser Adam et Eve ? Pire encore y découvrir soudain qu’il n’y a pas d’Eden, pas d’Adam, pas d’Eve, pas de pomme damnée, pas de serpent… Qu’il n’y a là ni chute première, ni péché premier ?… Quoi d’autre ? Ni Annonciation, ni Incarnation, ni Fils, ni rien, ni rien du tout ! D’une sacrée planète à une autre, n’est-ce pas ? Est-ce donc, monseigneur, cela que nous devons apprendre ?

— Si c’est nécessaire, oui ! dit Sheldon. C’est là l’espace du Seigneur est les mondes du Seigneur dans cet espace, mes pères. Nous avons besoin d’un minimum : ne songeons pas à transporter nos cathédrales avec nous. L’Église ? Elle s’emporte dans la même petite boîte qui contient les instruments nécessaires à dire la messe, la sainte messe. Et cette boîte a une mesure : celle de nos mains. Au père Vittorini, vous devez accorder ceci : les peuples des rives de la Méditerranée, il y a longtemps, savaient couler leurs messages dans de la cire, et savaient s’adapter harmonieusement avec les besoins et les mouvements de l’homme. William, mon cher William, vous insistez pour bâtir dans la glace ? Libre à vous, mais méfiez-vous que tout ne s’écroule lorsque nous passerons le mur du son ! que tout ne fonde, et qu’il ne vous reste rien lorsque le feu se sera mis à la base de la fusée.

— Cela, dit Brian, est une chose fort difficile à admettre lorsqu’on a déjà vécu cinquante années !

— Vous l’apprendrez. Je suis certain que vous l’apprendrez, dit Sheldon en lui posant une main sur l’épaule. Je vous assigne une tâche : celle de faire la paix avec le prêtre italien. Trouvez un
moyen pour avoir, ce soir même, une rencontre spirituelle avec lui. Travaillez à cela, mon père. Et d’abord, puisque notre bibliothèque est si maigre, cherchez et découvrez l’Encyclique spatiale, afin que nous sachions à quoi nous en tenir.

Le recteur s’éloigna.

Le père Brian ferma les yeux et écouta décroître les pas de Sheldon. Il lui semblait qu’une balle blanche volait dans le ciel bleu, et que le recteur se hâtait pour donner un ultime coup d’envoi.

— Irlandais, mais pas Irlandais, dit-il. Presque, mais pas tout à fait Italien. Et nous, Patrick, à présent, que sommes-nous ?

— Je commence à me le demander, répliqua l’autre.

Ils s’éloignèrent en direction d’une bibliothèque plus importante sur les rayons de laquelle, sans doute, étaient rangées les profondes pensées d’un ancien pape penché sur le vaste Cosmos…
Après le repas du soir, presque au moment du coucher, le père Kelly commença sa mission. Il errait silencieusement dans la cure, frappant aux portes et chuchotant.

C’est un peu après dix heures que Vittorini descendit l’escalier. Il suffoqua de surprise.

Le père Brian ne se tourna pas immédiatement vers lui. Il se chauffait les mains au petit chauffage à gaz qui était posé dans la cheminée.

On avait fait le vide au centre de la pièce. Cette brute de T.V. avait été avancée au milieu d’un cercle de quatre chaises et de deux tabourets. Sur les tabourets, il y avait deux bouteilles et quatre verres. C’est le père Brian qui avait tout rangé lui-même. Il avait interdit à Kelly de l’aider. Il se retourna enfin,car Kelly justement, et Mgr Sheldon entraient. Le recteur resta sur le seuil, contempla la pièce :

— Magnifique ! Il ajouta : Voyons ! Voyons !… Il prit l’une des deux bouteilles, lut l’étiquette, et dit : Le père Vittorini prendra place ici !

— Près du whisky irlandais ? demanda Vittorini.

— Exactement ! répliqua Brian.

Vittorini, fort heureux, s’assit.

— Et si j’ai bien compris, nous prendrons, nous autres, place auprès de la bouteille de Lacrima Christi, ajouta le recteur.

— Une boisson italienne, monseigneur.

— Je crois en avoir déjà entendu parler, répondit le recteur en s’asseyant.

— Voilà ! Le père Brian s’avança, et sans regarder Vittorini, lui remplit son verre de whisky. Une transfusion irlandaise.

-— Permettez-moi ! Vittorini hocha la tête pour remercier, se leva à son tour, et emplit les autres verres. Les larmes du Christ mêlées au soleil de l’Italie, dit-il. Maintenant, avant de boire, j’ai une déclaration à vous faire.

Les autres attendirent.

— L’Encyclique papale sur les voyages dans l’espace n’existe pas.

— Cela, dit Kelly, nous l’avons découvert il y a quelques heures.

— Mes pères, dit Vittorini, excusez-moi ! Je suis semblable au pêcheur qui, sur la berge, voyant des poissons, lance des hameçons. Certes ! j’ai toujours soupçonné qu’il n’y avait pas d’Encyclique. Cependant, chaque fois que le sujet fut abordé dans notre ville, j’entendis tellement de prêtres de Dublin nier son existence que ma conviction qu’il devait y en avoir une s’affermissait. S’ils ne vérifiaient pas, c’est qu’ils en avaient peur. Et moi, dans ma fierté, je m’interdisais les recherches, parce que je craignais justement son inexistence. Ainsi, la fierté romaine et la fierté de Kork sont une seule et même chose. Je vais bientôt faire une retraite et je demeurerai muet une semaine entière, mon père, pour ma pénitence.

— Bien, mon père, bien ! Mgr Sheldon se leva. Je dois vous annoncer quelque chose. Un nouveau prêtre arrivera ici le mois prochain. J’ai longuement réfléchi à ce sujet. L’homme est un Italien, mais né et élevé à Montréal.

Vittorini ferma un œil et tenta de s’imaginer cet homme.

— Si l’Église doit être tout pour tous, ajouta Sheldon, je suis fort intrigué par l’idée de ce sang chaud élevé dans un climat froid, ainsi que c’est le cas pour notre nouvel Italien. J’éprouve la même fascination à m’examiner moi-même, un sang froid élevé en Californie. Oui ! Oui ! Nous avions besoin, ici, d’un autre Italien pour secouer un peu les choses, et ce Latin me paraît être d’une trempe à secouer le père Vittorini lui-même… Quelqu’un maintenant veut-il porter un toast ?

— Puis-je, monseigneur ?… Vittorini se leva. Il souriait tendrement. Ses yeux noirs brillaient. Il leva son verre, Blake, dit-il, n’a-t-il pas parlé quelque part des mécaniques du bonheur ?… Dieu n’a-t-il pas conçu des horizons divers, puis n’a-t-il point mis au pas ces diverses natures en créant la chair,,c’est-à-dire ces jouets, hommes et femmes que nous sommes tous ? Ainsi lancés joyeusement dans la nature avec toutes nos qualités, de la grâce, de la finesse d’esprit, dans des jours paisibles, dans des climats aimables, que sommes-nous d’autre que les mécaniques du bonheur divin ?…

— Si Blake a dit cela, trancha le père Brian, je retire, moi, tout ce que j’ai dit. Il n’a jamais vécu à Dublin.

Tous rirent.

Vittorini but son whisky irlandais.

Les autres burent le vin italien et s’abandonnèrent à sa douceur. Puis Brian dit très doucement à Vittorini :

— Et maintenant, voulez-vous, pour aussi démoniaque qu’il soit, brancher le monstre ?

— La neuvième chaîne ?

— Bon pour la neuvième !

Tandis que le père Vittorini tournait les boutons de l’appareil, le père Brian, son verre à la main, murmurait :

— Est-ce que Blake a vraiment dit cela ?

— En fait, mon père, répondit Vittorini toujours penché vers l’écran du poste, il aurait pu dire cela s’il avait vécu de nos jours. Au vrai, j’ai écrit cette phrase moi-même, il y a une heure à peine. Si ce texte paraît matérialiste et contre même le dogme de l’Église, souvenez-vous que j’aime agiter de telles pensées. Jouer avec ses pensées, cela ne signifie nullement que je les veux abriter à jamais. Je les laisse, ces pensées, aller et venir à leur convenance. Un abri pour la nuit, c’est vraiment ce que l’on se doit d’offrir à une Idée majuscule aussi sauvage et peu civilisée.

Ils regardèrent l’Italien avec surprise. Puis la T.V. siffla et l’image, en se précisant, montra, au loin, une fusée sur sa rampe de lancement.

— Les mécaniques du bonheur ! dit le père Brian, est-ce l’une d’elles que vous faites apparaître ?

— Ce soir, cela se pourrait, murmura Vittorini. Si cette chose s’élance avec un homme dans ses flancs de métal, et que cet homme tourne autour du monde, et qu’il le désire ardemment, et nous
aussi, bien qu’assis dans cette pièce, que nous le désirions vivement, cela serait en effet un bonheur.

La fusée était prête. Le père Brian ferma les yeux un instant. « Pardonne-moi, Jésus ! » pensai t-il. « Pardonne à un vieil homme ses fiertés, et pardonne à Vittorini ses audaces de langage ! Aide-moi à comprendre ce que je vois ici ce soir ! Aide-moi à demeurer en éveil toute la nuit s’il le faut, et à me garder en belle humeur jusqu’au matin ! Oh, Seigneur, laisse cette chose partir, s’élever normalement, revenir sur terre ! Pense à l’homme dans cet effort, Jésus, pense à lui et sois avec lui… Et à travers l’été, aide-moi ! Puis à travers l’automne, puis à travers l’hiver, aide-moi… Car aussi sûr que je crois en vous, il y aura en quelque étrange et folle fête telle que Carnaval ou le Nouvel An chinois, le père Vittorini et les gosses du quartier qui viendront allumer des fusées sur la pelouse de la cure. Et ils seront tous là, guettant le ciel comme au jour béni de la Rédemption… Et, Seigneur, aidez-moi à m’avancer moi aussi, à allumer, dans la prochaine nuit de la fête de l’Indépendance, la première fusée ; et à me tenir auprès du père italien, avec sur mon visage la même expression de joie enfantine qui illumine le sien, face aux gloires brûlantes que vous avez mises entre nos mains et que vous nous demandez de glorifier…

Il ouvrit les yeux.

Dans le vent du Temps d’étranges voix venues du lointain Canaveral hurlaient. Sur l’écran de la T.V. de singuliers fantômes se déployaient. Il but les dernières gouttes de son vin. Quelqu’un lui toucha l’épaule doucement.

— Mon père, dit Vittorini, fermez votre ceinture— Je le ferai, répliqua le père Brian. Et merci beaucoup !

Il se laissa aller contre le dossier du fauteuil. Il ferma les yeux à nouveau. Il attendit le tonnerre. Il attendit le feu. Il attendit le choc. Il attendait la voix qui s’en allait venir expliquer cette chose folle, étrange, bête, cette chose miraculeuse :

Comment compter à l’envers, toujours à l’envers.., jusqu’à zéro.

(Traduit par Jacqueline Ranson et Hubert Juin.)

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